Femmes migrantes et sensibilités culturelles
Il existe un point commun entre le tricot et un concert classique dans une église : ces deux activités sont parfois proposées aux femmes migrantes. Mais pourquoi un concert suscite-t-il autant de débats socio-culturels ?
Par Charlène Patel, travailleuse sociale remplaçante, Centre d’animation et de formation pour femmes migrantes, Delémont
Penser de manière juste pour autrui, c’est le leitmotiv du travail social au quotidien. Entre anticipations surprotectrices, indélicatesses momentanées et actes ayant une portée néfaste pour l’institution, les travailleurs sociaux sont à tout moment sur le qui-vive. Sur quels fondements les professionnels actifs dans le milieu de la migration peuvent-ils se baser pour proposer des activités culturelles ?
Dans un terrain comme celui du Centre d’Animation et de Formation pour Femmes migrantes (CAFF) [1] du Jura, l’enjeu du terme culture est mené à son paroxysme par la cinquantaine de nationalités qui s’y côtoient. Le CAFF est avant tout un lieu qui permet aux femmes de sortir de la maison et de l’isolement. Politiquement, il a un but d’intégration. Les usagères sont des migrantes qui participent de leur plein gré aux cours de français ainsi qu’à diverses activités. Un espace pour les enfants de 0 à 4 ans est à disposition des mamans pendant qu’elles apprennent le français. Au sein de l’institution, les participantes sont entre les mains d’un personnel (professionnel et bénévole) suisse, ou vivant depuis plusieurs années en Suisse. L’équipe est grande, diversifiée et fonctionne avec une ligne directrice qui se veut cohérente, neutre et unanime.
La conciliation entre la neutralité de l’institution, le respect des valeurs, les particularismes ethniques, la sensibilité et les croyances de chacune est une affaire délicate. La question est de savoir comment, sans bafouer la culture des migrantes ni imposer la nôtre, il est possible de proposer des activités culturelles (où l’ethnocentrisme y est tautologique) aux usagères.
L’intégration par la culture, mais laquelle ?
La question des valeurs est présente dans toutes les activités et animations du centre. Un après-midi tricot, une information sur les maladies sexuellement transmissibles ou un petit paquet de cacahuètes avec une mandarine pour les enfants à Noël sont des offres qui ne sont pas dénuées de valeurs. L’enjeu de la culture dans un centre d’animation est prédominant : toute activité peut être jugée adéquate ou inadéquate par les bénéficiaires.
Dans l’effervescence du moment présent et en tenant compte des opportunités, les réflexions des professionnelles ne peuvent avoir l’allure de celles menées par des scientifiques axiologiquement neutres sur l’adéquation entre culture, multiculture, respect et intégration. Un travailleur social, ça agit ! Il n’a parfois pas pris tous les paramètres en compte et commet alors des « gaffes ». Mais le travailleur social a aussi droit à l’erreur, d’autant plus dans un milieu où les multiples conceptions historique, politique et religieuse du monde lui échappent. Le travailleur social n’est pas une encyclopédie.
Concrètement, ce qui a lancé le débat au sein de l’équipe de professionnelles du CAFF a été une invitation à des concerts gratuits. Ces concerts sont de grande qualité artistique et il nous a semblé de notre devoir de proposer un accompagnement socio-culturel à nos participantes. Nos objectifs ? Rompre la solitude de certaines l’espace d’une soirée, offrir quelque chose de gratuit, faire apprécier un grand compositeur européen aux amatrices de musique. Ces arguments sont les mêmes que ceux qui motivent d’autres activités. Toutefois, le concert en question était une messe de Bach chantée en latin et interprétée dans une église. La dimension religieuse de cette soirée a divisé notre équipe. Devait-on faire de la publicité pour assister à un concert classique dans une église ?
De la focale religieuse à l’approche culturelle
Dans la précipitation de l’action, la question théorique n’a pas pu être débattue en long et en large. Un recensement des participantes en termes de croyances religieuses dans leur pays d’origine n’a pas été effectué de manière précise. De plus, afin que l’activité ait une chance d’être organisée, il fallait se décider vite, en parler aux participantes et réserver le nombre de places auprès des organisateurs du concert.
