Voile, corps et pudeur entre Islam et Occident
Le voile n’est pas, et de loin, l’apanage de l’Islam. Porté en Occident depuis l’Antiquité, il est intimement lié à la police des comportements féminins dominée par des notions de pudeur et de convenance.
Par Silvia Naef, professeure en Etudes Arabes, et Yasmina Foehr-Janssens, professeure en Etudes médiévales et Etudes Genre, Université de Genève
En fréquentant les librairies, on constate ces dernières années que les ouvrages grand public concernant les femmes musulmanes sont souvent mis en exergue sur un présentoir, et ceci de Genève à Toronto en passant par Paris ou Saint-Etienne, et que sur les couvertures figurent presque toujours des femmes voilées. Dans un tout autre domaine, celui de l’art contemporain, les représentations de femmes voilées sont pléthore. Les débats nombreux et récurrents, notamment chez notre grand voisin – mais pas uniquement – sur voile, burka et niqab montrent également qu’il y a là élément à réflexion. C’est ainsi que l’Unité d’arabe de l’Université de Genève offre, depuis trois ans maintenant, des enseignements portant sur la question du « voile islamique ». Le succès de ces séminaires indique qu’il n’est pas inutile d’utiliser des connaissances acquises dans de longues années de recherche et d’enseignement afin de traiter des questions actuelles qui agitent nos sociétés. En effet, si le débat autour du voile islamique est souvent vif, il reste circonscrit à une optique du pour ou du contre, sans nuances et sans qu’il ne soit resitué dans une dimension historique et culturelle plus large. Dire cela, ne signifie nullement en faire l’apologie, loin de là. Il importe de chercher à comprendre d’une part les implications multiples que le voile revêt dans le cadre de l’Islam, et d’autre part la portée symbolique qu’il a acquise en Occident où, au minimum, il intrigue, mais bien plus souvent il dérange profondément.
Un colloque se propose d’approfondir ces réflexions, tout en élargissant le questionnement à la notion de pudeur et, plus généralement, aux restrictions et aux contraintes auxquelles le corps féminin principalement a été soumis depuis l’Antiquité dans l’ensemble de la Méditerranée et donc non seulement en Islam, mais également dans la tradition judéo-chrétienne qui nous marque en dépit de la sécularisation avancée de nos sociétés.
Le voile, une réalité occidentale
Prendre le recul nécessaire pour réfléchir aux réalités actuelles des diverses querelles et débats suscités par le port du voile par les femmes musulmanes nécessite à nos yeux un détour par l’histoire du voile en Occident. Il ne suffit pas d’établir que l’obligation faite aux femmes de se couvrir la tête dans l’espace public et/ou sacré est une des expressions les plus patentes et durables de la domination masculine. De ce point de vue, il est clair que retirer son voile revient à affirmer son émancipation et son refus de la soumission. Cependant, pour comprendre quelque chose à l’attrait que peut exercer le port du voile, il faut reconnaître qu’on ne peut l’analyser au moyen de la simple opposition homme dominant / femme dominée. Signe de subordination, le voile est en même temps, dans une logique patriarcale, un signe de distinction, par exemple de la femme mariée, ou de la religieuse. Et, du même coup, il trace une ligne de démarcation qui sépare la femme « comme il faut » de celles qui sont rejetées, qu’il s’agisse, suivant les époques, des esclaves, des actrices, des servantes, des ouvrières, des prostituées, etc.
Le voile, donc, n’est pas, et de loin, l’apanage de la religion musulmane. Depuis l’Antiquité, cet attribut vestimentaire fait partie de la tenue des femmes dans tout le bassin méditerranéen. Comme le montre Jean-Claude Bologne (Pudeurs féminines, 2010), cette pratique est intimement liée à la police des comportements féminins dominée par des notions de pudeur et de convenance (aidôs ou prépon, pudor et verecundia). Elle survit aux bouleversements religieux et politiques de l’histoire occidentale jusqu’au milieu du XXe siècle, au moins.
