La médication psychotrope en foyer éducatif
Des adolescents en foyer reçoivent des médicaments psychotropes. Certains éducateurs sociaux qui assurent leur suivi ne sont guère à l’aise face à la gestion de cette médication. Une recherche a analysé leurs ressentis.
Par Ludovic Marmy et Zoé Schnegg, travail de bachelor à la Haute école de travail social, Fribourg
Des chercheurs de l’École de criminologie de l’Université de Montréal montrent qu’il existe au Canada une évolution statistique, dans les trente dernières années, du nombre de jeunes qui suivent un traitement à base de médicaments psychotropes [1]. En l’absence de chiffres pour la Suisse, nous partons du constat que cette tendance existe aussi dans notre pays. Notre travail [2] a ainsi consisté à questionner l’administration de médicaments psychotropes dans un milieu éducatif afin de comprendre dans quelle mesure elle influence le travail au quotidien et les représentations du métier d’éducateur social.
La recherche se base sur des entretiens menés avec cinq éducateurs travaillant dans trois institutions différentes (situées dans les cantons de Neuchâtel et Berne), accueillant des adolescents. Nous avons ensuite délimité notre analyse selon trois axes de réflexion : le cadre institutionnel ; le ressenti des éducateurs interviewés ; l’articulation de la médication dans le lien relationnel entre l’éducateur et le bénéficiaire adolescent.
Enjeux liés à l’institution
Dans le premier axe, le fonctionnement des institutions a été questionné par la mise en relation des différentes prescriptions selon la réalité du terrain. Nous avons différencié les procédures écrites des conventions orales et des stratégies personnelles de chaque professionnel en nous concentrant sur trois moments emblématiques, à savoir : l’acquisition et le stockage ; la préparation et la distribution ; l’évaluation du suivi.
Il est apparu que la recherche d’un équilibre entre des procédures institutionnelles claires et accessibles à tous et un espace pour la créativité individuelle (une marge de manœuvre) est essentielle. Cela se fait par l’émergence de sens donné à l’action, tant pour l’éducateur en lui-même que pour le groupe de professionnels et pour les bénéficiaires. Ce que Dejours (2007) [3] décrit comme la mobilisation de l’intelligence de travail (zèle) pour palier à un déséquilibre entre le prescrit et le réel (souffrance).
Enjeux en lien avec l’éducateur
Le deuxième axe, central, a exploré les représentations que les éducateurs ont de la médication psychotrope, puisque cela conditionne le sens donné au travail réel, et par conséquent la construction de l’identité professionnelle de chaque éducateur. Précisons que, parmi les différentes définitions de l’identité professionnelle, celle de Cambon (2009) [4] la déconstruit en trois composants : l’identité de référence (caractéristiques biologiques et sociales) ; l’identité d’appartenance (comportements adoptés par un individu pour s’intégrer dans un groupe) ; le sentiment d’appartenance (intérioriser et assimiler les valeurs sociales d’un groupe).
Les éducateurs ont été sondés sur les représentations de leur travail par rapport à la médication psychotrope, leurs ressentis sur cette question ainsi que les ressources d’acquisition de connaissances qu’ils mobilisent. La notion de «compétence» est ressortie dans tous les entretiens. En effet, une certaine dichotomie ressentie entre un domaine éducatif et un domaine médical est avancée par tous les répondants. Ils reconnaissent l’administration des médicaments psychotropes comme faisant plutôt partie du domaine médical qui leur est globalement plus hermétique.
Ils évoquent alors un sentiment de méconnaissance, accentué par des représentations plus populaires d’un usage potentiellement mercantile des médicaments psychotropes. Dans leur discours, les répondants ont ainsi développé le fait que ce cloisonnement des compétences peut amener un éducateur à se sentir exécutant d’une prescription médicale, intermédiaire entre un médecin et son patient, plutôt qu’acteur de l’accompagnement d’un bénéficiaire. Une certaine dilution des responsabilités en résulte et elle peut nuire à une prise en charge adaptée.
