Entre laisser mourir et faire mourir
Dans les soins intensifs, trois quarts des décès surviennent sur la base d’une décision médicale. Comment aborder la fin de vie ? La médecin et éthicienne française Véronique Fournier propose une réflexion importante.
Recension par Jean Martin, médecin de santé publique
« La médecine aujourd’hui est allée si loin (…) La contrepartie, c’est que la mort ne vient plus toute seule. Dans bien des cas, il faut désormais décider qu’elle survienne, faire quelque chose. On est souvent conduit à agir la mort (…) La médecine a transformé nos vies, elle a aussi transformé nos morts. Il n’y a qu’à relever le défi. » [1] Il est vrai : dans les services de soins intensifs aujourd’hui, les trois quarts des décès surviennent sur la base d’une décision médicale.
Véronique Fournier est cardiologue et médecin de santé publique. Elle a fait partie du Cabinet du ministre Bernard Kouchner, notamment en lien avec la loi de 2002 sur les droits des malades. La même année, elle a créé le Centre d’éthique clinique de l’Hôpital Cochin, à Paris. Son engagement, son ouverture d’esprit et sa considération du vécu et de l’autonomie des patients et/ou de leurs proches impressionnent [2]. Son dernier ouvrage traite de la fin de l’existence (encadrée en France depuis 2005 par la loi Leonetti) qui reste un grand sujet d’actualité sociétale et politique, bien au-delà des frontières hexagonales.
L’essentiel du livre présente une succession de situations pour lesquelles le Centre de Cochin a été consulté par des proches, le plus souvent des femmes – mères ou épouses, des malades eux-mêmes ou des équipes soignantes. Parmi les situations décrites : le petit enfant qui s’est noyé et a été ramené à une vie végétative seulement, une jeune femme dans un état comparable suite à une encéphalite, la maman et grand-maman âgée qui souffre d’Alzheimer et ne survit que grâce à une sonde gastrique (alors qu’elle ne prendrait pas par elle-même de nourriture) ; un nouveau-né très gravement handicapé ; deux hommes adultes souffrant l’un de sclérose latérale amyotrophique, l’autre de « locked-in syndrome », etc. [3]
Ne pas « dire » l’éthique, mais appliquer des méthodes éthiques
« Nous ne concevons pas [notre activité] comme ayant pour vocation de dire le bien et le mal, non plus que dire l’éthique à vrai dire. C’est la méthode dont il nous importe qu’elle soit éthique. Du reste nous ne donnons jamais de réponse binaire – oui/non. En fait, nous concevons plutôt notre pratique comme un exercice de solidarité citoyenne, due à ceux qui en ont besoin. » Cette position de Véronique Fournier est bien différente de celles où les opinions sont contraintes par un ou des principes dits non-négociables et où, par conséquent, en excluant certaines réflexions ou options, on rétrécit significativement l’angle de vision.
