Rester délinquant juvénile : une logique de survie
Des jeunes s’inscrivent dans un parcours durable de délinquance. Quel regard posent-ils sur leurs actes et sur leur parcours de vie ? Pourquoi et comment un « agir émancipatoire » se met-il en place ?
Par Géraldine Duvanel Aouida, Docteure en pédagogie curative, Université de Fribourg
Les jeunes qui, de manière éphémère, expérimentent des délits sont nombreux. Ces délits sont souvent jugés mineurs et peuvent être vus comme le fait d’une jeunesse qui teste les limites que lui pose la société, d’une jeunesse qui se construit des épreuves pour grandir, d’une jeunesse qui finit par répondre, sans trop de heurts et de temps, aux attentes et aux exigences sociales. L’écart qui se crée entre ce que les jeunes sont et ce qu’ils devraient être (autrement dit ce que les adultes et les institutions attendent d’eux) est donc souvent minime et les conséquences restent limitées. Pourtant, parallèlement à cette jeunesse qui momentanément teste et s’expérimente, il y a une jeunesse qui poursuit un parcours de délinquance durable et qui marque une distance significative avec un univers social marqué par la conventionnalité, une jeunesse qui s’inscrit dans une continuité, une chronicité des actes délinquants, autrement dit une jeunesse qui récidive.
La récidive délinquante est un objet de recherche particulièrement pertinent pour deux raisons : tout d’abord parce qu’il s’intéresse à une catégorie ciblée et restreinte de jeunes qui préoccupent les politiques sociales et sécuritaires, les intervenant-e-s socioéducatif-ve-s et les parents par des mises en danger de soi et d’autrui, par des conduites jugées marginales qui tantôt bouleversent, tantôt choquent ou inquiètent. Ensuite, parce que bien au-delà du délit, cet objet de recherche s’intéresse à la construction d’une dynamique marginalisée et part d’un postulat fort : les parcours de vie se construisent et, dans ce sens, les parcours de récidive sont une construction biographique personnelle. L’étude de la récidive devient l’étude d’une construction biographique qui, dans le cadre de cette recherche s’est concentrée autour du questionnement suivant : par quels processus certains jeunes restent-ils dans une dynamique délictueuse ?
Pour étudier le processus de récidive délinquante, cette recherche de doctorat [1] s’est intéressée aux regards que les jeunes inscrits dans un parcours durable de délinquance posent sur leurs actes et sur les événements qui jalonnent leur parcours de vie ; autrement dit le sens qu’ils donnent à leur expérience et à leurs actes. L’approche biographique a été retenue pour appréhender, grâce à la production de récits de vie, l’expérience subjective des jeunes rencontrés. Cette étude, menée auprès de huit jeunes placés dans deux centres éducatifs semi-fermés en Suisse et chacun rencontrés à plusieurs reprises, a permis de dégager, d’une part, quatre processus d’ancrage qui cohabitent étroitement [2] et, d’autre part, une forme d’agir spécifique aux jeunes dits « récidivistes » : l’agir émancipatoire.
L’expérience de la désaffiliation
Le premier processus d’ancrage souligne l’expérience d’isolement sociorelationnel vécue par les jeunes, expérience à la fois antécédente et conjointe à leur parcours de délits. L’étude a permis d’appréhender la construction de cet isolement en dégageant deux dynamiques fortes. La première consiste en une glissade sociale aussi subie qu’incontrôlée vers la fragilisation des relations porteuses d’intégration et menant à l’effritement des liens avec la société dite « conventionnelle ». La seconde révèle une mobilisation de soi au sein de la marge, qui se traduit par un positionnement, toujours plus ancré, dans cette zone de désaffiliation. Cette double dynamique, qui à la fois précède et accompagne les actes de délinquance, démontre que les jeunes subissent une expérience de vie autant qu’ils en définissent certains contours.
La construction d’un capital de caïd
Le deuxième processus d’ancrage permet d’appréhender le sens des conduites et démontre que la récidive ne se résume pas à la réalisation de délits ou à l’existence d’un cadre les favorisant. Les récits de vie ont permis de saisir une dynamique de non-construction du lien tout à fait nécessaire à l’engagement dans une voie délictueuse. C’est en interrogeant l’ensemble du rapport à l’autre et à la société que se dégagent une économie du lien et des engagements qui pourraient, à tort, laisser supposer que les jeunes sont des électrons libres dénués de contrainte. Or, les jeunes sont pris dans ce qu’ils n’ont pas construit, ils sont maintenus à distance par leur incapacité à faire confiance, ils sont limités par leur incapacité à donner et à recevoir, ils sont, en somme, enchaînés à ce qu’ils n’ont pas tissé. Et pourtant, ils se déploient avec force et détermination, ils s’entourent, se produisent, se mettent en scène, représentent, disent-ils, dans ce que nous avons appelé un temps à part. Ils demeurent coûte que coûte dans une quête identitaire et statutaire qui se traduit par la quête d’un capital de caïd et du statut qui l’accompagne. A défaut d’agir sur un contexte sclérosé, les jeunes agissent sur eux-mêmes, dans ce temps à part, ils se transforment grâce à la quête, jamais aboutie, d’un statut et d’une identité de caïd. C’est à des fins de transformation de soi et de construction biographique que les délits sont mobilisés, à des fins de construction de soi… autrement.
