La mendicité
Elle dérange, fâche, apitoie, laisse rarement indifférent : la mendicité est visible dans les villes suisses. Mais que sait-on d’elle ? Et quels effets ont eu les diverses mesures politiques prises jusqu’ici ?
Jean-Pierre Tabin, professeur, École d’études sociales et pédagogiques et Université de Lausanne
Avec : René Knüsel, professeur, Université de Lausanne ; Claire Ansermet, chargée de recherche, École d’études sociales et pédagogiques ; Mirko Locatelli, Master HES-SO en travail social ; Joëlle Minacci, Master HES-SO en travail social
La majorité des personnes qui mendient aujourd’hui à Lausanne est venue en toute légalité en Suisse depuis la Roumanie, la plupart du temps des régions d’Alba, de Sibiu et de Bucarest, mais on trouve également des Hongrois·e·s, des Slovaques et des Français·e·s [1]. Une cinquantaine de personnes sont présentes en moyenne, mais elles sont par période plus ou moins nombreuses. Certaines ne restent que brièvement en Suisse, d’autres sont « coincées » à Lausanne, faute d’argent pour le retour et de perspective ailleurs. Mais durant les périodes de froid et lors des fêtes (Noël, Pâques), davantage de ces personnes quittent la Suisse pour retrouver leur famille ou leurs enfants confiés au pays à un parent.
La plupart de ces personnes sont venues en bus de ligne, par petits groupes (de type familial) sans rapport les uns avec les autres. Leur âge se situe entre 20 et 50 ans, avec quelques personnes très âgées et quelques enfants. Leur point commun ? La misère.
Un travail dur et mal payé
La mendicité est une activité pénible, prenante et peu rémunératrice. Il faut non seulement rester dehors plusieurs heures durant dans une position inconfortable, mais il faut quémander, se mettre à genoux, importuner des passant·e·s, s’humilier, tout cela pour seulement 10 fr. ou 20 fr. par jour. Dans ces conditions, il est bien difficile de réfléchir encore en terme de protection du travail.
Les conditions de vie auxquelles les personnes qui mendient sont astreintes sont de manière générale très difficiles et dangereuses pour leur santé (alimentation inadéquate, hygiène problématique liée à l’absence de domicile, etc.) : c’est une population particulièrement vulnérable. Il faut en effet trouver au jour le jour des solutions pour se nourrir, pour se laver et nettoyer ses habits, pour dormir, pour se sécher s’il pleut, se soigner, etc.
Dans le contexte de pénurie qui caractérise l’aide aux sans-abri de la région lausannoise et d’ailleurs, cela signifie de l’attente, des déplacements d’un endroit de la ville à l’autre, et au final aucune certitude : une personne peut très bien se retrouver sans aucun lieu où dormir à 22 heures, même en hiver. D’où la nécessité de parfois dormir dehors, dans des voitures ou dans des cabanons de jardin. Et lorsqu’une solution institutionnelle est trouvée, elle reste spartiate et signifie souvent la séparation des familles, femmes et enfants ayant la priorité sur les hommes.
Ce n’est pas la faute aux institutions qui offrent ces services, ni aux bénévoles qui donnent de leur temps, mais à des politiques délibérément restrictives assimilables à une violence structurelle (Galtung, 1969), les élu·e·s mettant plus souvent en avant les problèmes urbains posés par la mendicité que les problèmes de justice sociale que pose l’existence de la mendicité à une communauté qui affirme dans le préambule de sa Constitution (1999) que sa force se mesure au bien-être du plus faible de ses membres.
Des politiques du passé
Un détour historique sur les mesures concrètes prises en Suisse est éclairant. Ainsi, dans sa thèse de doctorat en droit défendue en 1931, Arnold Meyer fait l’inventaire des mesures mises en œuvre pour lutter contre la mendicité dans l’histoire suisse. Elles prennent trois formes principales : l’expulsion, la sélection et l’interdiction de donner.
