Réfléchir les pratiques face à l’urgence écologique
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L’ergothérapie soutient la participation des personnes dans leurs occupations. Comment encourager ces activités dans un environnement de bouleversements écologiques ? La filière ergothérapie de la HETSL s’est emparée de cette question urgente.
Par Denis Pouliot-Morneau, ergothérapeute, maître d’enseignement HES, Léa Nussbaumer, ergothérapeute, assistante HES, et Valérie Simonet, ergothérapeute, maître d’enseignement HES ; filière Ergothérapie, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO)
Les bouleversements écologiques sont qualifiés de défi sanitaire le plus important du XXIe siècle, selon The Lancet (2023), rejoignant ainsi les multiples voix alertant sur l’urgence climatique que connaît notre planète. Un tel constat implique de passer à l’action, notamment pour les professions de la santé et du social. À cet effet, la filière ergothérapie de la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL) porte divers projets et réflexions. Le présent article vise à les faire connaître, dans l’espoir qu’elles servent à d’autres et ouvrent sur des collaborations, lesquelles semblent nécessaires pour faire face et s’adapter aux dévastations environnementales en cours.
En prise avec l’expertise professionnelle
L’ergothérapie est une profession relativement méconnue. Ancrée dans le domaine de la santé, elle repose aussi sur de fortes assises sociales et vise à permettre la participation des personnes dans leurs activités significatives. La santé se trouve en effet fortement liée aux possibilités de réaliser ces occupations : celles-ci contribuent à construire le sens de l’existence, à participer aux milieux sociaux d’appartenance et à favoriser le bien-être, lequel figure au centre de la définition de la santé de l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 2023). Ainsi, en ergothérapie, il est admis que les difficultés de participation liées aux restrictions de choix ou d’accès aux occupations (facteurs structurels, architecturaux, d’attitude, personnels) péjorent l’état de santé.
Les bouleversements écologiques qui se profilent s’avèrent directement liés à l’activité humaine : l’organisation sociale industrielle de celle-ci en est la cause ; leurs effets contribueront à précariser l’accès à diverses occupations pour de nombreuses personnes, surtout les plus vulnérables (Newell, Daley, & Twena, 2021). Les désastres climatiques et les événements météorologiques extrêmes ont déjà des conséquences sur les activités quotidiennes, notamment par les fermetures d’entreprises, les perturbations de l’approvisionnement alimentaire ou encore les déplacements des populations. Les conséquences de telles perturbations touchent particulièrement les pays et les tranches de la population à faible revenu et compliquent l’accès aux ressources de base, telles que l’eau et l’alimentation. Dans ce contexte, l’organisation des activités en société et les effets contextuels sur les possibilités occupationnelles des personnes et des collectivités fournissent une prise pour l’expertise professionnelle des ergothérapeutes.
Dans les recherches et pratiques en ergothérapie, les actions individuelles sont envisagées comme étant contextualisées dans un environnement physique, économique, socioculturel, qui va les conditionner. Les effets de ces actions sont nécessairement limités ; par conséquent, pour initier des changements sur une large échelle comme ceux qui sont nécessaires pour répondre à l’urgence climatique, les actions individuelles doivent être soutenues par des engagements collectifs initiés par les communautés. Cela implique notamment que des modèles économiques durables soient développés et implantés.
La résilience qu’il s’agit de construire pour faire face aux bouleversements n’est pas un élément individuel, mais est un système et affaire de réseau (Cameron et al., 2018). Faire porter le poids de ces changements aux individus reviendrait inévitablement à condamner les plus vulnérables à en pâtir et à fournir d’importants efforts, alors que leur responsabilité est en fait moindre (Newell, Daley, & Twena, 2021).
C’est à partir de ces constats que se construisent les réflexions de la filière ergothérapie de la HES-SO : comment s’inscrire, à partir de notre expertise professionnelle, dans les luttes et adaptations nécessaires pour faire face aux défis de l’époque actuelle ?
Avancer avec des (auto-)formations
À la HETSL, un groupe de quatre enseignant·e·s ergothérapeutes a pris l’initiative de discuter des bouleversements écologiques. Cette dernière formulation est notamment le fruit des discussions et apprentissages : « le(s) changement(s) climatique(s) » apparaissent comme une formulation trop restreinte, qui ne prend pas en compte les autres effets délétères sur les « neuf limites planétaires [1] » (Steffen et al., 2015). Le terme de « crise », quant à lui, laisse entendre qu’on pourrait la surmonter pour revenir à un état « pré-crise », ce qui est illusoire (Bourg, 2013).
