Cartographie des familles arc-en-ciel en Valais
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Une recherche participative menée en Valais cartographie les différentes dimensions de la parentalité LGBT. Elle représente également l’occasion, pour ces familles arc-en-ciel, de se rencontrer et de formuler des revendications.
Par Christiane Carri, professeure et responsable de projet, Haute école et Ecole supérieure de travail social, HES-SO Valais, et Stefanie Boulila, responsable de recherche, Institut pour le développement socioculturel de la Haute école spécialisée, travail social, Lucerne.
Les familles dans lesquelles au moins l’un·e des parent·e·s se considère comme lesbienne, gay, bisexuel·le, queer ou trans* [1] sont confrontées à des défis spécifiques dans les espaces ruraux de Suisse. Ainsi en est-il du Valais, canton bilingue et région alpine rurale où ces familles dites « arc-en-ciel » ont été identifiées comme vivant isolées les unes des autres et du réseau plus large de telles familles suisses. Le projet de recherche « Capacity Building for Rainbow Families in Switzerland and Beyond » [2] a pour objectif de donner à ces familles le pouvoir de rendre leur situation visible, de leur proposer une boîte à outils qui leur permette de travailler de manière autonome sur leur situation de vie, de se mettre en réseau avec d'autres parent·e·s LGBT et leurs enfants, ainsi que de formuler des revendications politiques.
Les familles arc-en-ciel valaisannes ont rassemblé leurs expériences [3] entre 2020 et 2021. Sous la forme d'une carte interactive, elles racontent les différents lieux où leur situation joue un rôle.
Récolter l’expertise des familles arc-en-ciel
Conçue selon une approche participative, la recherche se base sur les expertises des familles arc-en-ciel. En conséquence, les questions fondamentales concernant le design de l’étude et la présentation des données ont été déterminées par les personnes concernées, qui se sont retrouvées régulièrement à l’occasion de réunions et d’ateliers. Les motivations quant à leur engagement se sont révélées très variables : certaines cherchaient à nouer de nouveaux contacts avec d'autres familles de même profil, d'autres étaient intéressées par les débats politiques ou par le processus de recherche scientifique. Afin de renforcer l'aspect communautaire du projet, un service de garde d'enfants était proposé, ce qui a représenté un aspect important pour les parent·e·s.
La démarche a été conçue de façon bilingue, générant ainsi des contacts entre francophones et germanophones. Même si les compétences dans l’autre langue étaient parfois faibles, des animations ciblées, de même que des objectifs et des préoccupations communes, ont contribué à développer la communication. Lors de discussions longues, soit les participant·e·s effectuaient les traductions entre elles et eux, soit les accompagnatrices scientifiques s’en occupaient. Les inputs ont toujours eu lieu en allemand et en français.
Une représentation imagée et géographique du canton a été choisie de manière commune pour présenter les résultats [4]. Ainsi, lors de réunions préparatoires, les participant·e·s ont déterminé divers lieux, institutions et espaces qui jouent un rôle dans leur vie. De l'église à leurs familles élargies, en passant par la vie dans un village, les loisirs, la politique, la médecine et l'école, différentes dimensions ont été nommées puis divisées en catégories plus fines. Grâce aux informations fournies, l’équipe du projet a alors développé une série de questions pour chaque thème.
Une journée de recherche a ensuite été organisée, à laquelle de nouvelles familles arc-en-ciel ont été conviées, en plus de celles déjà actives. Après un temps de rencontre, les personnes ont été réunies en binômes. Munis de dictaphones, les duos ont parcouru plusieurs postes thématiques où ils se sont interviewés mutuellement sur leur expérience autour du sujet abordé, soit en utilisant le questionnaire proposé, soit en racontant librement leur histoire. Le rôle des scientifiques durant ce processus a consisté à introduire la technique, ainsi qu’à clarifier les questions administratives et organisationnelles.
