Une clinique transculturelle pour les migrant-e-s
Après un viol ou des tortures, l’évocation du traumatisme est indispensable. Mais comment en parler ? Réponses dans « Clinique de l’exil » qui aborde la spécificité des soins aux personnes migrantes. Recension.
Par Jean Martin, médecin de santé publique et bio-éthicien
En préambule, précisons qu’il ne va pas de soi de faire face quotidiennement à des personnes « échouées » dans nos pays par la force des courants qui les ont ballottées. Ces personnes ont vécu des trajectoires souvent dramatiques, ont passé par des violences majeures, torture, viol, deuils liés à la guerre, déstructurations familiales et sociales. Dans un premier réflexe, on est pris par l’envie de ne pas en entendre plus. Mais il faut en savoir plus ! Car on peut survivre à ces atrocités, les personnes qui consultent le démontrent, mais comment survit-on ? [1]
La plupart des auteurs de « Clinique de l’exil » sont des collaborateurs/trices des associations Appartenances et œuvrent en Suisse dans le domaine de la santé mentale des migrants [2]. Le livre est paru à l’occasion du douzième anniversaire d’Appartenances-Genève pour faire mieux connaître l’expérience acquise [3].
La violence rend muet
Les mauvais traitements, la torture en particulier, rendent muet. « La torture est plus faite pour faire taire que pour faire parler » (Sironi). Y compris quand, ayant survécu, on demande de l’aide. Pour cette raison et d’autres, précarité matérielle, clandestinité, méconnaissance de la société dite d’accueil, ces personnes n’arrivent plus à parler en leur propre nom. Elles sont des « sans voix ». Avec une image d’elles-mêmes faussée, misérable ou même absente. Th. Baubet parle d’« hémorragie narcissique » [4]. Une chape de sentiments d’impuissance et de honte, voire de culpabilité, les oppresse. On se souvient que souvent, et indépendamment d’un contexte de violences à large échelle, les enfants et adultes battus imaginent que c’est par leur faute qu’ils le sont.
Question posée sur le plan individuel aussi bien que collectif : « Où est passée la vie que j’aurais dû avoir ? Dans le groupe, cela est apparu associé à des fantasmes de vol (“on m’a volé le sourire”, “je voudrais donner à mes enfants l’enfance que l’on m’a volée ”) ou de dépouillement, voire de séquestration » (A. de Santa Ana et A. Sanzana).
Dans sa description d’enfants de père disparu lors des massacres de Srebrenica qu’elle a suivis, M.-C. Probst montre comment, souvent, on cherche alors à éviter les souvenirs, y compris ceux qui seraient heureux. A noter aussi sa forte remarque : « Quant aux recherches des corps, un peu partout dans le monde, la ténacité des équipes d’anthropologie médico-légale est un acte de mémoire et une revanche sur la tyrannie. »
Les défis de la relation thérapeutique
Pour le traitement, l’évocation des traumatismes est indispensable. Cependant, elle ne peut et ne doit pas être un préalable. « En parler trop tôt c’est prendre le risque de faire voler en éclat des clivages protecteurs indispensables à la survie » (Th. Baubet). Un exemple manifeste est celui des femmes violées (viol utilisé comme arme de guerre systématique, en ex-Yougoslavie et certains endroits d’Afrique) : dans les Balkans le fait d’avoir été violée expose à la répudiation par le mari et à la perte de ses enfants, au rejet par le groupe voire à une vie de paria. Parler du viol à ses proches apparaît alors, d’un point de vue rationnel, formellement contre-indiqué mais ce secret perturbe gravement toute l’existence, particulièrement celle d’épouse et de mère.
M. Hauswirth et G. Hatt illustrent la difficulté de prendre soin de ces situations de bouleversement dont on ne peut parler – y compris, durant toute une première période, entre patiente et soignant. « La question du ‘dire ou ne pas dire’ n’est donc pas réglée une fois pour toutes (…) Cela signifie pour la thérapeute, mais également pour la patiente, d’accepter la tension que comporte la question, de ne pas chercher de réponse définitive. » [5], les femmes bengalis violées par les soldats pakistanais de l’Ouest étaient rejetées par leurs familles voire tuées (crimes d’honneur), parce que, étant définitivement déshonorées, elles déshonoraient leur milieu.
Accusés de simulation
Le poids des traumatismes vécus débouche sur des situations surprenantes : « Tous les patients, à l’un ou l’autre moment, nous demandent si ‘nous arrivons à supporter’. Certains expriment, une fois le processus thérapeutique bien engagé, la crainte qu’ils ont eue de nous détruire s’ils racontaient leur histoire » (Th. Baubet). Dimension supplémentaire de la difficulté relationnelle.