Afin d’encourager une discussion qui en soit véritablement une — et non pas une tentative de « convaincre » ou uniquement de débattre, avec le risque de camper sur ses positions —, il a été décidé d’effectuer un partage d’informations scientifiques à jour. Cette démarche visait aussi à favoriser l’appropriation graduelle des faits entourant l’urgence climatique par le plus de collègues de la filière possible, afin d’idéalement arriver à une orientation commune, ce qui a fini par être le cas.
Des présentations ont été organisées lors des réunions d’équipe à l’école, basées sur des recherches effectuées personnellement. Une fresque du climat [2] a été réalisée à l’interne. Différent·e·s collègues ont participé à des activités externes [3], en plus de se tenir à jour sur les écrits publiés, de s’impliquer auprès de groupes d’ergothérapeutes sensibilisé·e·s (dont le Réseau pour le développement durable en ergothérapie (R2DE), de France, et un groupe suisse informel, « Ergo-éco ») et d’éplucher la littérature en ergothérapie sur la thématique. Un séminaire de lecture du réseau de compétences Occupations humaines et santé (OHS) a été organisé en janvier 2021 [4], afin de présenter une revue de la littérature et de discuter du texte de Ung et coll. (2020) portant sur la durabilité dans la pratique professionnelle ergothérapeutique.
Au fil de tous ces événements, des débats ont émergé et ils demeurent : bien qu’une direction commune existe, les positions individuelles sont variées. Cette diversité, en plus d’être inévitable, est en elle-même une position de filière, représentative de la variété des pratiques de l’ergothérapie.
Une présentation des activités de la filière a été proposée au sein de l’institution, pour les collègues du travail social, de la formation continue et le personnel de soutien. La filière ergothérapie est aussi représentée dans le groupe chargé de développer le Plan climat de la HETSL. Une conférence publique a été organisée par le réseau OHS [5], qui organise par ailleurs son colloque annuel en 2023 sur la question de l’engagement des professionnel×le×s de la santé face à l’urgence climatique [6].
Intégration dans les enseignements
L’ensemble de ce processus a permis d’impulser chez les enseignant×e·s de la filière des réflexions sur la manière d’intégrer la thématique dans leurs enseignements : le programme d’ergothérapie fait en effet l’objet de révisions ponctuelles, comme tous les programmes des Hautes écoles suisses. La dernière mise à jour a mené à la rédaction du Plan d’études cadre (PEC22) [7], qui se traduit par la mise en place graduelle d’un nouveau programme d’enseignement, entamée à l’automne 2023.
La construction de ce PEC22 a servi d’impulsion pour faire avancer les réflexions écologiques de la filière ergothérapie et pour les concrétiser en actes. Dans ce cadre, cinq axes d’enseignement ont été élaborés : ceux-ci sont transverses à tous les enseignements offerts et servent de « carte de visite », en montrant la couleur particulière du programme d’enseignement offert. Un de ces cinq axes s’intitule « Les occupations et la durabilité ». Cette orientation entraine l’adaptation progressive du contenu des cours pour y inclure la thématique écologique de manière transversale ; différent×e·s responsables de modules d’enseignement ont par exemple convié les collègues intéressé·e·s à des séances de travail vouées à mieux maîtriser les sujets et à adapter le contenu en ce sens, afin que la question écologique figure de manière transverse dans les différentes heures de formation.
Liens avec des ergothérapeutes du terrain
Le réseau OHS collabore depuis 2020 avec « Ergo-éco », un groupe d’ergothérapeutes praticiennes engagées sur les questions écologiques. Cette collaboration a mené à la formation d’une communauté de pratique, un espace d’échange visant à mutualiser les pratiques, à s’offrir du soutien et à développer de nouvelles idées. Le colloque OHS 2023 sera l’occasion de lancer officiellement cette communauté.
