Une tablette pour contourner les handicaps
En Suisse romande, des jeunes à besoins particuliers utilisent désormais les médias numériques. Ces outils précieux imposent de nouvelles approches pédagogiques pour les professionnel·le·s, les parents et les institutions.
Par Estelle Trisconi, chargée de communication pour les activités de protection des jeunes face aux nouveaux médias de l’Office fédéral des assurances sociales
« iPad Air », « AirPrint », « Dropbox », « annotations de PDF ». Il est fait usage d’un répertoire inhabituel de mots en cet après-midi d’avril dans les locaux lausannois de la Fondation Verdeil. Le vocabulaire évoque le genre de conversations que l’on peut avoir, à la maison ou au bureau, lorsqu’on a à régler des questions informatiques. Dans cet Etablissement de pédagogie spécialisée, le sujet central des échanges, c’est Maxime [1], diagnostiqué dyspraxique et dyslexique, qui éprouve comme tous les sujets porteurs de ces mêmes troubles, des difficultés pour déchiffrer les phrases et les calculs, ainsi que des difficultés liées à l’utilisation d’un crayon ou d’une plume pour écrire, et à l’agencement correct des lettres et des chiffres.
En plus de l’encadrement pédago-thérapeutique classique dont disposent les enfants et adolescents atteints par cette pathologie, Maxime bénéficie des conseils d’une cellule de spécialistes visant à lui offrir la solution la plus appropriée en matière de technologie d’aide. L’adolescent s’est ainsi vu remettre une tablette tactile. Les fonctionnalités usuelles de l’appareil suffisent déjà à enrichir la palette des interventions possibles susceptibles de générer chez lui des progrès : conserver une trace numérique de ses productions, les imprimer, accéder à des plateformes de dépôt comme Dropbox pour mutualiser des contenus entre différents intervenants (enseignants, éducateurs, parents, thérapeutes, etc.).
Le cadre de l’apprentissage facilité
Un autre atout de la tablette pour Maxime réside dans la possibilité qu’il a d’utiliser des logiciels conçus à l’usage spécifique des individus à besoins particuliers, et ce partout et à tout moment. « Je suis plus à l’aise pour écrire des phrases et des mots », confie-t-il lorsqu’il est invité à donner son avis sur l’aide que lui procure la tablette. L’enseignante spécialisée acquiesce : Maxime manifeste plus de confiance à écrire au tableau devant ses camarades. Pour sa maman, l’orthographe connaît une réelle embellie. La reconnaissance des chiffres s’améliore. Reste que pour Maxime, la tablette n’est pas cet objet que d’autres jeunes de son âge utilisent tel un jouet, avec facilité et insouciance. Le simple geste de sortir la tablette du sac requiert une attention oculomotrice tout sauf anodine. Il arrive que le garçon oublie le code d’accès. Et lorsqu’il utilise internet, c’est pour s’aventurer sur Youtube, probablement pas assez pour communiquer, en raison de la difficulté qu’il éprouve à se faire des amis.
La tablette l’accompagne durant les leçons d’enseignement spécialisé, mais également durant son temps libre. « Ce n’est pas qu’un outil de classe, mais un outil global », développe à son tour Elvio Fisler, délégué informatique de la fondation et coordinateur pédagogique auprès de la Cellule de coordination en informatique pédagogique spécialisée du canton de Vaud, qui salue la posture participante des parents.
La situation de Maxime illustre bien l’importance d’adopter une approche active des médias numériques auprès des enfants et adolescents ayant des besoins particuliers. La question fait l’objet d’une attention toute particulière au sein des instances fédérales actives dans la protection des enfants et des jeunes face aux nouveaux médias. Une brochure visant à sensibiliser les institutions spécialisées au développement de compétences médiatiques a été éditée en 2015 par l’Office fédéral des assurances sociales (Luginbühl et al.) et une page thématique vient de voir le jour sur le site internet Jeunes et médias [2]. Dans un objectif de protection, favoriser une utilisation appropriée des médias numériques constitue la prévention la plus efficace contre les risques. En résumé, il est important d’accompagner les jeunes dans la découverte des opportunités et des risques et de ne pas s’en tenir uniquement aux mesures restrictives, voire répressives.
Des bénéfices sur plusieurs plans
De nombreuses études s’accordent à reconnaître les bénéfices que les technologies numériques comportent auprès d’individus présentant des déficits cognitifs. Et ce, à plusieurs égards : « Les technologies peuvent promouvoir l’indépendance et l’autodétermination, supporter l’apprentissage de contenus scolaires, favoriser une meilleure estime de soi, aider l’élève à communiquer et à réaliser ses tâches » (Viens, Langevin, Saint-Pierre, Rocque, 2012, p.52) [3].