Les interviews ont été retranscrites puis soumises aux familles pour analyse. Les données récoltées ont ensuite été synthétisées, placées sur une carte interactive (voir ci-dessous) et agrémentées de citations sélectionnées par les participant·e·s [5].
Le village, un lieu de vie jugé paisible
La plupart des familles participantes sont originaires du Valais. Certaines personnes s’y sont installées pour rejoindre leur partenaire. Outre la liberté de mouvement et la proximité avec la nature, divers avantages sont évoqués. D’abord, grâce aux liens sociaux existant dans les villages, le sentiment d’insécurité se révèle plus faible que dans l'anonymat d'une grande ville. La peur est absente et aucune agression verbale ou physique n’est mentionnée dans les communautés villageoises, contrairement à l’expérience vécue dans les villes. Une autre facilité relevée est de ne pas avoir à se soumettre à un processus permanent de coming out et subir ainsi l'incertitude quant aux réactions des interlocuteurs et interlocutrices. De la boulangerie à la bibliothèque, les familles sont connues de tous et toutes.
Le caractère villageois est également très apprécié par rapport à l'école, la garderie et les associations de loisirs. Généralement, les enfants restent en contact avec les mêmes camarades, du niveau préscolaire à l'école ainsi que dans les activités extra-scolaires. Cette continuité évite l’incertitude de coming out permanents et les éventuelles discriminations qui en découlent. A l’inverse toutefois, il est observé que vivre dans un village peut aussi être envahissant pour la vie privée.
Les écoles sont plutôt perçues comme fondamentalement prévenantes et ouvertes. Les familles indiquent néanmoins des améliorations nécessaires. Par exemple, certaines fêtes traditionnelles, telles que la fête des mères et la fête des pères, sont critiquées car elles ne correspondent pas à leur réalité. Les enfants qui ont des parent·e·s d’un seul genre sont régulièrement confrontées à cette difficulté. Si certain·e·s enseignant·e·s semblent faire des efforts pour modifier le nom de ces journées (comme fête de parents, par exemple), il paraît pédagogiquement plus judicieux d'adapter les dénominations de ces fêtes traditionnelles aux réalités des écoliers et écolières plutôt que de les laisser aux initiatives individuelles. Enfin, les formulaires des écoles mentionnent encore souvent la mère et le père. Le souhait émis est que soit mentionné « parent·e 1 » et « parent·e 2 ».
La naissance, une situation juridique discriminatoire
Au niveau administratif, les familles arc-en-ciel témoignent de grandes difficultés au sujet de leur statut juridique. En effet, au moment de la recherche, soit avant l’acceptation par le peuple suisse de l’initiative « Mariage pour tous » [6], un·e enfant né·e dans une union lesbienne devait être adopté·e par la mère n’ayant pas accouché, un processus décrit comme discriminatoire et envahissant. Les professionnel·le·s du travail social sont alors perçu·e·s comme mal informé·e·s et parfois condescendant·e·s. De nombreux témoignages relatent l'impression d'avoir passé devant un tribunal, comme si la décision de donner naissance à un·e enfant constituait un délit. Le fait que ce « procès » lié à l’adoption avait lieu peu de temps après la naissance a été jugé accablant, surtout dans une période très émotionnelle et supposée être joyeuse.
Cette situation juridique d’avant le 1er juillet 2022 a également été vécue comme très déstabilisante. Si, par exemple, la mère qui portait l’enfant venait à décéder durant l'accouchement ou avant l’aboutissement des démarches d'adoption, l'enfant était alors juridiquement considéré·e comme orphelin·e et l’autre parent·e ne disposait d’aucune reconnaissance légale de son statut. Le même problème se posait si la mère qui n'avait pas porté l’enfant quittait la famille avant la fin de l’adoption. Ainsi, le souhait qui s’est exprimé a consisté en une égalité juridique avec les couples hétérosexuels, ainsi qu’une meilleure formation du personnel des autorités de protection de l'enfance sur le thème des familles arc-en-ciel. Depuis la fin de la recherche, la loi a évolué et l’accès au mariage pour les couples homosexuels a contribué à améliorer l’égalité juridique attendue : il n’y a plus besoin d’adopter l’enfant de sa ou son conjoint·e lorsque les parent·e·s sont marié·e·s, la ou le « parent·e 2 » est automatiquement reconnu·e comme deuxième représentant·e légal·e, si une famille reçoit un don d'une banque de sperme suisse.