Finalement, dans le cadre de la création de différents modules d’enseignement, des échanges ont été organisés avec des ergothérapeutes praticien×ne×s, afin de favoriser l’intégration de l’écologie dans les enseignements, d’une manière qui soit pertinente avec la pratique effective de l’ergothérapie telle qu’effectuée actuellement en Suisse. Ces démarches visent aussi à favoriser la diffusion de cette thématique et de sa pertinence pour la profession sur le terrain, et que les usages évoluent en conséquence. L’organisation d’activités publiques, comme des colloques et séminaires de lecture, cherchent quant à eux à rejoindre les praticien·ne·s. La diffusion au-delà de personnes déjà sensibilisées demeure néanmoins un enjeu [8].
Partager pour repenser ses pratiques
Ce processus illustre le potentiel de la mise en réseau, dans une optique d’échange. Le fait d’accepter que tou·te·s ne partent pas des mêmes prémices ou postures a conduit à des partages constructifs, voire incitatifs à repenser ses pratiques pour les inscrire dans le contexte écologique actuel. Cela a facilité la prise de conscience et l’évolution des positions individuelles et collectives par rapport à l’urgence climatique et les actions qu’elle implique, notamment par rapport à ce qui est à la portée des ergothérapeutes dans leur activité professionnelle.
Références
- Bourg, D. (2013). Peut-on encore parler de crise écologique ? Revue d’ethique et de théologie morale, 276(HS), 61-71.
- Cameron, J., Hart, A., Brooker, S., Neale, P., & Reardon, M. (2018). Collaboration in the design and delivery of a mental health Recovery College course: Experiences of students and tutors. Journal of Mental Health, 27(4), 374‑381.
- Newell, P., Daley, F., & Twena, M. (2021). Changing Our Ways? Bahaviour Change and the Climate Crisis. Cambridge Sustainability Commission on Scaling Behaviour Change.
- Steffen, W., Richardson, K., Rockström, J., Cornell, S. E., Fetzer, I., Bennett, E. M., Biggs, R., Carpenter, S. R., de Vries, W., de Wit, C. A., Folke, C., Gerten, D., Heinke, J., Mace, G. M., Persson, L. M., Ramanathan, V., Reyers, B., & Sörlin, S. (2015). Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet. Science, 347(6223), 1259855.
- Ung, Y., Sarah, T. S., Drolet, M.-J., Simó Algado, S., & Soubeyran, M. (2020). Building occupational therapy practice ecological based occupations and ecosystem sustainability: Exploring the concept of eco-occupation to support intergenerational professional justice. World Federation of Occupational Therapists Bulletin, 1-7.
[1] Les neuf limites planétaires identifiées représentent les seuils critiques à ne pas dépasser pour préserver la stabilité du système-Terre : changement climatique ; acidification des océans ; destruction de la couche d'ozone stratosphérique ; utilisation mondiale d'eau douce ; perturbation des cycles biogéochimiques ; perte de biodiversité ; modification de l'utilisation des terres ; pollution chimique ; charge en aérosols atmosphériques.
[2] Cette fresque est signée Valérie Simonet, troisième autrice de cet article, qui est formée à l’animation d’une telle activité.
[3] Ces activités externes sont : Journée d’étude « Collapse : Questionner l’effondrement » à l’Université de Lille le 21 novembre 2020 ; module Santé environnementale offert à l’École La Source ; Journée scientifique sur la durabilité environnementale organisée par l’HESAV le 9 mars 2023 ; l’atelier 2 tonnes (https://www.2tonnes.org/) ou encore les rencontres HES·SO — numérique responsable et Dialogues Recherches et durabilité, le 14 février 2022.
[4] Léa Nussbaumer et Valérie Simonet en ont été les organisatrices.
[5] Revoir la conférence en captation vidéo : https://www.hetsl.ch/evenements/detail/ergotherapie-et-transition-ecologique-tensions-et-possibles/
[6] Le colloque « Urgence écologique, occupations humaines et santé : le moment de s’engager » se déroule à la HETSL le 29 juin 2023. Il s’adresse aux professionnel·le·s de la santé et à toute personne intéressée. En savoir plus
[8] La sollicitation des sections cantonales et de l’association professionnelle, ainsi que la rédaction d’articles, vise à répondre à cette préoccupation.
Cet article appartient au dossier Durabilité
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Denis Pouliot-Morneau, Léa Nussbaumer, et Valérie Simonet, «Réfléchir les pratiques face à l’urgence écologique», REISO, Revue d'information sociale, publié le 26 juin 2023, https://www.reiso.org/document/10926