Parcours de migrants en Valais
Une recherche ethnographique auprès de 25 personnes issues de la migration et installées en Valais depuis plus de dix ans montre la force de l’auto-assimilation. Et amène à mieux cerner les multiples processus d’intégration.
Par Viviane Cretton, anthropologue, professeure HES, Haute Ecole de Travail Social//Valais-Wallis
Depuis 2005, le canton du Valais « intègre » officiellement ses étrangers, par l’intermédiaire de services, de commissions, de « délégués » à l’intégration [1]. La recherche ethnographique que nous avons menée durant l’été 2011 s’est intéressée au parcours de vie de 25 personnes issues de la migration, aux origines variées proches ou lointaines, qui ont toutes fait le choix de s’installer durablement en Valais, depuis dix, vingt ou trente ans, - soit un temps où « l’intégration » des étrangers ne passait ni par des services cantonaux ni par des professionnels. A rebours du sens commun, notre enquête révèle que les personnes issues de la migration ont très bien compris d’elles-mêmes ce que « la société » d’accueil attend d’elles, jusqu’à l’avoir intériorisé et mis en pratique au quotidien.
Lorsque j’ai rencontré récemment Mahamadou Sognané, délégué à l’intégration pour la ville de Martigny, il m’a dit, apprenant que j’avais déménagé de Lausanne à Martigny dans le courant 2012 : « C’est bien ce qu’il me semblait, mais il est vrai que je n’accueille pas les Suisses ! ».
Dans le cadre de l’enquête que j’ai menée en collaboration avec l’anthropologue Thierry Amrein (Cretton, Amrein, Fellay 2012) [2], une année plus tôt, Mahamadou Sognagné nous avait relaté son parcours de migration. Avec 24 autres personnes installées dans des villages du Bas-Valais depuis une dizaine d’années au moins, il nous avait livré son récit de vie. Partant des motivations qui l’avaient incité à quitter son Sénégal natal, il nous avait expliqué celles qui l’avaient finalement convaincu de s’installer durablement en Valais. A propos du poste de délégué à l’intégration qu’il occupe depuis 2007 à Martigny, il avait particulièrement insisté sur la nécessité de privilégier l’ « accueil » des nouveaux et nouvelles arrivantes :
« Moi je pense que l’accueil est fondamental (…) On dit faire son nid, c’est important mais rendre son nid accueillant, c’est encore mieux. Il faudrait quand même bien accueillir les gens, cet esprit d’ouverture, c’est important. (…) Chaque personne qui arrive à Martigny est accueillie avec une lettre de bienvenue. »
Cette lettre de bienvenue est concoctée « en arabe, en anglais, en russe, en polonais, dans une dizaine de langues ». Lors de mon installation récente dans la ville de Martigny, je ne l’ai jamais reçue. Ceci peut sembler logique pour le bon sens commun qui nous guide au quotidien . Du point de vue des autorités officielles, en tant que Valaisanne me ré-installant dans ma ville d’origine, après 14 années passées en terre vaudoise, je n’ai, avec évidence, pas besoin d’être « intégrée ». Du point de vue de l’anthropologue toutefois, cet allant-de-soi suscite la réflexion.
Qui intègre-t-on ? Et pourquoi ? Lorsque l’on parle de « l’intégration des étrangers », de quoi parle-t-on exactement ?
Qui faut-il intégrer et à quoi ?
« La notion d’intégration repose sur l’idée selon laquelle il y a une relation d’inégalité de principe entre le sujet qui est intégré et celui qui intègre : enfants et parents, éduqué et éducateur (…) étrangers et autochtones, minorités et majorités, etc. Le social intégrateur n’a pas lui-même à s’intégrer : il est ce qu’il faut reproduire, le modèle, la limite, la normalité. Par voie de conséquence, tout ce qui dévie par rapport à ce modèle d’intégration est péjorativement connoté par les termes de marginalité, de déviance ou d’exclusion. »
Jean-Pierre Tabin : 2002 : 184-185.
