Les hommes victimes de violence de couple
Même si les hommes concernés sont peu nombreux, leur détresse est réelle. Menée sur cinq ans en Suisse romande, une étude a investigué le phénomène auprès des victimes et des professionnel·le·s du réseau d’aide.
Auteures : Nathalie Romain-Glassey, médecin responsable de la consultation, Jacqueline De Puy, PhD, chargée de recherche, Unité de médecine des violences, CHUV ; Maryline Abt, PhDc, Institut universitaire de formation et de recherche en soins, UNIL
Beaucoup en parlent, peu l’étudient… Alors que l’existence d’hommes victimes de violence dans le couple est évoquée de manière récurrente dans les débats publics et les médias, les données scientifiques sur ce phénomène restent rares. En Suisse, nous ne disposons que de très peu de données fondées sur l’évidence. Sur le plan international, les études se sont plutôt intéressées à estimer l’ampleur du phénomène et leurs résultats ont conduit à des controverses. Le vécu des hommes victimes de violence par leur partenaire paraît avoir été moins approfondi. C’est ce dernier thème que notre étude [1] s’est proposée d’investiguer dans une démarche exploratoire et interdisciplinaire.
Une étude scientifique pionnière
Les objectifs de l’étude innovante menée conjointement par l’Unité de médecine des violences du Centre universitaire romand de médecine légale et l’Institut universitaire de formation et de recherche en soins à Lausanne ont été les suivants :
- Décrire la population des hommes victimes, recueillir des données sur les auteur-e-s, sur la relation de couple et sur l’implication d’enfants mineurs.
- Caractériser la violence, ses contextes et ses conséquences.
- Recueillir les points de vue des professionnel·le·s concernant la prise en charge des hommes signalant de la violence de couple.
Le modèle théorique explicatif qui supporte l’étude est connu sous le nom de « modèle écologique » [2]. En effet, il est aujourd’hui largement admis dans la communauté scientifique que c’est au moyen d’un modèle multicausal qu’il convient d’appréhender le phénomène de la violence : au niveau individuel, au niveau des relations interpersonnelles, au niveau communautaire et au niveau de la société. Par ailleurs, il a paru essentiel d’investiguer la violence subie par les hommes comme un phénomène en soi et à explorer, sans a priori l’opposer ou l’assimiler à la violence subie par les femmes.
Le cumul de difficultés biopsychosociales
La phase 1 a porté sur l’analyse quantitative et qualitative des données récoltées lors des consultations de tous les patients de sexe masculin ayant fait état d’une agression par leur (ex-)partenaire, soit 115 hommes. Parmi les patientes et les patients ayant consulté l’UMV pour violence de couple, les hommes représentent une minorité (12.5%). La plupart (81.7%) d’entre eux relatent avoir déjà été victime de violence physique par la même personne auteure. Sur les 115 couples concernés, 8 sont des couples d’hommes. Dans les couples hétérosexuels, l’auteure de violence est le plus souvent l’épouse. L’homme victime et l’auteur-e font ménage commun dans 65% des cas. La médiane d’âge des hommes victimes est de 37 ans et, dans 37.5% des cas, la différence d’âge entre les (ex-)partenaires intimes est supérieure à dix ans. 48.7% des 115 hommes sont pères d’au moins un enfant mineur. Parmi les hommes victimes, la moitié sont suisses et la moitié de nationalité étrangère dont près de 50% vivent en Suisse depuis plus de dix ans. Si ces hommes sont de tous niveaux de formation, 20% d’entre eux déclarent un niveau de formation qui n’a pas été au-delà de l’école obligatoire. Enfin, environ un quart (26.1%) ne sont ni en activité professionnelle ni en formation.
Un des points forts de cette étape a été de mettre en évidence qu’au moment de l’événement violent, les hommes victimes, leurs partenaires et leurs enfants sont confrontés à des difficultés biopsychosociales [3], d’autant plus préoccupantes lorsqu’elles sont cumulées. Relevons notamment des situations de précarité financière et professionnelle, des expériences d’immigration récente et souvent associées à un isolement social, des problèmes de santé durables ; des problèmes chez les enfants, notamment, troubles du comportement, difficultés scolaires, des situations de couple et familiales complexes, des antécédents de conflits et de violence dans le couple. Parmi les situations les plus inquiétantes sont celles qui impliquent des enfants mineurs.
Les ressources mobilisées pour rebondir
La phase 2 de l’étude a porté sur un suivi longitudinal au moyen d’entretiens semi-directifs menés par téléphone sur le devenir des hommes victimes qui ont pu être recontactés et qui ont accepté l’entretien (N=38), en moyenne cinq ans après leur consultation à l’UMV. Les témoignages ont permis de connaître les aides professionnelles auxquelles les hommes victimes ont fait appel. De manière générale, les hommes interrogés disent s’être moins appuyés sur des aides formelles de professionnel·le·s et d’institutions que sur les aides informelles des proches. La plupart signalent que leur situation personnelle s’est améliorée depuis la consultation mais qu’ils ont traversé des périodes souvent très difficiles, que ce soit sur le plan psychique ou pour émerger de difficultés professionnelles et financières. Certains pères disent que le plus difficile a été de voir souffrir leurs enfants et d’en être séparés. Ils attribuent principalement l’amélioration de leur situation à leurs capacités personnelles ainsi qu’au soutien de leur entourage.
