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Trajectoires de pauvreté : même risque pour tous ?

Lundi 24.09.2012
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La pauvreté frapperait indistinctement de l’origine sociale. Elle serait passagère et conjoncturelle. Cette vision correspond-elle à la réalité ? Les trajectoires sont-elles aussi aléatoires et imprévisibles ?

Par Jean-Luc Heeb et Elisabeth Gutjahr, professeurs à la Haute Ecole fribourgeoise de travail social

C’est presque devenu un dogme lorsque l’on évoque aujourd’hui la pauvreté. Sur le fond d’une société décloisonnée devenue aussi fluide que perméable, la recherche de ces vingt dernières années a accrédité la thèse d’une pauvreté à la fois démocratisée – elle frappe indistinctement de l’origine sociale – et largement erratique – elle serait pour l’essentiel passagère et conjoncturelle. Dans l’imaginaire collectif, les médias ont installé les images saisissantes de salariés perdant d’un coup leur emploi (et leur statut), renforçant l’idée d’arbitraire et d’imprévisibilité face à la sécurité économique pour le plus grand nombre.

Des trajectoires de pauvreté individualisées ?

Cependant, que peut-on vraiment dire au sujet des trajectoires de pauvreté ? Sont-elles complètement fluctuantes, caractérisées par des entrées et des sorties fréquentes de la pauvreté, et font-elles fi des inégalités sociales ? Une récente étude soutenue par le Fonds national suisse de la recherche scientifique jette un autre regard sur la dynamique de la pauvreté [1].

Tout d’abord, sur la période examinée de dix ans allant de 1999 à 2008, quatre types distincts de trajectoires apparaissent clairement : 80% des répondants sont durablement préservés de la pauvreté et 5% y sont durablement inscrits, alors que 10% voient leur pauvreté progressivement diminuer et 5% font face à un accroissement régulier de la pauvreté. L’existence même de ces types et leur caractère stable ou progressif – diminution ou augmentation – doit nous amener à relativiser l’idée d’une pauvreté fluctuante et se déployant de manière singulière pour chaque individu. En bref, la dynamique de la pauvreté peut se comprendre, dans une large mesure, par rapport aux quatre trajectoires emblématiques mises en évidence.

Ensuite, les résultats contredisent clairement une conception de la pauvreté qui serait détachée de la structure sociale et des parcours de vie. Les trajectoires ne flottent pas dans le vide, mais reflètent en premier lieu les inégalités sociales véhiculées par le niveau de formation et l’exclusion de l’emploi. Des facteurs comme le sexe, l’âge, le divorce et, surtout, la monoparentalité jouent aussi un rôle. Les quatre trajectoires se caractérisent comme suit :

Non-pauvreté durable : plus fréquente chez les personnes disposant d’une formation longue, en emploi et vivant en couple

Pauvreté durable : forte présence de femmes, de personnes ayant une formation succincte et de parents seuls – le plus souvent des femmes –, chômage fréquent

Diminution de la pauvreté : davantage de femmes et de jeunes répondants, formation longue plus rare, naissance d’enfants et passage de la formation à l’emploi

Accroissement de la pauvreté : davantage de femmes et de répondants d’âge moyen, formation longue plus rare, départ des enfants, divorce et augmentation du risque de chômage

Cohérence des trajectoires de pauvreté

Cette caractérisation révèle la cohérence entre les trajectoires d’une part, les inégalités sociales et les parcours de vie d’autre part. Ainsi, la non-pauvreté durable est liée à des ressources scolaires élevées et à une bonne intégration professionnelle et sociale préservant durablement du risque de pauvreté. Au contraire, des ressources scolaires faibles et l’exclusion potentielle de l’emploi, couplées à la monoparentalité, conduisent à l’installation durable dans la pauvreté. Les inégalités de formation, mais aussi l’attribution des enfants après un divorce, rendent compte de la présence plus élevée de femmes en situation de pauvreté durable. La diminution et l’accroissement de la pauvreté, tout en restant marqués au coin des inégalités sociales – les formations longues et les hommes y apparaissent moins souvent – présentent un lien certain avec les transitions durant le parcours de vie. La diminution de la pauvreté correspond au début de la vie active et à la fondation de sa propre famille : cette transition amorce manifestement une amélioration progressive des ressources financières qui diminue le risque de pauvreté. A l’inverse, l’accroissement de la pauvreté traduit une fragilisation de l’intégration dans la deuxième moitié de la vie active. Tant la fin de l’union conjugale que l’exclusion de l’emploi sont susceptibles de renforcer le risque de pauvreté.