A propos de la tension entre proches et soignants : « Nous savions le terrain miné mais nous avons fait notre possible pour exposer en quoi les deux positions en présence nous semblaient se défendre. De façon à battre en brèche l’idée selon laquelle il y en aurait une moralement moins défendable qu’une autre – position éthique chez les soignants, contre position moins éthique chez le citoyen, devenu hédoniste, matérialiste et en perte de valeurs. »
A propos de la réalité qu’il ne saurait y avoir une seule attitude correcte : « Là encore, c’est la confrontation avec les non-médecins qui m’a fait avancer (…) [Admettant] l’idée que tout traitement même mineur peut être jugé excessif par ou pour un patient. Au fond, il s’agit désormais d’admettre que l’obstination déraisonnable – c’est-à-dire l’acharnement thérapeutique – est devenu une notion subjective : à chacun son seuil de tolérance. »
A propos de la confrontation à la pensée de l’autre, après plus de dix ans d’activité du Centre d’éthique. Se confronter à la pensée « de celui qui est d’une autre discipline, qui n’a pas été élevé à penser pareil, celui avec qui il faut quand même faire société, qui est étranger (…) Ainsi avança la pensée, au cours de toutes ces années. En acceptant de se confronter à la réalité concrète de la vie telle qu’elle est, et non telle qu’elle est manipulée dans les débats d’idées. La pensée s’est construite à plusieurs, venus d’horizons différents et animés d’une même volonté de la construire ensemble. »
La légitimité de ceux qui accompagnent
L’expérience de l’auteure et de son équipe les a convaincues que, lorsque des proches qui se sont dévoués durant des années pour un malade demandent de faire quelque chose pour mettre un terme à son existence, il importe d’en tenir compte. « Il n’y a que ceux qui s’approchent au plus près de ces patients qui peuvent dire s’il y a obstination déraisonnable. C’est à ceux qui sont à leur chevet depuis des années, proches et soignants côte à côte, de décider. A partir du moment où ces derniers ressentent cette obstination dans leur chair, alors qu’ils n’ont rien changé aux soins quotidiens apportés, alors on ne peut que suivre, il n’y a rien à dire. » [Pour ces personnes aidantes], « leur demande est juste, elles n’ont aucun doute là-dessus et supportent mal les théories psychologisantes et autres incantations moralisantes. C’est précisément l’expérience de la vulnérabilité qui les a rendues fortes. » Avec ce témoignage d’une proche : « Je pourrais bien tenir encore des mois, des années. Mais non, je sais que le temps est maintenant venu que cela s’arrête. Ne suis-je pas la mieux placée pour le savoir, qui sont-ils pour me faire la leçon ? »
La médecin ajoute : « Le plus honorable que nous puissions faire collectivement pour eux, c’est de leur faire confiance à eux plutôt qu’à nos machines sophistiquées (…) C’est pourquoi je reviens de façon entêtante dans ces histoires à rechercher toujours la personne qui apparaît comme la plus ‘légitime’ pour porter le meilleur intérêt de ce patient-là. (…) Notre métier n’a pas de sens s’il est fait contre les proches du patient. »
Distinction floue entre « laisser mourir » et « faire mourir »
Le cas échéant, le fait de permettre à une existence de se terminer avec l’accord et la « collaboration » de soignants doit satisfaire aux dispositions légales, en France la loi Leonetti qui valide le refus de l’« obstination déraisonnable ». Cette loi serait maintenant souvent utilisée en France, plus que ne l’imaginaient ses promoteurs. C’est la voie adoptée dans la plupart des cas décrits dans ce livre. Mais force est de constater que cela entraîne des moments difficiles à vivre, voire ressentis comme « indignes » et qui se prolongent. Cette modalité s’avère en pratique plus bouleversante, pour proches et soignants, que ne le serait un geste bref mettant un terme à l’existence, comme cela est possible aux Pays-Bas et en Belgique. Clairement, pour Fournier, l’argument théorique sous-tendant la loi (« laisser mourir » d’accord, c’est admissible, « faire mourir » jamais, c’est interdit) a dans la réalité certains effets déplorables. Est-il acceptable d’imposer ainsi une période d’agonie d’une semaine, voire au-delà ? Pour elle, souvent, la différence entre laisser et faire mourir est ténue, discutable. Elle plaide pour que cette réalité soit reconnue, pour qu’un geste permettant le décès sans de tels délais soit acceptable et, cas échéant, préféré. Elle précise les garanties médicales et humaines qui doivent auparavant être rassemblées, dans un contexte de grande souffrance et d’inéluctabilité.
Ici, un distinguo d’importance : « Le législateur a choisi en 2005 d’autoriser l’arrêt d’alimentation et d’hydratation mais d’interdire l’injection létale. Le choix est respectable. Encore faudrait-il qu’il soit compris dans ces termes par nos concitoyens, c’est-à-dire comme un compromis plutôt que comme une vérité éthique. Et encore faudrait-il éviter de donner des leçons d’éthique définitive au nom de ce choix législatif qui a de fortes chances d’évoluer dans les années qui viennent. » En d’autres mots, une démarcation théorique discutable ne devrait pas pouvoir « faire » la loi.