C’est à l’avant-plan de ces promesses que se situe l’action de la Cellule spécialisée, qui intervient pour proposer des solutions soit individuelles, comme c’est le cas avec Maxime, soit institutionnelles. Lorsque Elvio Fisler et son équipe de coordination sont sollicités, c’est pourtant un discours plus prudent qu’ils doivent tenir. « Le problème de la technologie d’aide, c’est qu’elle est perçue comme miraculeuse », observe Elvio Fisler. Le discours marketing des fabricants de logiciels, notamment ceux qui s’adressent aux autistes ou aux dyspraxiques et dyslexiques, n’est pas étranger à cette conception idyllique de la réalité. Or, la prise en charge d’un jeune nécessitant une aide technologique ne se réduit pas à choisir le bon programme sur le marché des logiciels, ni à sortir l’artillerie lourde. « Il faut commencer par s’interroger sur les besoins et les ressources existantes. Si le jeune possède un smartphone, ça suffira peut-être. En revanche, si l’école ne possède pas d’iPad, mais seulement des ordinateurs, recourir à un outil qui ne provient pas de son terreau se révèlerait inefficace. »
Selon Elvio Fisler, toutes les tentatives d’implantation d’une technologie d’aide s’étant soldées par un échec sont attribuables à l’utilisation d’un logiciel sur lequel repose trop d’espoirs. Il faut dire que si le risque de succomber à un logiciel à la mode existe aujourd’hui, c’est parce que l’informatique d’aide a connu une véritable révolution depuis les années 2000 : « La branche s’est démocratisée. Les produits sont devenus accessibles en termes de prix, viables sur une plus longue durée, et leur maniement ne nécessite plus de formation, du moins aussi poussée et exigeante. L’idée étant qu’un enseignant lambda, une maman, le chauffeur de bus pourquoi pas, peuvent facilement accéder à ces différents outils. »
Pour se prémunir contre les risques d’un échec de ce genre, Viens et al. rappellent dans leur ouvrage l’importance pour les intervenants de réaliser une évaluation complète des besoins de l’individu et de coordonner leurs actions avec ces technologies d’assistance. D’autres recommandations y sont évoquées comme de former tous les acteurs gravitant autour de l’utilisateur, et de veiller à la maintenance technique des appareils. L’autre aspect important à prendre en considération lorsqu’apparaît l’opportunité d’une technologie d’aide, rappelle Elvio Fisler de son côté, c’est de veiller à inscrire le dispositif dans la durée. Autrement dit, d’assurer toutes les transitions existantes, d’une école à l’autre ou d’une classe à l’autre, jusqu’au monde adulte. Ce dernier passage de relais est aussi le plus délicat : « Du jour au lendemain, il n’y a plus ni logopédiste, ni psychomotricien, ni enseignant, seulement l’éducateur. Or, la gestion d’une technologie d’aide ne fait pas forcément partie de son cahier des charges », observe Elvio Fisler.
Plus d’estime de soi, moins de souffrances
Le jeu en vaut la chandelle, si l’on en croit Viens et al., pour qui les technologies comportent des atouts indéniables en termes d’apprentissage. La machine offre l’avantage de s’adapter au niveau de l’utilisateur et de rétroagir, fournissant par exemple des conseils pour compléter la tâche ou des renforcements positifs lorsque la tâche est réussie. Les assistants à l’écriture, grâce auxquels l’élève écrit des textes à l’aide d’images et de pictogrammes, ou se voit proposer des mots par prédiction, possèdent ces qualités. Les pictogrammes ne datent pas d’hier, mais ils s’écornent et s’égarent. Ici, tout est traçable, modulable, personnalisable.
Les effets engendrés, notamment sur le plan émotionnel, sont souvent immédiatement perceptibles : « Je me souviens d’une maman dont la fille présentait des troubles dyspraxiques sévères. Elle a failli éclater en sanglots devant le constat que sa fille n’avait pas eu accès à des facilités proposées dans l’iPad, en l’occurrence l’annotation de photos prises du tableau noir ou de fiches. Jusque-là, c’était une torture pour elle de copier des textes du tableau, car l’exercice occasionnait une grande attention et tension musculaire », relate Elvio Fisler. « Les technologies, ce ne sont pas juste des gadgets. L’aide qu’elles apportent permet de dépasser des souffrances. » Il y a les outils de base permettant de pallier aux problèmes manifestes : le double clic sur l’écran pour obtenir un zoom destiné aux personnes mal voyantes. Et il y a les outils qui agissent favorablement sur l’estime de soi et l’autodétermination des utilisateurs. Elvio Fisler en fait volontiers une question éthique : « Que veut signifier un individu porteur d’une déficience motrice qui appuie sur le bouton ‘Non’ ou ‘Non, pas maintenant’ ? La subtilité de la réponse nous échappe. » Avec les nouveaux outils, l’occasion est donnée à ces personnes d’exprimer leurs pensées et sentiments avec plus de nuances, et plus généralement « d’agir sur leur environnement ».
Car bien sûr les champs d’application des technologies d’assistance ne se limitent pas aux murs d’une institution spécialisée ou d’une école, s’étendant au contraire aux activités de la vie quotidienne et des loisirs. On le voit avec Maxime qui fait un usage scolaire et domestique de sa tablette. A l’école, pour apprendre à lire, à calculer, à communiquer ; à la maison, pour faire comme les autres de son âge, surfer sur Youtube, envoyer des textos, écouter de la musique. « Exister socialement » pour reprendre les mots d’Elvio Fisler. A la Cellule spécialisée, on observe avec attention les solutions permettant le BYOD pour « Bring your own device ».
[1] Prénom modifié
[3] Références bibliographiques
- Luginbühl, M., & Bürge, L. (2015) Développement des compétences médiatiques dans les institutions pour enfants et adolescents présentant des besoins spécifiques. Guide pour la conduite d’un bilan institutionnel. Berne : Office fédéral des assurances sociales.
- Présentation sur cette page de REISO, et liens internet : www.cellcips.ch, www.vd.ch/oes, www.verdeil.ch. La brochure est téléchargeable gratuitement depuis la page thématique ou peut être commandée en ligne.
- Viens, J., Langevin, J., Saint-Pierre, M., & Rocque, S. (2012). Pour des technologies accessibles aux élèves handicapés ou en difficulté d’apprentissage ou d’adaptation. Montréal : Éditions Nouvelles.
A lire également :
- Fisler, E. & Schneider, C. (2014). Modèle pratique de soutien à l’intégration des aides technologiques dans la classe. Dans Rousseau, N. & Agelucci, V. (dir.) Les aides technologiques à l’apprentissage pour soutenir l’inclusion scolaire. Québec, Canada : Presses de l’Université du Québec.