Deux points-clés de la compréhension de la pauvreté se dégagent de ces résultats, mettant en avant l’intérêt d’une approche tenant compte de son inscription dans le temps. Premièrement, la dynamique de la pauvreté ne fluctue pas selon le hasard. Elle se manifeste soit de manière stable (non-pauvreté et pauvreté durable) soit de manière progressive (diminution et accroissement de la pauvreté). Deuxièmement, la dynamique de la pauvreté ne peut se lire qu’en référence à une variété de déterminants – qu’ils portent sur les inégalités sociales, les événements et situations de vie ou encore la biographie. Ces déterminants agissent de manière durable sur le risque de pauvreté – par exemple formation et sexe – ou sont liés à des transitions – par exemple divorce.

Pratique et discours : quelques implications

Sur le plan pratique, une implication des résultats réside dans la prise en compte de la temporalité de la pauvreté. La formulation de mesures de prévention et d’intervention doit s’articuler selon une perspective à moyen, voire à long terme. Par exemple, les situations de deux personnes, l’une dans une trajectoire de diminution et l’autre dans une trajectoire d’accroissement de la pauvreté, peuvent être momentanément les mêmes. Cependant, ces situations appellent des mesures différentes, l’amélioration probable de la situation économique aidant dans le premier cas tandis que, dans le second, le cumul de difficultés est probable. Une autre implication concerne l’importance de mesures à prendre en amont, avant la survenue de la pauvreté. La formation, on l’a vu, est centrale au vu du risque de pauvreté, soulignant encore une fois le lien de la pauvreté avec la structure même des inégalités et non avec des fluctuations conjoncturelles. Si les mesures d’ordre ponctuel ont certainement leur raison d’être, elles ne sont de loin pas suffisantes.

Finalement, les résultats doivent aussi nous inciter à questionner les discours néolibéraux actuels sur la lutte contre la pauvreté, l’explication (ou, devrait-on dire, la responsabilité) de la pauvreté étant de l’ordre de l’individu. Ces discours, par simple transposition des principes de l’économie de marché au social et sans doute aussi nourris de la conception d’une pauvreté démocratisée et erratique évoquée en début d’article, insistent sur la possibilité pour chaque individu d’échapper à la pauvreté et conduisent à nier le poids des structures sociales. Or, cette structure agit sur les trajectoires de pauvreté de manière forte par le biais de la formation, qui demeure toujours liée à l’origine sociale. Les règles du jeu sont donc biaisées : échapper à la pauvreté n’est pas la même chose pour tous ou, en d’autres termes, nous restons inégaux face au risque de pauvreté.

Notes méthodologiques

Les résultats présentés ont été obtenus à l’aide de données du Panel suisse des ménages, une enquête conduite annuellement auprès de ménages de l’ensemble de la Suisse en français, allemand et italien. Les données utilisées proviennent d’un même échantillon de 3511 personnes interrogées par téléphone entre 1999 et 2008. Certains groupes de la population, notamment les personnes ne maîtrisant pas les langues de l’enquête ou ne pouvant être atteintes par téléphone, sont exclues de l’enquête. Ainsi, les données peuvent sous-estimer la part des personnes peu intégrées et, de ce fait, souvent sujettes à la pauvreté – par exemple travailleurs étrangers peu qualifiés et migrants. En d’autres termes, l’ampleur de la pauvreté est sans doute plus élevée. Cependant, la nature des résultats – types de trajectoires, rôle des déterminants – ne s’en trouve pas affectée.

La pauvreté a été mesurée, pour chaque année, à l’aide d’un même indice portant sur dix biens ou services accessibles à la majorité de la population suisse. Il s’agit d’une mesure relative de la pauvreté qui renseigne sur la privation, bien que, par souci de simplicité, nous ayons parlé de pauvreté. Le degré de pauvreté d’une personne correspond au nombre de biens ou services auxquels elle ne peut accéder pour des raisons économiques. Selon cette mesure, qu’il ne faut pas confondre avec une mesure dichotomique fondée sur un seuil (notamment monétaire) de pauvreté, une personne sera plus ou moins pauvre. L’avantage de la mesure utilisée est de renseigner sur les conditions de vie effectives et d’effectuer aisément des comparaisons dans le temps. Les trajectoires ont été modélisées grâce à un modèle de croissance à classes latentes, ce qui constitue, à notre connaissance, une première dans la dynamique de la pauvreté. Dans une large mesure, les choix méthodologiques expliquent sans doute les différences avec les recherches précédentes. En particulier, on retiendra la modélisation des trajectoires et non un simple comptage des années de pauvreté, l’utilisation d’une mesure du degré de pauvreté à la place d’une dichotomie de type pauvre ou non pauvre, mais aussi la durée de dix ans – plutôt que de cinq ans habituellement – de la période examinée.

[1] Heeb, J.-L. & Gutjahr, E. (2012). Are there patterns of poverty trajectories ? The dynamics of deprivation between classes, individualism, and cumulative disadvantage. Revue suisse de sociologie, 38(2), 267-290. Contact : Jean-Luc Heeb,

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