Ce qui est peu à peu accepté et ce qui résiste
« Petit à petit, la médecine a appris à se retirer, devant l’évidence de son impuissance ou à la demande de ceux qui l’implorent. Elle accepte maintenant d’arrêter les traitements actifs et de laisser la maladie finir son œuvre. Elle accompagne alors ce retrait, faisant en sorte que le patient souffre le moins possible. Mais, dans son ensemble, elle n’est pas prête à aider à cet évitement de l’agonie. »
« Il y a à l’heure actuelle un profond hiatus entre ce que beaucoup de nos concitoyens attendent de la médecine comme accompagnement à la mort et ce que la médecine se sent capable d’apporter. » Or, selon Véronique Fournier : « Face à une demande d’aide à mourir, une fois écoulé le temps de la réflexion, si la décision prise est de penser qu’elle est légitime, nous, médecins, ne pouvons pas nous soustraire. [Nos concitoyens] estiment qu’ils sont en droit d’obtenir des soignants qu’ils mettent à disposition tout leur savoir-faire pour obtenir cette mort qu’ils souhaitent dans les meilleures conditions possibles. »
L’importance des soins palliatifs
Cette ouverture ne peut exister que si sont poursuivis les efforts actuels en matière de soins palliatifs, une des grandes composantes, complémentaire à d’autres, de la meilleure prise en compte de la fin de vie. « L’accompagnement palliatif est un remarquable outil de ritualisation et socialisation de la mort. Pour ce que les soins palliatifs permettent de retrouvailles, d’humanité, de temps suspendu. Dans lesquels peuvent se glisser la rencontre, le dialogue, le pardon, le spirituel. La mort du patient devient un temps offert à la famille et aux proches. »
Le combat de Véronique Fournier, courtois, sans amertume même si les réalités rencontrées sont frustrantes, consiste à montrer qu’on se paie de mots avec le mantra intransigeant du « non à l’obstination déraisonnable, auquel cas on peut laisser mourir » couplée au « jamais, jamais, jamais il ne saurait être question de faire mourir ». Les frontières sont floues, objectivement fragiles, et ce n’est qu’au prix de laborieuses constructions théoriques, à distance de la vie des gens, qu’on s’emploie doctrinairement à maintenir un clivage prétendument absolu. « La porosité des frontières sémantiques, qui brouille les cartes, oblige à trouver d’autres repères, ailleurs, si on veut y voir clair, sur ce qui reste important ou non. »
Pour l’avenir donc, il importe de vouloir que les modalités et les issues les moins traumatisantes pour les patients, qu’ils soient conscients ou non, pour les proches et pour les soignants soient admises et adoptées. C’est possible sans en aucune manière attenter à la dignité des personnes, au nom de la réalité des faits, illustrée par le titre de l’ouvrage, « Puisqu’il faut bien mourir ». Ce livre devrait contribuer à convaincre, en France comme ailleurs, ceux qui souhaitent des politiques publiques équilibrées dans ce qu’elles autorisent ou au contraire interdisent à leurs citoyens.
[1] « Puisqu’il faut bien mourir. Histoires de vie, histoires de mort : itinéraire d’une réflexion ». Véronique Fournier, Paris : La Découverte, 2015, 248 pages.
[2] Martin J. La libre détermination des personnes et le contrôle de l’Etat dans la bioéthique aujourd’hui (à propos du livre « Le bazar bioéthique », de Véronique Fournier). Bulletin des médecins suisses 2010, 91, 1881-1883.
[3] Un chapitre est consacré aux études par V. Fournier et son équipe de l’accueil que font les Français à la notion de directives anticipées qui s’avère mitigé : seuls 10-15% des gens sont véritablement intéressés, les autres faisant confiance à leur médecin et à leurs proches.