Un phénomène qui préoccupe les professionnel·le·s
La phase 3 s’est appuyée sur une analyse de contenu qualitative de deux discussions de groupe avec des professionnel-le-s du réseau de lutte contre la violence domestique (N=16). Il s’est agi d’évaluer les perceptions des professionnel-le-s concerné-e-s par la prévention de la violence domestique quant à leurs expériences de prise en charge des hommes victimes de violence de couple et leur point de vue sur les enjeux posés par cette problématique.
Il apparaît que les situations d’hommes victimes de violence de couple sont relativement rarement rencontrées dans les diverses institutions représentées. Les personnes consultées convergent dans la perception d’un phénomène qui n’est cependant pas anodin et constatent des souffrances et des situations de détresse importante chez les hommes victimes, les femmes auteures et les enfants exposés. Par ailleurs, les participant-e-s aux focus groups déplorent l’aggravation de ces souffrances par des attitudes stigmatisantes, empreintes de préjugés négatifs que leur ont rapportées des hommes victimes, par exemple : incrédulité, minimisation ou moquerie. Un élément à relever est la concordance des perceptions des participant-e-s travaillant dans des cadres différents.
Les participant-e-s rendent compte des ressources existantes pour les hommes victimes et des réponses données et de manière générale remarquent qu’elles différent peu de celles offertes dans les situations où la femme est victime. Il est toutefois noté qu’il n’y a pas la possibilité, comme pour les femmes, d’orienter les hommes vers un centre d’hébergement pour les victimes de violence de couple. Ce qui prime parmi les réponses des professionnel-le-s semble un souci d’être à l’écoute de toute personne concernée par la violence (hommes, femmes, enfants), qu’elle soit victime, auteur-e (et parfois les deux à la fois). La voix des hommes victimes est néanmoins perçue comme particulièrement réprimée et surtout auto-censurée.
Les discussions ont mis en évidence des questionnements sur les pratiques professionnelles. Parmi les principaux enjeux évoqués figure le dépistage. En effet, une vision partagée est qu’une partie importante des hommes agressés endureraient leur situation dans le silence et renonceraient à chercher de l’aide. D’autre part, la complexité des prises en charge représente un défi, notamment du fait de la frontière parfois floue entre auteur-e-s et victimes ou encore de l’impuissance ressentie devant la souffrance des pères faisant l’objet de chantage de leur partenaire par rapport aux enfants.
Des pistes pour mieux guider les pratiques
Au-delà d’une relative faible prévalence, notre étude a permis de mettre en évidence la grande détresse des hommes victimes de violence de couple, aussi bien exprimée par les hommes eux-mêmes que par les professionnel-le-s. Pourtant, les hommes victimes de violence de couple consultés font assez peu appel à des ressources « spécifiques », telles que le Centre LAVI, invoquant leur réticence à consulter des institutions qu’ils considèrent a priori destinées aux femmes. Or, dans le même temps, les professionnel-le-s du réseau de lutte contre la violence domestique soulignent que la plupart des aides aux victimes sont également à disposition des hommes. Le terme de malentendu pourrait ainsi qualifier ce décalage.
Cette étude sur les hommes victimes de violence par leur (ex-)partenaire intime a confirmé la situation préoccupante des enfants exposés à la violence de couple. Cette inquiétude est unanimement partagée par les professionnel·le·s ayant participé aux discussions de groupe. Sans doute, la plupart des hommes ont fini par surmonter les difficultés et l’évolution favorable de leur situation leur a peut-être permis d’être plus attentifs à leurs enfants. Toutefois, cette amélioration a pris plusieurs années et le parcours a souvent été douloureux. Pour les enfants, il est à craindre que ces années auront été trop longues et les auront marqués.
Finalement, en l’état actuel, nos recommandations prioritaires en termes de prévention sont les suivantes :
- Reconnaître la souffrance des hommes victimes de violence de couple, au-delà du nombre des hommes concernés.
- Informer les proches et les services de premiers recours sur le fait que les aides aux victimes de violence de couple sont également accessibles aux hommes.
- Proposer des formations sur le thème des hommes victimes de violence de couple aux professionnel-le-s du réseau de lutte contre la violence domestique afin de favoriser les échanges d’expériences et de bonnes pratiques face à des situations complexes.
- Les besoins d’hébergement sont régulièrement évoqués mais demandent à être évalués compte tenu de l’engagement important de ressources que cela impliquerait.
- Mieux inclure les personnes vivant des relations LGBTQI dans les actions de prévention.
- Mettre les enfants au centre des prises en charge.
[1] Résumé de 12 pages disponible en format pdf
[2] OMS. Rapport mondial sur la violence et la santé. Genève : Organisation Mondiale de la santé ; 2002.
[3] Le terme biopsychosocial se réfère aux aspects à la fois physiques, psychiques et sociaux de la santé.