Si aucune des personnes que nous avons rencontrées n’a référé à une quelconque règle ou loi fédérale, cantonale ou communale, en lien avec une politique d’intégration, plusieurs personnes, par contre, nous ont dit : « c’était bien pour notre intégration », « il faut faire l’effort de s’intégrer » ou encore « c’est comme ça qu’on s’intègre ».
Les récits de vie recueillis témoignent des pratiques mises en œuvre pour s’adapter à la nouvelle société, pour « se sentir intégré », qu’il s’agisse de trouver un travail, d’entretenir des relations ou d’élever des enfants qui « parlent avec l’accent du coin ». Plusieurs personnes nous ont dit : « mon fils est intégré », « je suis assimilée » ou encore « il faut faire l’effort de s’intégrer ».
Nos entretiens révèlent que la plupart des personnes issues de la migration ont intériorisé des normes locales de participation à la vie collective (aller vers les gens, se montrer, proposer ses services), sans pour autant que cela ne résulte d’une démarche complètement planifiée. Ceci ne signifie pas que les actrices et acteurs sociaux sont inconscients, mais cela illustre plutôt avec force le poids de la structure sociale villageoise sur les conduites individuelles.
D’un côté, la variété des définitions recueillies montre que l’intégration est un processus multiple de participation à la vie en société :
« La notion d’intégration désigne en effet les processus par lesquels les individus participent à la société globale par l’activité professionnelle, l’apprentissage des normes de consommation matérielle, l’adoption des comportements familiaux et culturels, les échanges avec les autres, la participation aux institutions communes. » (Schnapper 2007 : 68-69)
D’un autre côté, les discours qui nous ont été confiés montrent que l’installation dans une nouvelle société oscille entre libertés individuelles et contraintes collectives, tout en révélant le poids des normes locales de participation à la vie sociale. Ici, le travail joue un grand rôle dans ce processus, de même que le conjoint ou la conjointe suisse et le degré d’implication personnelle de chacun et chacune de « participer » à la vie locale sous des formes multiples et variées.
Intégrer la norme locale
Pendant longtemps, l’idée dominante en matière d’ « intégration » a défini celle-ci comme « un processus individuel de convergence des caractéristiques des immigrés vers les caractéristiques moyenne de la société d’accueil » (Safi 2011 : 150). Au fil du temps et des générations, on considérait que les populations issues de l’immigration étaient intégrées, lorsqu’elles se rapprochaient de plus en plus des natifs au point de devenir indiscernables par rapport à ces derniers. Dans cette conception, l’intégration est peu à peu devenue synonyme d’assimilation et a été considérée comme un processus naturel, inéluctable et inconscient. Cette vision a été très critiquée dans les années 60 pour les raisons suivantes : Premièrement, le processus d’intégration ne serait qu’une question de temps. Deuxièmement, certains groupes (notamment « Les Noirs ») seraient moins « assimilables » que d’autres. Et troisièmement, la société d’accueil ne porterait aucune responsabilité (puisque ce processus serait naturel) avec le risque de nier tout rapport de discrimination (Safi 2011). Pour ces raisons, ce paradigme classique de l’intégration a été réfuté, en théorie du moins.
Plusieurs auteurs ont insisté alors sur le caractère « choisi » du maintien des différences culturelles, alors que d’autres ont mis en avant ces différences en termes d’inégalités subies. Barth (1969) a ouvert une brèche en montrant que les « frontières ethniques » sont des limites symboliques et mouvantes que nous concevons dans la relation. Nos identités se construisent dans l’interaction et nos identités changent, selon le lieu d’où l’on parle et selon à qui l’on parle. Par exemple, en Valais, on se dit « du bas », du « centre », du « haut », « de Martigny », « de Finhaut ». Mais si l’on se retrouve en Australie, on se dit d’abord « Suisse » et « Suisse romand », avant d’expliquer à nos interlocuteurs que le Valais se trouve dans les Alpes, pas trop loin de Genève ou de Lausanne.