La quête d’un capital de vedette
Le troisième processus d’ancrage se rapproche, d’une certaine manière, du processus précédant. A l’élaboration d’un capital de caïd se superpose un processus d’évasion symbolique qui s’opère par la construction d’une identité et d’un capital symbolique de vedette. En mal d’un univers symbolique auquel se référer pour donner du sens à leur existence, les jeunes s’appuient sur le mythe fondateur des stars (le plus souvent américaines) qui offrent certes du rêve, mais également un idéal social, politique, religieux et identitaire. Les jeunes s’offrent des scénarios et un espace symbolique d’existence positive qui permettent de se projeter vers une forme d’accomplissement de soi. En s’appuyant sur des histoires fantasmées et héroïques, ils se construisent des scénarios symboliques positifs et valeureux qui ne se cantonnent pas à l’imaginaire et ne se réduisent pas à un repli sur soi ou en soi. Au contraire, l’évasion par l’identité et le capital symbolique de vedette dicte les conduites et la quête d’une capacité d’action. En s’expérimentant symboliquement comme un jeune capable d’agir, de donner et de recevoir, les jeunes cherchent à matérialiser cette expérience par des comportements qui permettent d’enrichir un capital de caïd.
Le repositionnement… dans la marge
Le quatrième et dernier processus d’ancrage surplombe les processus précédents. Face à des expériences de désillusions dans l’univers marginalisé et parce que les délits et le capital de caïd en devenir n’offrent pas l’existence attendue, les jeunes déploient un registre explicatif et justificatif qui légitime leur parcours et qui donne de « bonnes raisons », non seulement d’agir comme ils le font, mais aussi et surtout de poursuivre dans cette voie. Lorsque le capital de caïd s’effrite, lorsqu’une de leurs nombreuses tentatives de raccrochage, de bifurcation, de sortie de la délinquance échoue, lorsqu’une nouvelle exclusion retentit, les jeunes expliquent aux autres autant qu’ils s’expliquent à eux-mêmes leurs expériences. Ils justifient leur parcours et sa continuité avec une rationalité qui regorge de « bonnes raisons ».
Isolés, ces processus n’engendrent pas la durabilité d’un parcours marqué par les délits. Conjoints, ils rendent possible une construction biographique où les délits gardent durablement une place centrale. La compréhension de cette dynamique éminemment plurielle permet de saisir la place des délits et leur fonction dans la construction d’un capital et d’un statut de caïd, autant que dans la quête de transformation de soi. Cette compréhension permet de souligner combien la détermination dont témoignent les jeunes n’est pas une avidité pour un parcours de délinquance et de brutalité, mais ressemble davantage à une recherche active et impérative de mise en mouvement et de construction d’une existence positive.
L’agir émancipatoire pour échapper et s’émanciper
A partir des quatre processus brièvement présentés, l’enquête a fait émerger une forme d’agir explicatif de la récidive délinquante chez les jeunes. L’agir que les jeunes déploient doit permettre de marquer la rupture avec un contexte dans lequel ils sont pris. Ce contexte prend forme et se durcit par deux logiques distinctes et interagissantes : une logique de captivité ontologique, où l’insécurité enferme les jeunes dans ce qu’ils sont et dans ce qu’ils ne sont pas, les entrave dans leur quotidien et dans leur possibilité de s’accomplir ; une logique de marginalisation, où l’inconsidération les enferme dans un rapport au monde marqué par un constant jugement d’infériorité.
Cette double logique a des conséquences majeures sur leur possibilité de s’exprimer, d’agir et, plus précisément, sur la possibilité d’agir sur soi. C’est de ce contexte restrictif et aliénant que les jeunes cherchent à sortir en mobilisant un type d’agir particulier qui déjoue la statique : l’agir émancipatoire. Cet agir émancipatoire comporte deux facettes distinctes : l’émancipation, car les actes de délinquance doivent permettre une transformation de soi et l’accès à un sentiment d’existence ; l’échappatoire, car les actes de délinquance sont dictés par une logique de survie qui implique une fuite, coûte que coûte, d’un contexte vulnérabilisant, aliénant et néfaste.
Les jeunes cherchent donc à sortir d’un contexte de souffrance par la transformation identitaire et statutaire. Cette transformation de soi représente la quête profonde des jeunes dits « récidivistes » qui mobilisent des délits pour éprouver un sentiment de désaliénation grâce au sentiment de contrôle et de pouvoir qu’ils offrent. Ainsi, les jeunes, ni victimes, ni coupables, mais acteurs et captifs, restent délinquants, durablement, pour passer, pour ne pas tomber, pour se sortir d’une captivité intolérable. [3]
[1] Duvanel Aouida, G. (2014). Rester pour s’en sortir. Logiques de récidive chez les jeunes en situation de délinquance. Thèse de doctorat présentée à la Faculté des lettres de l’Université de Fribourg, disponible en ligne.
[2] Par souci de clarté du propos, ces processus sont présentés de manière successive. Or, ils cohabitent et ne doivent dès lors pas être perçus dans une logique causale.
[3] Bibliographie sélective
- Bajoit, G. (2012). Le changement social. Approche sociologique des sociétés occidentales contemporaines. Paris : Éditions Armand Colin.
- Becker, H. S. (1960). Note on the Concept of Commitment. American Journal of Sociology, 66(1), 32-40.
- Bourdieu, P. (1994). Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action. Paris : Seuil.
- Castel, R. (1994). La dynamique des processus de marginalisation : de la vulnérabilité à la désaffiliation. Cahiers de recherche sociologique (22), 11-25.
- Dubet, F. (1987). La galère : jeunes en survie. Paris : Éditions Fayard.
- Parazelli, M. (1996). Les pratiques de socialisation marginalisée des jeunes de la rue dans l’espace urbain montréalais. Cahiers de recherche sociologique (27), 47-62.