Au moment de la récolte des données, l'accès à la médecine de la reproduction en Suisse constituait un autre problème majeur. Par le passé, nombreux sont les couples de lesbiennes à s’être rendus dans d'autres pays européens pour obtenir des dons de sperme, ce qui engendrait des coûts élevés. L’alternative, celle du don de sperme privé [7], s'accompagnait de risques importants, tant pour le donneur que pour les couples, en raison des incertitudes juridiques liées à l'adoption de l'enfant de la conjointe, telles que décrites précédemment. Avec l’entrée en vigueur de la loi pour le mariage pour tous, l'accès aux banques de sperme suisses est désormais possible. Toutefois, si ces femmes n'ont pas les moyens financiers d’y recourir [8] ou si elles ressentent le besoin de connaître personnellement le donneur, les incertitudes juridiques subsistent.
Par contre, les soins médicaux pendant la grossesse et à la naissance sont considérés comme excellents. Les couples de lesbiennes se sentent très bien accueillies dans les hôpitaux valaisans et très agréablement accompagnées par les gynécologues. En pédiatrie également, elles témoignent exclusivement d’expériences positives.
L’église et la famille, lieux de conservatisme
Dans le contexte d’un canton traditionnellement catholique, l'église joue un rôle important pour les familles. La mouvance catholique se montre en effet fondamentalement hostile aux couples queer, que ce soit par le biais d'un Vatican très éloigné de leurs préoccupations ou des prêtres dans les communes. Si les curés se montrent prêts à baptiser les enfants, ils manifestent, parfois très énergiquement, leur refus de ce modèle familial. Malgré cela, de nombreuses personnes concernées tiennent néanmoins à faire partie de l'église catholique, non tant pour l'aspect institutionnel ou spirituel, mais plutôt pour l’enjeu d’intégration à la communauté : les parent·e·s ne veulent pas que leurs enfants soient davantage marginalisé·e·s. Les participant·e·s estiment qu'un changement d'attitude de l'église améliorerait également leur intégration.
Les personnes qui ont participé à la recherche rapportent d’importantes difficultés par rapport à leur sphère familiale. Beaucoup y ont en effet vécu le rejet et l'exclusion après avoir fait leur coming out. Alors que ce(s) moment(s) de révélation est ou sont souvent perçus comme une blessure dans la relation avec les parent·e·s, grossesses et naissances sont décrites comme relevant d’un processus de guérison.
A l’inverse des institutions publiques (écoles, autorités de protection de l'enfance, hôpitaux, église) qui évoluent dans le cadre de la loi et de normes sociales, la parenté, en tant qu'espace privé, apparait comme une zone de non-droit. De nombreuses déclarations émises dans le contexte familial comme étant seulement une « opinion conservatrice » sont perçues comme fondamentalement violentes et blessantes par les personnes concernées. Ainsi, en restreignant la famille à l’espace privé, la société marginalise les personnes queer, en les privant de toute protection. Ce faisant, les familles continuent d'être un lieu de production et de reproduction de la matrice hétérosexuelle et hétérosexiste [9].
Les témoignages des participant·e·s montrent l'importance de poursuivre la lutte contre l’homophobie, en particulier dans le contexte familial. Dans ce contexte, le Bureau de l'égalité du Valais a lancé au printemps 2022 une campagne [10] s'adressant spécifiquement aux parent·e·s d'enfants LGBT+. Comme la recherche le montre clairement, la position particulière de la parenté en tant qu’espace privé nécessite une approche spécifique.