Plus récemment, on a insisté sur le caractère multidimensionnel du processus d’intégration et sur la diversité des parcours des migrants (Portes 1995). Et beaucoup d’auteurs considèrent aujourd’hui que les identités sont entretenues par des « frontières symboliques », ces « distinctions conceptuelles construites par les acteurs sociaux pour catégoriser les objets, les personnes, les pratiques et même le temps et l’espace » (Lamont et Molnar cité in Safi 2011 : 158).
Des frontières identitaires versatiles
L’étude que nous avons menée montre que ces frontières identitaires ne sont pas fixes et immuables, mais mobiles et changeantes. On se présente comme « Suisse » face à une Portugaise, « Valaisanne » en face d’une Vaudoise, et plutôt « Martigneraine » lorsqu’on rencontre une Sédunoise. Les frontières identitaires se construisent dans et par les interactions vécues, entre autochtones et personnes issues de la migration, immigrés et immigrées, valaisannes et non valaisans, suisses et étrangères. Les tactiques mises en œuvre par les personnes que nous avons interrogées nous indiquent que ces frontières symboliques sont tantôt transgressées, tantôt déplacées, parfois brouillées.
Tout se passe un peu comme si les personnes nouvelles s’efforçaient, à divers degrés, de correspondre au mieux aux attentes d’une société, dont il est de plus en plus malaisé d’identifier les caractéristiques socioculturelles, mais qui continue, malgré tout, à se présenter et à se percevoir sous l’angle d’une certaine « pureté ». Cette société valaisanne dont les spécificités et les contours sont de plus en plus difficiles à cerner continue de distinguer l’étranger « du dehors » comme celui « du dedans », de « l’autochtone », héritier d’une légitimité construite sur le nom de famille et l’ancienneté du lignage, tous deux enracinés dans un territoire symbolique, un lieu habité, un lieu-dit chargé de sens. Tout se passe un peu comme si l’idée d’une identité collective valaisanne se consolidait dans les esprits, au détriment d’une hétérogénéité sociale et culturelle grandissante sur le terrain.
Photo-vignette : © Julie Langenegger Lachance pour eq2. Dans sa série photographique intitulée Rouge & Blanc - en référence aux couleurs du drapeau valaisan et à une chanson des supporters du FC Sion, la photographe a réalisé des portraits de footballeurs de ce club.
[1] Le canton du Valais a adopté le 12 janvier 2005 l’ordonnance sur l’intégration des étrangers et la lutte contre le racisme. Cette ordonnance précise les définitions et tâches des services et commissions en charge de l’intégration, ainsi que des domaines et critères d’octroi des subventions (Gay, Pinho, Solioz, Waldis 2012).
[2] Références citées :
Barth Fredrik, Ethnic Groups and Boundaries : the Social Organization of Culture Differences, Bergen, Universitetsforlaget, 1969.
Cretton Viviane, Amrein Thierry, Fellay Jean-Charles, 2012, Racines et Boutures. Migrants et identités locales dans le Bas-Valais. Sembrancher : CREPA.
Gay Marcelle, Pinho Jorge, Solioz Emmanuel, Waldis Barbara, 2012, « Programme d’intégration cantonal. Domaines, acteurs et projets dans l’optique de la mise en place du programme d’intégration des étrangers dans le canton du Valais », Rapport-programme d’intégration cantonal, HES-SO Valais//Wallis ; en format pdf
Portes Alejandro, The economic sociology of immigration : essays on networks, ethnicity and entrepreneurship, New York, Russel Sage Foundation, 1995.
Safi Mirna, 2011, Penser l’intégration des immigrés. Les enseignements de la sociologie américaine, in Sociologie, vol. 2, PUF, pp. 149-164.
Schnapper Dominique, Qu’est-ce que l’intégration ? Paris : Gallimard, coll, Folio Actuel, 2007.
Tabin Jean-Pierre, « Intégration », in Fragnière Jean-Pierre et Roger Girod (Éds), Dictionnaire suisse de politique sociale, Lausanne : Réalités Sociales, 2002, pp. 184-185.