Ces représentations génèrent parfois un conflit entre les valeurs de référence, les acquis, les rôles, les devoirs et les fonctions d’un éducateur, notamment en lien avec les valeurs défendues par l’institution.
Intervient aussi une notion de reconnaissance symbolique d’une tâche accomplie, puisque la tâche d’administration de médicaments psychotropes est plus souvent sous-jacente à d’autres fonctions que véritablement explicite. Cela débouche parfois sur un déséquilibre entre l’identité personnelle d’un éducateur et la construction de son identité professionnelle, déséquilibre pallié en partie par de l’intervision dans un groupe, par la recherche d’informations, par le vécu personnel et le concept de déontologie qui permettent ensemble d’apporter un sens, de dépasser le rôle d’exécutant.
Enjeux en lien avec le bénéficiaire
Dans le troisième axe, la relation entre l’éducateur et le bénéficiaire adolescent a été abordée en interrogeant l’influence de l’administration de la médication psychotrope sur la construction et le maintien du lien relationnel. Par nécessité, l’éducateur doit adapter l’environnement et sa pratique aux besoins spécifiques de chaque bénéficiaire et donc de leur médication. Dans le contrôle, il émane autant de conséquences positives que de risques liés aux médicaments psychotropes et à leur suivi, en lien avec la sécurité ou l’insécurité du cadre ainsi que des connaissances et compétences ou non des éducateurs. Ces derniers ont cité par exemple la dépendance physique, psychique ou sociale, le trafic, la stigmatisation… Ils ont aussi relevé qu’une médication adaptée peut être un outil aidant dans la prise en charge et la socialisation d’un jeune, bien que cela se doit de rester une « béquille » et non une solution en soi.
De ce fait, si l’éducateur n’a que peu de prise sur la prescription du médicament, son rôle ne se borne pas simplement à exécuter une prescription, avec le risque de la banaliser. Il est possible de donner du sens à l’administration de la médication psychotrope par l’information, l’observation ou le travail sur l’autonomie par exemple, et d’ainsi dépasser le rôle d'exécutant, de représentant d’une prescription médicale pour entrer dans un accompagnement éducatif en en conscientisant l’existence au quotidien.
Synergie entre santé et domaine social
En définitive, la tâche d’administration des médicaments psychotropes, souvent implicite, existe et se doit d’être rendue visible au même titre que bien d’autres petites tâches du quotidien qui prennent une place non négligeable dans un contexte aussi confrontant et mouvant qu’un foyer éducatif.
Le fait de nommer les choses et de les conscientiser serait un premier pas important pour mettre en lumière les malaises ou affinités de chaque professionnel.
A la fin de ce travail de recherche nous avons encouragé, et encourageons encore ici, à réfléchir et penser une synergie entre les domaines de la santé et du social, domaines si souvent dichotomisés et œuvrant pourtant tous les deux sur le même spectre de l’accompagnement d’individus en situations de fragilité.
[1] Bouchard, R., Lafortune, D. (2006). Perceptions des éducateurs quant à la prise de médicaments psychotropes par les adolescents placés en centres jeunesse dans la région montréalaise. Drogues, santé et société, 5. Récupéré en ligne
[2] Marmy, L., Schnegg, Z. (2019). Entre santé et social : Quelle place pour la médication psychotrope dans les foyers ? Travail de Bachelor non publié, dirigé par M. Kevin Toffel, adjoint scientifique HES à la Haute École de Santé Vaud., 91 pages. Haute Ecole de Travail Social – Fribourg, Fribourg, Suisse.
[3] Dejours, C. (2007). Conjurer la violence – travail, violence et santé. Paris, France : Editions Payot.
[4] Cambon, L. (2009). L’identité professionnelle des éducateurs spécialisés – une approche par les langages. Rennes, France : Presses de l’EHESP.
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Ludovic Marmy et Zoé Schnegg, , «La médication psychotrope en foyer éducatif», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 1er avril 2019, https://www.reiso.org/document/4265