Rapport social 2012 : Générations en jeu
Le 4e Rapport social suisse vient de paraître. Il constitue un outil sans pareil pour se faire une idée de la vie dans notre société. Il pose aussi de délicates questions méthodologiques sur les âges et les générations.
Par René Levy, sociologue, professeur honoraire de l’Université de Lausanne
Le Rapport social est une tentative des sciences sociales en Suisse de radiographier périodiquement la société suisse dans différentes perspectives, de faire ressortir ses évolutions et constantes, d’apprécier leur signification pour les habitants. Cette démarche fait appel à des chercheurs qui apportent leurs connaissances fraîchement acquises sous forme d’essais-bilans ainsi qu’à des statistiques et enquêtes pertinentes. Le Rapport ne s’adresse pas à des spécialistes ou groupes-cibles spécifiques, mais à celles et ceux qui souhaitent s’informer sur la société suisse pour une raison ou une autre.
Les cinq dimensions du fonctionnement sociétal
Tout comme ses prédécesseurs [1], ce livre de quelque 330 pages s’organise en cinq chapitres principaux dont chacun traite d’une dimension majeure de la vie en société [2]. Le thème transversal choisi pour cette édition est celui des relations entres les générations.
1. La répartition des biens sociaux est traitée sous l’aspect des transferts entre générations et de l’inégalité des chances par Marc Szydlik (Université de Zurich). Il montre, entre autres, qu’il existe une multitude de relations et d’échanges entre les générations familiales successives (grands-parents – parents ; parents – enfants ; etc.) sur le plan matériel autant que sur le plan immatériel, en dépit des distances géographiques souvent importantes et contrairement à des clichés courants. De surcroît, il apparaît clairement combien, dans les conditions du régime actuel des parcours de vie (la majorité des personnes deviennent vieilles, voire très vieilles), les échanges entre générations maintiennent et renforcent même les inégalités sociales existantes.
2. Le chapitre d’approfondissement sur la diversité culturelle (Olivier Moeschler, Université de Lausanne) s’intéresse aux pratiques culturelles de la population et aux différences entre jeunes et aînés. Son analyse de l’enquête la plus récente de l’OFS sur le sujet fait ressortir que si les préférences culturelles se déplacent avec le temps, les inégalités sociales continuent de jouer un rôle important dans leur différenciation, davantage même que les différences entre générations. L’auteur retrace concrètement ces différences.
3. La troisième dimension du fonctionnement sociétal, l’intégration sociale, est traitée par Walter Rehberg et Benjamin Moser (Haute école spécialisée des sciences appliquées, Saint-Gall) à l’aune de la discrimination en fonction de l’âge tout en distinguant le traitement discriminant des jeunes et celui des aînés. Leur analyse produit le fait, étonnant pour plus d’un, que les jeunes sont plus nombreux que les aînés à se plaindre d’avoir été traités de manière inéquitable sur la base de leur âge. Que ce sentiment d’être discriminé en raison de son âge est le moins répandu auprès des personnes d’âge moyen est moins surprenant. Ces résultats indiquent que ce n’est pas tant le nombre d’expériences de discrimination qui compte que leur importance subjective - sinon, les jeunes devraient pouvoir rapporter le moins d’expériences de ce genre et les aînés le plus du simple fait de leur durée de vie respective.
4. La régulation politique de la société est le sujet de Martina Rothenbühler et Kathrin Kissau (FORS, Lausanne) en vue de la participation différente selon l’âge. La distinction des déroulements chronologiques par cohortes d’âge leur permet de montrer que le stéréotype de la diminution croissante de la participation politico-institutionnelle à travers les générations ne correspond pas aux faits, mais que les générations préfèrent des formes d’activités spécifiques et que l’impression d’une participation faiblissante résulte largement d’une optique restrictive qui ne prend pas suffisamment en compte des formes plus récentes d’action motivée politiquement.
5. Pour finir, les géographes sociaux Pierre Dessemontet et Martin Schuler (EPFL) se penchent sur la relation de la société suisse et son environnement par une analyse approfondie de la répartition spatiale des différents groupes d’âge et d’éventuelles tendances à leur ségrégation. Ils peuvent démontrer en fait que différents espaces d’habitation se caractérisent par des structures d’âge spécifiques et qu’on observe des transformations importantes à cet égard, surtout au cours des vingt années passées, fait qui doit être pris en compte lors de l’actualisation du dispositif de politique sociale dans le pays.
Age ou génération ou tout à fait autre chose ?
Dans une collection de contributions, il est normal que la correspondance entre les analyses concrètes et la perspective qu’elles sont censées illustrer puisse varier. Ainsi, il serait souhaitable que l’analyse de la discrimination par âge se fasse de manière plus rigoureuse et se serve de méthodes statistiques plus fines, ou que la relation unilatérale et « colonialiste » entre la société et son environnement naturel se dessine plus directement qu’à travers le prisme de pyramides d’âge différentes entre espaces partiels, même si la différenciation spatiale de l’ordre social est un aspect au potentiel très problématique et souvent négligé en Suisse (qu’il suffise de penser aux tensions importantes qui se font régulièrement jour en France en fonction de la ségrégation spatiale de catégories sociales marginalisées).