A relever un effet secondaire des blocages psychiques susceptible d’avoir des conséquences dramatiques : « Plus les traumatismes sont graves, plus il est difficile pour les patients de les évoquer devant les instances administratives. Plus le patient est confus lorsqu’il parvient à évoquer la torture, plus on lui reproche de mentir. On en arrive à ce paradoxe que les patients les plus affectés sont considérés comme les moins crédibles » (Th. Baubet, psychiatre qui a mis en place de programmes de santé mentale, dans divers pays, pour des victimes de la guerre ou de la grande précarité). Problématique très présente dans l’examen des demandes d’asile dans nos pays, où beaucoup de requérants sont pris pour des simulateurs.
La prise en charge est individuelle (avec la possible intervention de co-thérapeutes et celle fréquente d’interprètes) ou en groupe. Plusieurs contributions de Clinique de l’exil décrivent des modalités de travail avec des groupes de patient(e)s – approche qui se prête bien pour venir en aide aux victimes de torture notamment. Apports bénéfiques du fait d’être et de parler ensemble, de partager.
En guise de conclusion
Puisque souvent les traumatismes rendent muet, il s’agit alors pour les thérapeutes de « reconsidérer la posture habituellement adoptée dite ‘de bienveillante neutralité’ (…) La neutralité est impossible, car les problématiques que nous traitons, conséquences de pratiques répressives, font de nous des témoins privilégiés (…) Témoins engagés car contraints de modifier nos pratiques cliniques. Engagés par le refus du mensonge qui consiste à faire croire que les décisions politiques et économiques n’auraient pas d’effets psychologiques individuels » (F. Sironi, lire aussi le texte de N. Diaz-Marchand).
Soulignons encore la nécessité de disposer d’interprètes communautaires, éléments indispensables de cette clinique, et de voir leurs prestations admises de routine et adéquatement rémunérées. Plus généralement, la directrice de publication B. Goguikian rappelle que « l’interculturalité est avant tout un appel à la tolérance et ne concerne pas que les “autres venus d’ailleurs”, mais tous les groupes minoritaires et socialement défavorisés. Les migrants ne sont que des prismes grossissants de l’altérité, les “minorités visibles”, révélateurs des failles de nos institutions politiques, médicales et sociales ».
En résumé, un ouvrage passionnant par ses ouvertures sur un domaine des soins qui reste insuffisamment connu, qui devrait retenir l’attention des professionnels de la santé et de la relation d’aide dans nos pays où la migration pose des défis chaque jour plus sérieux.
[1] ndlr : Au début de sa carrière médicale, Jean Martin a passé huit ans outremer où il a été marqué par les défis de la relation thérapeutique avec des patients dont les cadres de références sont différents des nôtres.
[2] « Clinique de l’exil – chroniques d’une pratique engagée », dix-neuf auteurs, la plupart psychothérapeutes (psychologues ou médecins), certains en milieu hospitalo-universitaire, deux linguistes. Sous la direction de B. Goguikian Ratcliff et O. Strasser. Genève, Georg Editeur, 2009.
[3] Appartenances-Vaud œuvre dans son canton depuis 1993 et a été créée à Lausanne, dans le contexte de la guerre des Balkans, par Jean-Claude Métraux, pédopsychiatre ayant travaillé au Nicaragua.
[4] L’actualité fait évoquer le livre de la journaliste française Florence Aubenas, connue pour avoir été enlevée en Irak en 2005 et qui, durant six mois à Caen, a vécu la vie des employés précaires (Le quai de Ouistreham, Paris, Ed. de l’Olivier, 2010). Elle décrit son travail de nettoyeuse des toilettes des ferries. Extrait d’un interview qui montre la parenté avec la situation des migrants : « Mais ce qu’on ne saisit pas au début, c’est le fait de ne pas exister. Ce qu’on vous demande quand vous faites le ménage, c’est de disparaître. Quand vous dites bonjour aux gens avec votre balai, ils sont sidérés. Et cette attitude se retrouve dans le débat public, où vous n’entendez jamais parler des précaires. » Et aussi : « Dans ce milieu, la révolte est un luxe » (Le Temps, Genève, 22 février 2010, p. 27).
[5] Cette même problématique vaut en Asie du Sud : lors de la libération du Bangladesh en 1971. Ndlr : Jean Martin y a travaillé peu après pour l’OMS.