Secret professionnel et dangerosité
Lever le secret médical en prison afin d’éviter des drames comme ceux de Marie ou d’Adeline ? Cette « solution » repose sur de profonds malentendus. Notamment sur l’illusion d’une société prémunie contre tous les risques.
Par Samia Hurst, professeur à l’Institut Ethique, Histoire, Humanités, Faculté de médecine, Genève
L’évaluation de la dangerosité des détenus [1] émeut la Suisse romande, qui a connu deux tragédies avec les meurtres de Marie, tuée par un détenu aux arrêts domiciliaires avec lequel elle entretenait une relation, et d’Adeline, une sociothérapeute qui accompagnait en sortie autorisée un détenu qui l’a tuée pour prendre la fuite. Devant l’indignation suscitée par ces affaires, les élus cherchent des solutions pour limiter les risques futurs. Une tâche exigeante, dont tous reconnaissent l’importance.
Malheureusement, la solution proposée n’est pas à la hauteur. Sur recommandation de la Conférence latine des chefs des départements de justice et police, Genève, Vaud, et le Valais ont proposé de soumettre les professionnels de la santé à une obligation de transmettre les informations considérées comme pertinentes pour l’évaluation de la dangerosité d’un détenu. Cette évaluation est difficile. Même si le secret professionnel n’a jamais été mis en cause lors des audits qui ont suivi les deux affaires, on peut comprendre ces tentatives d’avoir plus d’information pour faire mieux.
Cette « solution » repose pourtant sur de profonds malentendus. Le secret professionnel sert à protéger le droit à la sphère privée du patient. Il est donc présenté ici comme en tension avec la protection des victimes potentielles. Mais ces victimes sont en fait elles aussi protégées par le respect du secret professionnel en prison. La confidentialité est un outil de la médecine, aussi indispensable qu’un stéthoscope ou un bistouri. Imaginez-vous que vous devez vous dévêtir chez votre médecin, mais que le mur qui sépare le cabinet de la salle d’attente soit vitré. Vous montreriez certainement beaucoup moins. Imaginez maintenant que votre médecin divulgue ce que vous lui confieriez. Vous lui confieriez nettement moins. Vous pourrez certes encore vous « laisser soigner » [2], mais dans une psychothérapie cela reviendrait à rester passif et en limiterait fortement l’efficacité. On ne dit certaines choses aux médecins que parce que le secret est promis, et de manière crédible. Limiter la confidentialité limite la possibilité même de la thérapie.
Permettre la thérapie fait partie de la protection des victimes et des tiers
Dans les cas concernés, limiter la possibilité de la thérapie ne limite pas seulement l’accès aux soins des détenus. Ce serait déjà grave, car une sentence de prison n’est pas censée inclure un déni de médecine. Mais ici la thérapie sert aussi à la protection des victimes. Le code pénal prévoit des mesures thérapeutiques précisément parce que l’on compte sur elles pour diminuer la dangerosité. Ordonner des mesures thérapeutiques tout en limitant le secret professionnel, c’est vouloir le beurre et l’argent du beurre.
Il faut comprendre aussi que l’information concernée n’aurait pas de limites claires. Les médecins ont déjà la responsabilité de divulguer les informations nécessaires pour protéger des tiers, directement dans l’urgence ou en se faisant délier du secret dans les autres cas [3]. On a par exemple le droit, devant un danger grave et imminent pour une personne identifiée, d’alerter les personnes susceptibles d’écarter ce danger. Si vous êtes psychiatre et qu’un de vos patients claque la porte de votre cabinet en menaçant de tuer sa femme, et que vous le croyez, vous avez bien sûr le droit d’appeler la police et l’épouse en question. Le changement discuté ici ne vise donc pas de permettre aux médecins de divulguer les informations nécessaires à la protection de tiers. Cette possibilité-là est déjà prévue. Les médecins peuvent aussi déjà se faire délier du secret professionnel, par le patient ou par une autorité prévue pour cela, si l’autorité qui doit évaluer la dangerosité d’une personne leur adresse des questions. Ce qui est visé par les projets en discussion, donc, c’est de soumettre les professionnels à une obligation de révéler encore plus d’informations que cela. Mais lesquelles ? Tout ce que les professionnels sauraient sur la personne concernée ? En sauraient-ils vraiment tant que cela dans des conditions où l’on aurait, de fait, aboli le secret professionnel ? Il faudrait que les détenus se confient comme avant à leurs thérapeutes alors que tout ce qu’ils diraient pourrait être retenu contre eux.
Même « toute » l’information ne préviendra pas « tous » les risques
Il est également important de comprendre qu’évaluer la dangerosité restera difficile, même avec toute l’information. Dans la suite d’une histoire comme celle des meurtres d’Adeline ou de Marie, on aimerait tellement pouvoir garantir une sécurité absolue, un risque néant. Ce qui est inacceptable dans de telles situations, c’est d’admettre que l’évaluation de la dangerosité reste un exercice faillible, même entre les meilleures mains. Il en est pourtant ainsi. On peut garantir à cet exercice les meilleures conditions possibles. On peut pour cela faire un usage approprié des expertises de médecins spécifiquement formés pour cette tâche, et dont le rôle doit justement être clairement séparé de celui des thérapeutes. On peut également adresser des questions précises aux médecins qui soignent les personnes évaluées. Tout cela, le système actuel le permet déjà. Tout en prenant cet exercice entièrement au sérieux, il sera cependant important d’admettre que l’on ne peut pas en garantir le succès à tous les coups. C’est aussi sur ce point que les projets proposés font fausse route. En demandant toute l’information, on espère contenir tous les risques. Sans le secret professionnel, cependant, les médecins en charge de la thérapie en sauront simplement nettement moins sur leurs patients. Ils ne seront plus en mesure de les soigner correctement, et ne seront pas non plus en mesure d’assister l’évaluation de la dangerosité mieux que sous le système actuel.
Soumettre les professionnels de la santé à cette nouvelle obligation d’information serait donc contraire non seulement aux droits des détenus mais aussi à la protection des victimes. Cela n’améliorerait pas l’évaluation de la dangerosité. Cela contraindrait les médecins à traiter ces détenus, entre autres pour protéger la population, sans avoir les moyens d’être efficaces : un rôle d’alibi qu’on les imagine mal accepter sans autres. Cette mesure sacrifierait leur rôle de thérapeutes pour en faire des experts, sans leur en donner ni la formation ni les moyens et alors que des experts formés existent déjà. Ceux qui élèvent la voix pour s’y opposer ont donc raison [4] [5] ; espérons que d’autres comprennent à quel point.
[1] Une version préalable de cet article a paru dans le Bulletin des Médecins Suisses le 28 mai 2014.
[2] Poggia M. « La vie des victimes vaut davantage que le secret des confidences », Le Temps, 16 avril 2014.
[3] Dumoulin J-F. « Le secret professionnel des soignants et leur obligation de témoigner selon les nouveaux codes de procédure fédéraux », Jusletter, 18 janvier 2010.
[4] Matter M. « Le secret médical est intangible », Bulletin des Médecins Suisses, 2014 ;18:681.
[5] Sprumont D. « Secret médical en prison : notre sécurité mise en cause », Le Temps, 8 avril 2014.