Le vécu scolaire de jeunes « sans papiers »
En 2010, une motion visant à permettre aux jeunes sans autorisation de séjour de faire un apprentissage a été acceptée par les deux chambres fédérales. Avant que cette décision soit mise en place, enquête sur le parcours de quelques jeunes.
Par Myrian Carbajal et Nathalie Ljuslin, Haute école fribourgeoise de travail social (HEF-TS), Givisiez
Dans le cadre d’une recherche exploratoire menée à la Haute école fribourgeoise en travail social [1] , nous avons donné la parole à une quinzaine de jeunes, âgé-e-s de 16 à 22 ans, latino-américain-e-s, sans autorisation de séjour, établi-e-s dans la région de Lausanne. Dans cet article, nous présentons quelques éléments clés sur les transitions vers la vie adulte et les conséquences de l’absence d’autorisation de séjour sur leurs parcours scolaires.
A l’arrivée, l’école pour toutes et tous
Prenons la situation de trois jeunes d’origine équatorienne, Sara, Maria et José, venu-e-s en Suisse à l’âge de 10-12 ans [2]. Les trois ont rejoint leur mère qui avait déjà émigré en Suisse quelques temps auparavant. La période de séparation qui a précédé leur arrivée n’a pas été facile. C’est d’ailleurs une caractéristique de ces flux migratoires. Cette période de fragilisation a même été douloureuse pour Maria, maltraitée par la parente éloignée qui la gardait en Equateur et considérée comme responsable, à 10 ans déjà, de la garde de ses deux petits frères.
L’arrivée sur sol vaudois a donc été, pour Maria comme pour les autres, un soulagement et un moment de retrouvailles joyeuses. L’école, accessible aux jeunes sans autorisation de séjour depuis 1991, a représenté un élément socialisateur important. Elle leur a permis d’apprendre le français rapidement et de rencontrer des ami-e-s. En classe d’accueil, les copains et copines étaient principalement des compatriotes, puis peu à peu, les ami-e-s sont venu-e-s d’autres pays et aussi de Suisse. Leur identité latino-américain-e-s participait sans écueil à la diversité culturelle de l’école et de la ville. La présence d’un statut juridique n’avait que peu d’importance.
Les premiers obstacles
Le sentiment d’ « être comme les autres » a duré quelques années. Pendant ce temps, les enfants sans autorisation de séjour ont en effet été soigneusement tenus à l’écart des préoccupations de leurs parents et des adultes. Mais des obstacles ont peu à peu surgi et leur ont rappelé leur identité de « sans-papiers ». Pour José, le déclencheur a eu lieu à la veille du voyage d’études qui lui a été interdit. Pour Sara, c’est le jour où sa mère s’est fait arrêter qu’elle a véritablement commencé à se poser des questions. De même pour Maria qui, elle, a vécu une crise plus importante et a commencé à se désinvestir scolairement. Elle s’est retrouvée en voie de pré-apprentissage, alors qu’elle était une élève brillante.
La « découverte » de la clandestinité entraîne avec elle l’assignation par l’entourage de l’identité « sans-papiers » (Carbajal, Ljuslin, 2009). Face à ces nouvelles tensions identitaires, les réactions sont variées : déni dans un premier temps, prise de risques, repli sur soi, dépressions. Au fil de ces questionnements, il est fréquent que des difficultés surgissent simultanément dans le parcours scolaire.
Les effets sur le parcours scolaire
La plupart des jeunes que nous avons rencontré-e-s, et c’est le cas de Maria, José et Sara, sont arrivé-e-s en Suisse à un moment déterminant pour la suite de leurs études. Le fait d’être de jeunes migrant-e-s allophones les désavantage. Ils et elles se retrouvent très souvent en VSO (pré-apprentissage), voie pratiquement sans issue dans leur cas. En effet, si leur droit à l’éducation est reconnu, les formations professionnelles duales (école + lieu professionnel) relèvent, elles, de la législation sur le travail et exigent donc un permis de travail. En fin de 7e et, exceptionnellement, en fin de 8e et 9e, l’élève peut être réorienté-e vers une voie scolairement plus exigeante (VSG pour les écoles des métiers, VSB pour la voie pré-gymnasiale), sous réserve des résultats obtenus et en général par redoublement.
Sara, en VSO à cause du français, a pu faire deux classes de raccordement pour rejoindre le gymnase. Elle a ensuite brillamment réussi sa maturité à 21 ans (au lieu de 17 normalement) et est entrée à l’université. C’est le projet qu’elle avait depuis qu’elle était petite. Ses ressources personnelles et le fait d’être étudiante lui ont permis de trouver facilement un boulot d’étudiante. Son parcours correspond à un type-idéal [3] que nous avons nommé « parcours de formation adéquation ».
En général, ils et elles :
- sont sur le point d’atteindre le projet de formation souhaité.
- ont terminé en filière pré-gymnasiale et font actuellement des études supérieures.
- réalisent des boulots de type étudiant, source d’acquisition d’expériences, de développement et d’autonomie vis-à-vis des parents.
- habitent dans le foyer parental et ont en général des partenaires sans envisager encore de vie de couple.
- disposent de ressources importantes, familiales et personnelles.