Le thème global de cette quatrième livraison, les relations entre générations, apporte son propre lot de difficultés. Un premier problème est la diversité des aspects que recouvre le simple terme de « génération ». On peut, à l’instar de Szydlik, l’utiliser pour désigner des générations familiales, c’est-à-dire des catégories de personnes qui se succèdent dans une filière généalogique et qui entretiennent des relations directes (la suite grands-parents - parents - enfants - petits-enfants). Mais le terme peut aussi se référer à des générations socio-politiques ou sociétales comme l’illustre la multitude d’étiquettes générationnelles prisées souvent plus par les médias que par les scientifiques (génération 68, génération X, génération sceptique…). Dans ce cas, il s’agit de personnes qui ne se connaissent pas forcément, mais qui ont traversé en même temps une période marquante pour leur identité et leur devenir social, se sont fait influencer par elle, et se distinguent de ce fait des personnes nées plus tôt ou plus tard. Les deux sens du terme de génération sont d’intérêt égal pour comprendre la vie sociale, mais ne doivent pas être confondus.
La difficulté à manier ces différentes acceptions correctement se corse par des problèmes méthodologiques de prise d’information.
- Dans nombre de recherches et de statistiques, on ne dispose que de l’information sur l’âge personnel. Cette information est polysémique. Elle peut indiquer l’appartenance à des générations socio-politiques avec ce qu’elle implique en matière d’expériences historiques et leur « digestion » (qui peut à son tour dépendre de l’âge auquel ces expériences sont faites, p. ex. une grave crise économique) ; les statisticiens préfèrent, à cet égard, le terme plus neutre de cohortes, désignant simplement des catégories de personnes nées pendant une même période et dont on ne sait pas a priori si elles correspondent à la définition plus exigeante de « génération ».
- Une autre signification possible de l’âge est le moment du parcours de vie, par exemple quand des différences d’âge sont à imputer à l’appartenance passagère d’une classe d’âge à une sous-culture « jeune ».
- Une troisième signification est celle de l’âge chronologique avec tout ce qu’il peut comporter.
La distinction de ces trois aspects n’est possible que si l’on dispose d’informations séparées à leur égard. Dans ce sens, la contribution de Szydlik traite clairement des relations d’échange entre générations familiales (comme l’auteur le précise d’ailleurs) qu’elle projette sur le fond des générations sociétales, en vue de leurs conséquences pour la vie en société. Les quatre autres contributions, par contre, étudient des générations sociétales sans toujours être en mesure de s’appuyer sur des données qui permettraient de distinguer avec rigueur entre les différences d’âge et les différences de génération. Ceci est très patent pour le chapitre de Moeschler sur les comportements culturels qui doit se borner à interpréter des différences d’âge en termes de générations. Par contre, Rothenbühler et Kissau disposent de données permettant au moins partiellement de distinguer l’évolution de la participation politique de cohortes séparées.
Ce quatrième Rapport social illustre ainsi en même temps la nécessité méthodologique d’enquêtes longitudinales, accompagnant les mêmes personnes pendant une période prolongée, car c’est la condition pour démêler nombre de résultats avec suffisamment de certitude.
En plus de son analyse des aspects intergénérationnels, le Rapport social examine une large palette d’autres aspects qui peuvent différencier la vie sociale. Ainsi, la stratification sociale (plus exactement le positionnement des personnes dans le système des inégalités sociales) s’avère pertinente à travers la quasi-totalité des sujets abordés, comme l’est très souvent aussi le critère de l’appartenance de genre. Par contre, l’âge (ou l’appartenance de génération ou encore l’étape dans le parcours de vie) mais aussi la nationalité s’imposent comme axes de différenciation de manière plus ponctuelle. Le critère de l’âge est notamment pertinent dans les pratiques et préférences culturelles. Ces aspects de comparaison thématique et analytique sont soulignés dans le chapitre de synthèse.
Somme toute
Comme ses prédécesseurs, le Rapport social 2012 n’est ni une lecture de chevet ni un livre divertissant pour la plage, mais un ouvrage de référence socio-politique auquel recourir chaque fois qu’on se pose une question sur la société suisse qui dépasse le cadre des expériences personnelles. Il a sa place dans la bibliothèque de chaque personne intéressée à mieux connaître la société dans laquelle elle ou il vit.
[1] Les Rapports sociaux suisses parus :
- Bühlmann, Felix, Céline Schmid Botkine (dir., 2012), Peter Farago, François Höpflinger, Dominique Joye, René Levy, Pasqualina Perrig-Chiello, Christian Suter (éds), Rapport social 2012 - Générations en jeu. Seismo, Zurich, 2012, 328 pages.
- Suter, Christian, Silvia Perrenoud, René Levy, Ursina Kuhn, Dominique Joye & Pascale Gazareth (dir., 2009), Rapport social 2008. La Suisse mesurée et comparée. Seismo, Zurich.
- Suter, Christian, Isabelle Renschler & Dominique Joye (dir., 2004), Rapport social 2004. Seismo, Zurich.
- Suter, Christian (dir., 2000), Rapport social 2000. Seismo, Zurich.
- Site internet des éditions Seismo
[2] Chacune de ces perspectives ou dimensions est développée sous deux formes. D’une part par une contribution d’expert qui analyse un aspect typique de la dimension de manière approfondie, et d’autre part par un jeu de 15 indicateurs statistiques qui éclairent plus systématiquement différents aspects de la dimension en question.