Améliorer l'équité sociale
En Valais, la recherche montre donc que la vie dans un canton traditionnellement catholique, rural et alpin implique des défis particuliers mais aussi des avantages. Les familles se sentent en sécurité dans le cadre du village, elles y apprécient le voisinage immédiat, qui entraîne une "normalité" et prévient l’incertitude de coming out permanents.
Toutefois, l’intégration à la communauté catholique s’inscrit comme un élément ambigu (rejoindre une communauté pour éviter une « marginalisation supplémentaire » versus église catholique perçue comme une institution hostile envers les familles arc-en-ciel, voire un agent actif de leur marginalisation). Le contexte familial, lui, est caractérisé par l’incertitude et plusieurs participant·e·s ont vécu des situations d’exclusion dans leurs propres familles en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre.
En mettant en lumière les expériences vécues par les familles dans leur propre contexte [11], cette recherche participative a encore débouché sur la création d’un mode d'emploi destiné à démultiplier le projet dans d'autres endroits et à collecter davantage de données sur la situation des familles arc-en-ciel dans les différentes régions de Suisse ou d’ailleurs. Ces éléments permettront alors d’aller vers une équité sociale toujours meilleure, y compris dans la sphère privée qui continue à représenter un défi pour les familles arc-en-ciel.
Bibliographie
- Chow, J. & Crowe, K. (2005). Community-Based Research and Methods in Community Practice. In: Weil, M.(Ed.) The Handbook of Community Practice. Thousand Oaks: Sage Publications, Inc., 604-619
- Minkler, M., & Wallerstein, N. (2003). Introduction to community-based participatory research. In: Minkler, M.& Wallerstein, N. (Eds.) Community-based participatory research. San Francisco, CA: Jossey Bass., 3–26.
[1] L’astérisque derrière le mot « trans » sert à évoquer la diversité des formes possibles d’identités trans*. Source :Transgender Nework Switzerland.
[2] Ce projet de renforcement des capacités des familles arc-en-ciel en Suisse et ailleurs s’inscrit dans le cadre du FNS-SPARK « Financement rapide d’idées originales ».
[3] Cette démarche a été conduite avec la collaboration de l’association faitière Familles Arc-en-ciel.
[4] C’est donc la méthode de la cartographie qui a été choisie.
[5] Le document final est disponible en français et en allemand. Il peut être consulté sur les sites web des associations QueerWallis, Alpagai et de la HES-SO
[6] La récolte de données a été réalisée entre 2020 et 2021, soit avant que l’initiative sur le mariage pour toutes et tous ne soit acceptée en votation populaire en septembre 2021 et n’entre en vigueur le 1er juillet 2022. La situation juridique a en partie changé depuis lors. Si une famille reçoit un don d'une banque de sperme suisse, il n'est plus nécessaire d'effectuer une procédure d'adoption de l'enfant du conjoint.
[7] Soit par une personne connue
[8] En Suisse, l’assurance maladie prend en charge les coûts des prestations médicales de trois tentatives d’insémination artificielle pour les couples hétérosexuels mariés. Un processus politique est en cours pour que les couples homosexuels puissent obtenir les mêmes conditions. En savoir plus
[9] Ensemble des attitudes, préjugés et discriminations en faveur de l'hétérosexualité, qui est alors établie comme seul modèle relationnel. L'hétérosexisme prétend qu'il est plus normal, moral ou acceptable d'être hétérosexuel·le que d'être gay, lesbienne ou bisexuel·le. Source : sos-homophobie.org.
[10] https://www.egalite-vs.ch/fr/plateforme-cantonale-valaisanne-pour-l-egalite/activites/lutte-contre-les-discriminations-a-l-egard-des-personnes-lgbtiq-9050/
[11] La présentation plus complète des résultats peut être consultée sur une carte interactive .
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Comment citer cet article ?
Christiane Carri et Stefanie Boulila, «Cartographie des familles arc-en-ciel en Valais», REISO, Revue d'information sociale, publié le 5 décembre 2022, https://www.reiso.org/document/9968