Sport : le dopage, le genre et... l’équité
Jusqu’à quel point les différences entre sportifs sont-elles acceptables ? Et quand deviennent-elles inéquitables ? C’est le thème du dernier dossier de la revue de bioéthique de l’Institut américain Hastings Center.
Par Jean Martin, médecin de santé publique, membre du Comité international de bioéthique de l’UNESCO
Il n’y a pas seulement le dopage qui pose des questions de limites, la détermination du sexe donne elle aussi lieu à de nouvelles réflexions bioéthiques.
L’équité dans les compétitions sportives ne peut exiger, à l’évidence, que les athlètes soient égaux à tous égards. Il est favorable d’être grand pour jouer au basket-ball ou explosif pour les sprints. Avoir un coach particulièrement compétent est un avantage. Les facilités pratiques d’entraînement sont très différentes selon la partie du monde où l’on vit. Cela étant : « Le point à partir duquel les différences existant entre eux passent de ce qui est inévitable et acceptable à ce qui est inéquitable et déplorable doit être débattu et réglé par les personnes qui participent, comprennent et aiment le sport, pas par des philosophes distants », dit Thomas Murray, président du Hastings Center, l’institut américain connu de bioéthique, dans un dossier consacré au dopage [1].
A son avis, s’agissant des produits améliorant la performance et de la panoplie des interventions qui sont bannies du sport de compétition, la question est une problématique de sens aussi bien que d’équité. Les limites que chaque sport choisit pour lui-même rendent compte d’une compréhension partagée de ce que ce sport est sensé illustrer et récompenser. Les règles d’un sport sont arbitraires en ceci qu’elles pourraient être autres, en pratique elles sont sujettes à modifications. L’important est que la communauté des acteurs concernés accepte que les nouvelles règles maintiennent vivantes les valeurs attachées à un sport donné.
En finir avec les interdictions ?
Des observateurs continuent à estimer qu’il conviendrait d’abandonner la prohibition actuelle de l’usage de substances définies, et de laisser à chaque athlète le soin de décider quelles substances il utilise. Le débat a été relancé au moment des Jeux Olympiques de Pékin notamment. Pour Murray, « cette position est naïve. Si l’interdiction est levée, la pression de se doper sera forte sur tous les athlètes (…) La performance de chacun deviendra plus fonction de manipulations expertes et moins du talent et de l’engagement de l’athlète. Je n’arrive pas à voir, dit-il, comment cela peut être une bonne chose pour les athlètes, les sports et tous ceux qui s’y intéressent ». Et il prédit une « catastrophe de santé publique » si on devait choisir de tout permettre.
Le propos ici n’est pas de débattre longuement du scénario-catastrophe auquel correspondrait la levée des interdictions mais ma conviction est la même que celle de Murray. Il faut souligner qu’une totale liberté de choisir n’est simplement pas imaginable. Peut-on permettre sans autres d’user de produits entraînant de grands risques d’altérations majeures pour sa santé et pour sa vie (plus dangereux encore que ceux qui ont donné lieu à des morts et accidents graves dans le passé) ; quid de l’emploi de substances qui rendent plus violent, plus agressif, qui altèrent le discernement ? Mettre des limites s’avèrera toujours inévitable. Alors, autant les poser quelque part. Pour estimer ce « juste endroit », il convient de limiter au maximum les aides qui promeuvent l’inéquité. Ceci tout se souvenant et en admettant (bien sûr) que certaines différences sont normales, « naturelles » (lire ci-dessous) et ne sauraient être éliminées.
Détermination du sexe ou vérification du genre
En rapport avec de possibles avantages qui, pour être naturels semblent néanmoins inéquitables, le dossier publie un article d’Alice Dreger sur la détermination du sexe dans le sport de compétition. Il fait référence notamment à l’athlète d’Afrique du Sud Caster Semenya, vainqueur de courses féminines aux derniers Championnat du monde de Berlin. Un avis – interpellant – propose d’adopter une politique de vérification du genre plutôt que de détermination biologique du sexe, à savoir : si vous avez réellement été élevée comme une fille, vous pouvez concourir chez les femmes. Ce qui demanderait que la communauté sportive internationale apprenne à vivre avec les inévitables variations physiologiques parmi les personnes élevées comme des filles.
D’un point de vue psychosociologique en tout cas, c’est une option qui a des mérites (notamment si on veut bien considérer les perturbations personnelles que peuvent entraîner chez un(e) athlète, par exemple Caster Semenya, les tumultes autour de son sexe/genre). Je ne saurais dire quelles sont ses chances d’être adoptée. Dreger elle-même note qu’on pourra alors imaginer/craindre que des gouvernements peu fiables fassent élever comme filles des enfants mâles pour en faire plus tard des athlètes femmes… Cela étant, cet intéressant principe sociologique serait probablement difficile à circonscrire par des critères adéquatement objectifs et précis.
Les débats sur l’équité sportive, particulièrement en rapport avec les « aides » légitimes ou pas dont les athlètes bénéficient, ont encore de beaux jours devant eux. Sans doute y a-t-il là une dimension de course constamment renouvelée de gendarmes et voleurs, de « plus ça change, plus c’est la même chose », et trop souvent une faiblesse - qui peut être opportuniste - des détermination politiques et sociétales sur le sujet. Il reste que, malgré le côté élégamment simplificateur, à première vue et à tort, qu’aurait la grande « libéralisation » que certains appellent de leurs vœux, la raison pratique demande de poursuivre la laborieuse entreprise de poser des limites et d’en contrôler l’observation – quand bien même cette dernière reste imparfaite.
[1] Sports and the Search for Fairness, Dossier in The Hastings Center Report, Vol. 40, No. 2, March-April 2010, p. 13-24.