Les ados sur Facebook : la sentimentalité autoritaire
Les adolescents n’utilisent pas Facebook comme les adultes. Ils ne cessent de s’approprier les usages prévus par le site de réseau social pour les adapter aux logiques de la sociabilité juvénile. Sur un mode hyper hiérarchique. [1]
Par Claire Balleys, sociologue spécialiste des sociabilités adolescentes à l’école et en ligne, Université de Fribourg
Que font les adolescents [2] sur Facebook ? Ils postent des photos sur lesquelles ils posent seuls, avec leurs amis ou en couple. Ces images les mettent en scène dans une attitude corporelle à la fois volontaire et soignée. Ils font la moue, froncent les sourcils, se tiennent par la taille, s’embrassent, dévoilent un décolleté avantageux, un torse nu. Bref, ils effectuent un travail de présentation de soi, au sens goffmanien, extrêmement stylisé. Ces photos, bien que porteuses de sens en soi, sont souvent accompagnées d’un contenu verbalisé : les auteurs y expriment leurs humeurs et leurs sentiments du moment, mais aussi et surtout témoignent de l’attachement qu’ils ont les uns pour les autres. Déclarations d’amour : « bébé t’es la plus belle je t’aime mon coeur », déclarations d’amitié : « toi et moi c’est pour la vie chérie », compliments « t’es grave belle », bons vœux formulés au couple nouvellement formé : « tout le bonheur à vous deux », sont le quotidien des échanges entre adolescents connectés sur Facebook. L’objectif de toute publication en ligne est de récolter le maximum de réactions de la part du réseau des pairs, qu’elles passent par un simple clic sur le lien « j’aime » prévu par le site, ou, mieux encore, qu’elles prennent la forme de commentaires rédigés sur le mur.
Cote de popularité et lien social entre pairs
En y regardant de plus près, on constate que ces formules sentimentales – qui font état d’un attachement fort, durable, sincère, fidèle voire exclusif – empruntent un vocabulaire standardisé. Il s’agit d’expressions types et de phrases types que l’on retrouve d’un statut à l’autre au sein d’un même profil Facebook, et d’un profil à l’autre. De fait, ces innombrables marques d’admiration et de déférence jouent un rôle régulateur et structurant entre pairs adolescents, au sein d’un système relationnel hiérarchique et autoritaire. La cote de popularité d’un adolescent, c’est-à-dire le degré de prestige social dont il jouit auprès de ses pairs, se mesure à l’aune de son réseau social. Pour être populaire, un adolescent doit satisfaire deux critères :
- Premièrement, il doit être connu de beaucoup de personnes, c’est-à-dire posséder un vaste réseau de connaissances.
- Deuxièmement, il doit pouvoir se prévaloir de liens intimes entretenus avec un cercle restreint, sélectionné au sein de ce large entourage.
Son réseau d’amis doit donc être important à la fois quantitativement et qualitativement. Les relations d’amitié mixte et les relations amoureuses constituent de précieux atouts pour augmenter sa cote de popularité, car elles ne sont pas encore très répandues chez les jeunes adolescents et apportent, aux yeux des pairs, la preuve d’une certaine maturité. En effet, le fait de développer des liens intimes avec des individus de l’autre sexe démontrent que l’on est un “grand” qui a dépassé le stade du rejet propre aux enfants.
Sur Facebook, la popularité d’un adolescent est immédiatement visible. Il faut savoir que sociabilité physique et sociabilité médiatisée fonctionnent comme des vases communicants : ce qui se passe la journée à l’école est discuté le soir en ligne et ce qui est discuté le soir en ligne est débattu le lendemain matin en classe. Il n’y a pas de sociabilité « virtuelle » et de sociabilité « réelle », mais une seule configuration sociale, construite et négociée sur deux scènes, continuellement connectées l’une à l’autre. On peut considérer Facebook comme une sorte de coulisse, où chacun tente de se positionner au sein d’une communauté qui existe par ailleurs physiquement. Sur un profil Facebook, le nombre de mentions « j’aime » ainsi que le type de commentaires reçus sont des indicateurs de statut social, d’où un certain effet de surenchère. Le nombre de signes et d’attentions postés à un camarade est proportionnel à l’enjeu social dont le lien d’amitié est porteur.
Dans ce contexte, amitiés et amours sont pourvoyeuses de prestige à deux conditions. Premièrement, il est nécessaire que le lien soit rendu visible pour les pairs, c’est-à-dire affiché et assumé publiquement. Les couples, par exemple, officialisent très rapidement leur relation sur Facebook, souvent immédiatement après sa naissance. Se dire « je t’aime » sur le réseau social est un acte tellement répandu et quotidien que certains adolescents l’écrivent d’abord sur leurs murs Facebook avant de se le dire en face à face. Ainsi la trame amoureuse de Jade, qui publiait dimanche dernier le statut suivant : « cette envie d’être en couple », puis adressait lundi : « je t’aime bébé » à Fayed, et enfin changeait mardi son statut de « célibataire » à « en couple avec Fayed ». La deuxième condition pour que le lien d’amitié ou amoureux soit valorisant pour un adolescent est qu’il soit validé par les pairs, c’est-à-dire jugé conforme et justifié. Si, par exemple, un couple paraît mal assorti aux yeux de leurs camarades, ces derniers vont le faire savoir, collectivement et publiquement. Facebook fonctionne comme une arène, où chaque membre du réseau d’amis peut non seulement avoir accès à toutes les négociations entourant la formation et la gestion du lien social, mais encore y participer. Pour autant qu’il jouisse d’un statut social suffisamment élevé au sein dudit réseau pour avoir droit à la parole.