Bien sûr, sous l’effet des mutations sociales, politiques et religieuses des cinquante dernières années les choses ont changé. Elles semblent avoir changé de manière si radicale que certains usages, dont le port du voile, ont disparu dans la société laïque occidentale. Mais il n’est pas sûr que les structures de pensée qui sous-tendaient ces pratiques aient pour autant perdu leur efficacité. Le voile, à défaut de nous habiller, nous hante et manifeste sa présence de mille manières. Parce qu’il est indissociable de la notion de pudeur, parce qu’il est la métaphore des corps qu’il exhibe et dissimule, le voile est encore et toujours de notre monde. En effet, malgré la liberté qui caractérise les modes vestimentaires actuelles, il n’est pas possible de faire complètement abstraction des significations que véhicule la rhétorique corporelle et notamment des usages ayant trait au port de la tête et de la coiffure. Ce terme même est d’ailleurs le lieu d’une polysémie qui en dit long. La coiffure, c’est à la fois un objet qui sert à couvrir la tête et l’arrangement des cheveux. Ce terme nous renseigne donc sur la continuité qui existe entre la pièce de vêtement qui dissimule la chevelure et la disposition des cheveux eux-mêmes. Si bien que l’on peut dire qu’en l’absence du voile, l’opposition voilée / dévoilée se rejoue en bonne partie dans l’opposition coiffée / décoiffée. Longtemps il a été inconcevable pour une femme « qui se respecte » d’apparaître en public « en cheveux », dans la mesure où les cheveux dénoués ont une valeur hautement érotique et appartiennent à la sphère de l’intime.
La coiffure donc, qu’elle désigne chapeaux, fichus, voilette, coiffes, guimpes ou encore chignons, tresses et perruques dit la tenue du corps, son bon maintien, le respect des convenances, c’est-à-dire qu’elle exprime rien moins qu’une intériorisation de la domination. De ce point de vue, les bouleversements contemporains conduisent parfois à de curieux tête-à-queue symboliques. Ainsi aujourd’hui les cheveux longs détachés, jadis signe de dévergondage ou de déclassement social, sont un des types de coiffure qui expriment le plus clairement un sage acquiescement aux stéréotypes de la féminité (et au passage aussi de l’hétérosexualité), parce qu’ils s’opposent aux cheveux courts, sans parler des crêtes ou des crânes rasés. De la même manière, le voile qui devrait signaler la décence et la soumission d’un corps de femme, tend à devenir de nos jours un instrument de provocation ou du moins est très souvent ressenti comme tel.
C’est dire que la complexité de ces questions demande une analyse respectueuse des contextes historiques et sociaux des usages multiples du voile. Païen, profane, religieux, politisé, esthétisé, naturalisé ou rejeté, le voile « dans tous ses états » mérite une analyse précise et rigoureuse qui peut être de nature à éclairer le débat et à dépasser les crispations qu’il suscitent.
Le voile en Islam, un phénomène d’aujourd’hui
En Islam, le voile suscite discussion au moins depuis le XIXe siècle : relève-t-il de la religion ou de la tradition ? Constitue-t-il une obligation pour toutes les femmes musulmanes ou est-il juste lié à des coutumes ancestrales ? Et s’il est obligatoire, quelles en sont les modalités, que doit-on couvrir et que peut-on montrer ?
Comme Leila Ahmed l’a retracé dans A Quiet Revolution (2011), le port du voile a connu, au XXe siècle, des phases différentes. Après avoir largement disparu des habitudes des femmes urbaines éduquées, la constante « réislamisation » des mœurs depuis les années 1980 l’a réintroduit partout, au-delà des contraintes légales. Au contraire, il semble correspondre de plus en plus à un choix effectué par les femmes, notamment lorsqu’il apparaît dans les communautés musulmanes immigrées en Occident.
La banalisation du port du voile en a paradoxalement modifié la nature : de symbole d’adhésion au style de vie puritain prôné par les islamistes lorsqu’il « réapparaît » dans les années 1980, il est devenu accessoire de mode, voire de séduction comme l’attestent les magazines glamour consacrés à la mode « en hidjab ». Imposé par la pression sociale, il est cependant loin de constituer un retour au « Moyen-Age » : il est davantage la réinvention moderne (et globalisée) de traditions vestimentaires locales fort variées et le marqueur d’une différence « islamique » assumée et revendiquée.
Le colloque Voile, corps féminin et pudeur, entre Islam et Occident. Approches historiques et anthropologiques a eu lieu à l’Université de Genève les jeudi 11 et vendredi 12 avril 2013.
L’exposition Voile & dévoilement, qui a accompagné le colloque, a été organisée par Mme Elisabeth Reichen-Amsler et montrée d’abord à Neuchâtel en novembre 2012. Tout en ayant été conçue indépendamment, elle en constitue un complément important, puisqu’elle reprend les principaux points et questionnements auxquels elle apporte une illustration visuelle.