- ne se définissent pas encore comme adultes (manque de maturité). Ce sont d’abord des étudiant-e-s qui veulent profiter de ce statut.
Maria, elle aussi en VSO, a entamé une classe de raccordement qu’elle n’a pas pu terminer suite à une tentative de suicide qui l’a immobilisée six mois à l’hôpital. La seule option qui lui restait, d’après ses informations, était de partir en Espagne où elle termine actuellement le gymnase. Elle rêve toutefois de pouvoir retrouver sa mère en Suisse, dont elle a dû se séparer une fois de plus, et de pouvoir entrer à l’université. Son parcours correspond à un type-idéal que nous avons nommé « parcours de formation adaptation ».
En général, ils et elles :
- ont adapté leur projet de formation idéal, ou mis sur pied de nouvelles stratégies afin de faire face ou contourner les obstacles rencontrés sur leur chemin de formation.
- reproduisent le travail réalisé par leurs parents (travail ménager, soins, bâtiment, jardinage, etc.), ce qui est source de frustration et synonyme d’échec, mais est considéré comme provisoire.
- vivent pour la plupart avec leurs parents et entretiennent avec eux une bonne relation, même si parfois une pression concernant leurs études est ressentie.
- ont dû surmonter des obstacles (problème de santé, grossesse, départ non voulu à l’étranger, etc.) qui les ont poussé-e-s de manière brusque vers la vie adulte.
- se considèrent comme des adultes ayant dû assumer différentes responsabilités dès un jeune âge (en tant que sœur aînée, jeune mère ou jeune ayant dû migrer seule).
- sont pressé-e-s de libérer leurs parents de la charge financière que leurs études impliquent.
José, lui, n’a jamais vraiment aimé étudier. Se retrouvant également en VSO, n’ayant pas les notes suffisantes pour un raccordement, il n’a pas trouvé d’apprentissage et a fait une « 10e année d’école obligatoire » [4]. A présent, il cherche du travail, au noir, dans n’importe quel domaine, mais il ne reçoit que des refus. Il est dans cette situation d’attente depuis deux ans maintenant, traîne avec des amis le soir, et prend des risques quand il a trop bu. Il ne supporte plus la vie à la maison, car les tensions avec sa mère, qui lui reproche de ne rien faire, sont nombreuses. Il est dans une impasse. Son parcours correspond à un type-idéal que nous avons nommé « parcours de formation avancée bloquée ».
En général, ils et elles
- se sentent démuni-e-s face à une situation manquant de perspectives.
- peinent à entrer ou se maintenir dans le milieu du travail.
- ressentent la cohabitation avec leurs parents (en général mère seule, avec un niveau de formation faible) comme une contrainte.
- ne se sentent pas adultes et affirment ne pas vouloir le devenir. La vie adulte est synonyme de frustrations et de contraintes.
- aspirent à quitter le foyer parental et à acquérir une indépendance financière.
Ainsi, certains jeunes – aux parcours plutôt « exceptionnels » – parviennent à surmonter les obstacles et à construire un projet d’études en adéquation avec leurs rêves ou adaptés aux contraintes de la réalité. Pour les autres, peut-être la plupart, le chemin est plus difficile. Tant que l’accès à l’apprentissage leur est interdit, ils se retrouvent bloqués et exclus de toute possibilité de formation professionnelle.
[1] Etude financée par le Fonds stratégique de la HES-SO à travers le CEDIC - Centre d’études de la diversité culturelle et de la citoyenneté dans les domaines de la santé et du social.
Publications sur ce sujet :
- CARBAJAL Myrian 2007-2008. Ser madre a la distancia : análisis de una práctica transnacional : el caso de mujeres latinoamericanas en Suiza. L’Ordinaire Latino-américain 208-209 : 163-181.
- CARBAJAL Myrian et Nathalie LJUSLIN 2009. Reconstructions identitaires face à la clandestinité : le cas des femmes latino-américaines et de leurs enfants. Interdialogos 2/2009 : 10-13
- CARBAJAL Myrian et Nathalie LJUSLIN 2010. Jeunes sans-papiers d’Amérique latine en Suisse ou devenir adulte sur fond de recomposition de rôles. Lien social et Politiques 64, 125-135.
[2] Texte rédigé à partir des résultats de l’étude Jeunes Latino-américain-e-s sans-papiers : processus d’entrée dans la vie adulte, rapport de recherche, Myrian CARBAJAL et Nathalie LJUSLIN, 2010, Haute école fribourgeoise de travail social (HEF-TS), Givisiez
[3] Précisons que les résultats d’une recherche « qualitative », telle celle que nous avons menée, ne sont pas destinés à des généralisations mais visent à élaborer des hypothèses de compréhension. « Le type-idéal est une construction abstraite nous permettant de mieux comprendre la réalité sociale. Il n’est donc pas la reproduction fidèle d’une réalité sociale, mais permet d’éclairer certaines caractéristiques du réel, de les lier entre elles et d’en donner une interprétation fondée ». Cf. BOUDON, R., BESNARD, Ph. et al. (s/s la dir. de), Dictionnaire de la sociologie, Paris, Larousse, 1989.
[4] A l’Office de perfectionnement scolaire, de transition et d’insertion (OPTI). Cette année vise à consolider un projet professionnel et à le réaliser au travers de stages et de postulations.