Gérer l’actualité relationnelle et sentimentale du réseau d’amis
La description de ces quelques logiques nous mènent au cœur de notre problématique : la notion de sentimentalité autoritaire. Sur les réseaux sociaux du type Facebook, les adolescents ne cessent de s’évaluer les uns les autres en fonction de deux types de capitaux : le capital physique et le capital social dont chacun peut se prévaloir. Cette pratique évaluative prend des formes très concrètes. Par exemple, certains adolescents sont habilités à mettre des notes à leurs camarades. Ainsi postent-ils en statut : « mets j’aime et je te mets une note, de 1 à 10 ». Si là les critères d’évaluation ne sont pas précisés, dans la proposition suivante ils sont explicites : « Mets j’aime et je te dis si tu es magnifique, beau, ça passe ou moche ». Lorsqu’Alexandre a publié cette requête, 64 de ses camarades ont décidé de se soumettre à l’évaluation publique de leur apparence physique par ce camarade, le considérant comme un juge légitime. Tous les adolescents ne jouissent pas du même crédit vis-à-vis de leurs pairs. La description de ce type de pratiques démontre à quel point la sociabilité adolescente est hiérarchique.
Comme nous l’avons dit, le statut social d’un adolescent est tributaire des liens qu’il entretient avec ses pairs. Par conséquent, connaître et contrôler toute cette petite cuisine relationnelle - qui sort avec qui, qui est amoureux de qui, qui est la meilleure amie de qui, qui est brouillé avec qui, etc. - représente une force et un pouvoir. Comment cet objectif est-il atteint ? Jade, par exemple, publie régulièrement un statut lui permettant de prendre la température des attachements au sein de son groupe d’amis. Elle publie : « mets j’aime, je te donne un prénom en DI et tu me dis ce que tu penses de lui/elle ». Suite à ce message, de nombreux camarades lui postent un « j’aime », reçoivent en mode « discussion instantanée » (c’est-à-dire en mode privé) un prénom, puis vont publier sur le mur de Jade un commentaire relatant le type de relation qu’ils entretiennent avec cette personne :
Dans cet extrait [3], certains adolescents font part d’une amitié fortement investie émotionnellement, d’autres livrent leur déception, leur sentiment de trahison ou encore leur colère. Ces confessions jouent avec les frontières entre ce qui est considéré comme privé ou public. Si les prénoms des adolescents concernés ne figurent pas sur le mur, puisqu’ils ont été livrés par Jade en conversation privée, il n’empêche que tout adolescent intégré dans ce réseau de pairs sait de qui il s’agit, le devine ou le spécule. A nouveau, on saisit bien tout le potentiel de surenchère contenu dans ce type de pratique. Jade est la seule à avoir une vision d’ensemble du jeu qu’elle a lancé et elle est la seule à en détenir toutes les clés. Gérer l’actualité relationnelle et sentimentale des pairs, c’est se doter d’un pouvoir que les autres n’ont pas. Il est évident que seuls les adolescents les plus populaires peuvent se permettre de soumettre leurs pairs à ce type de sondage : ceux dont l’opinion fait autorité.
En conclusion, nous souhaitons insister sur la dualité de la sociabilité adolescente, à la fois hyper hiérarchique et hyper impliquée dans les relations entre pairs. En résulte un système relationnel aboutissant à une sorte d’injonction sentimentale : il faut être aimé, il faut aimer, il faut montrer que l’on aime et que l’on est aimé. Et pas par n’importe qui.
[1] Cet article est issu des recherches actuelles de Claire Balleys. Sa récente thèse, 329 pages : « Je t’aime plus que tout au monde » - D’amitiés en amours, les processus de socialisation entre pairs adolescents. Résumé en ligne. Télécharger la thèse en pdf.
[2] La population dont il est question ici est celle de l’école secondaire 1, c’est-à-dire des jeunes âgés de 12 à 15/16 ans.
[3] « Ce n’est pas une fille que j’apprécie, c’est une immense suceuse qui fait tout pour faire chier. » « Elle c’est ma vie, on se connaît depuis qu’on est petites, c’est la plus rare à mes yeux, notre amitié est une très longue partie de ma vie. » « Ouh là là, alors cette fille c’est une fille… bizarre, ça fait la deuxième année que je suis dans sa classe et que dire ? … Je… l’apprécie… voilà. » « Quelqu’un qui m’a déçu !!! Genre et tout. Laisse tomber c’est du passé ça !!! Déçu ! »