En abordant la question par la religion, aucun moyen de résoudre les dissonances entre les animatrices n’a été trouvé : ce point de vue ne laissait pas de place à la culture musicale et la décision de renoncer au concert semblait incontournable. En revanche, en adoptant l’angle de la culture, le climat argumentaire est devenu plus rationnel. Les oppositions entre « pour ou contre » la religion ont bifurqué entre « pour ou contre » la culture de la terre d’accueil des migrantes. Ce point de vue est d’ailleurs celui de notre travail de tous les jours. Les animatrices ont alors dû s’extirper de leurs convictions personnelles afin de se recentrer sur les valeurs professionnelles. Et là, toute l’équipe s’est accordée pour promouvoir ce concert et le considérer comme une opportunité artistique et culturelle à proposer sans détour puisqu’elle répond également à notre objectif d’intégration. De plus, le mot d’ordre des activités a été rappelé : la publicité est faite à toutes les participantes en tant qu’activité facultative (se déroulant, le cas présent, un dimanche soir).
La promotion du concert a été envoyée à une septantaine de femmes et une dizaine d’entre elles y ont assisté. Pour quatre personnes, c’était la première fois qu’elles entraient dans une église et c’était leur premier concert de musique classique. Celles qui ne s’y sont pas rendues n’ont pas signifié de mal-être à y avoir été invitées, et certaines ont regretté d’avoir oublié la date. Des usagères ont-elles été choquées par notre proposition ? Si tel est le cas, il est peut-être bon qu’elles y aient été conviées par nous, des professionnelles en qui elles peuvent avoir confiance et à qui elles osent dire non. En continuant leur intégration dans leur région de migration, elles y seront tôt ou tard confrontées. Leur dissimuler certains aspects de leur nouvelle société serait une attitude infantilisante. Il serait en effet contradictoire de croire les protéger en censurant certaines informations alors que notre travail de tous les jours est de les encourager à s’autonomiser.
Avec de tels projets, la crainte de mettre mal à l’aise est réelle et justifiée. Il ne s’agit toutefois pas de propagande. Il est aussi de notre devoir de proposer des activités qui nous semblent plus ethnocentrées, même quand existe le risque d’offusquer des usagères. En vivant en Suisse, les migrantes font elles-mêmes le choix entre ce qu’elles veulent prendre ou non de notre culture. La musique classique fait partie de notre culture. Il n’est donc pas souhaitable, dans un centre pour femmes migrantes ou ailleurs, de constituer artificiellement un microcosme neutre et dénaturalisé des valeurs qui sont pourtant présentes dans la vie sociale de nos régions.
Prendre le risque de déplaire
Finalement, nous croyons toujours « bien faire » en proposant des activités et nous « faisons au mieux » en fonction du système culturel dans lequel nous évoluons. Il n’est pas possible de proposer des animations au goût de chacune des participantes qui viennent de cultures très diverses. En tant qu’animatrices, nous nous devons de revoir régulièrement les critères de nos programmes et de ne pas culpabiliser si une proposition déplaît à certaines migrantes.
Les après-midis tricot sont une manière de renforcer le stéréotype de la femme au foyer, toutefois, une quinzaine de participantes se retrouvent toutes les semaines au CAFF pour tricoter, échanger, faire des connaissances, passer de bons moments. Il serait dommage de les supprimer pour se conformer aux arguments féministes. Mais une activité moins ménagère, des cours de mécanique par exemple, pourrait aussi être envisagée. Bon à savoir : si les activités dépendent du savoir-faire des bénévoles qui animent les séances, nous restons ouvertes à toute proposition ou idée nouvelle. Même si elle ne contente pas tout le monde.
[1] Présent à Delémont et Porrentruy, le CAFF est un secteur de l’Association jurassienne d’accueil des migrants (AJAM), qui en assume la direction. Site internet.