1. L’expulsion. « Des battues furent organisées [pour chasser les mendiants]. Pendant la guerre de Trente Ans, les chasses furent mensuelles. Il y eut des chasses intercantonales ou même organisées sur tout le territoire de la Confédération. Tout vagabond faisant mine de résister était abattu. On alla même plus loin ; un mandat bernois du 16 mai 1646 accorde aux particuliers le droit d’exécuter sans forme de procès les vagabonds qui les importunent […]. [À Berne, on placarde en 1754] : ‹ Les Seigneurs Baillifs auront soin de faire ériger sur les passages des frontières des poteaux munis d’un avertissement couché dans les termes suivants : Toute sorte de gueux, gens sans aveux, rôdeurs et vagabonds étrangers, de quelque endroit et pays qu’ils puissent venir, sont avertis de ne point entrer sur les terres de cette domination, puisqu’il n’y aura point de sauf-conduit pour eux ; et qu’au contraire, dès qu’ils y auront mis le pied, ils y seront arrêtés et pour punition de leur hardiesse ils auront les oreilles fendues si même ils ne sont pas châtiés encore plus grièvement › […]. Les ordonnances bernoises prescrivent pour les récidivistes la marque, ou le percement de l’oreille, puis le fouet et la prison. […] Pour une nouvelle récidive : punition corporelle telle que bastonnade […], oreille coupée, marque au fer O S (Ober Schweiz). Ceux qui résistent, les armes à la main, peuvent être fusillés. Sévérité renforcée à l’égard des Tziganes : oreille coupée dès la première arrestation ; peine de mort en cas de récidive » (Mayer, 1931, p. 47)
2. La limitation de la mendicité aux pauvres autochtones et méritant·e·s. Pour les identifier, on distribue des ours de plomb à Berne, des écussons de métal à Zurich, des croix d’étoffe noire et blanche à Fribourg : vaine mesure, la mendicité illégale demeure.
3. L’interdiction de l’aumône. « À Genève, le temps n’est plus où le Chapitre invitait chacun à ‹ donner à propos › : défense est faite de donner aux mendiants ; et quant à ‹ ceux qui retiroyent de tels gens en leurs maisons ›, ils s’exposaient à une amende ou même à la prison […]. Une Bettelordnung promulguée pour Berne-Ville défend de donner ‹ devant les portes et par les fenêtres › […]. À Lucerne, on essaie de réagir contre l’antique coutume des distributions d’aumônes aux enterrements et messes anniversaires. Et à Saint-Gall on exhorte les bourgeois à ne plus donner aux quémandeurs, mais à déposer plutôt leurs dons dans la Boîte […]. Mais partout on aboutit à cette constatation : ni exhortations, ni menaces, ni amendes n’atteignent le but désiré. » (Mayer, 1931, p. 49)
Aujourd’hui, le législateur débat toujours de mesures pour lutter contre la mendicité. Sur la Riviera (2010) et dans l’Ouest lausannois (2011), la mendicité est interdite. La question fait encore débat à Lausanne, avec une initiative pour interdire la mendicité « par métier » et un contre-projet municipal restreignant fortement le droit de mendier. La Loi pénale vaudoise du 19 novembre 1940 interdit quant à elle d’envoyer mendier une personne de moins de 18 ans (article 23).
Le problème médiatique
Les personnes qui mendient sont très souvent présentées par la presse ou par les élu·e·s comme un problème. Comme le montre l’historien Bronislaw Geremek [2], on est loin de l’époque où la tradition judéo-chrétienne faisait de la pauvreté un statut sanctifiant. L’aumône était alors le vecteur de la communication entre l’homme et Dieu, elle lui permettait de montrer sa compassion et également d’espérer une récompense dans l’au-delà. La Renaissance et plus encore l’époque contemporaine ont changé cette manière d’appréhender la mendicité : elle est désormais perçue essentiellement comme un phénomène négatif, souvent associée dans les médias ou par les élu·e·s à la délinquance, à l’insécurité des centres-villes, à des réseaux qualifiés de mafieux, à la maltraitance des femmes et des enfants et des invalides, bref au mal.
De la maltraitance, il y en a en effet, qui concerne des adultes et des enfants obligés de dormir dans des voitures ou de chercher un peu de chaleur dans les grandes surfaces pendant que leurs parents grelottent dehors. La solution politique la plus souvent privilégiée, l’interdiction, que les anglophones résument par l’acronyme NIMBY (not in my backyard, pas dans mon arrière-cour), ne fait que déplacer le problème. Interdire la mendicité n’a jamais fait disparaître la misère.
Une mendicité « rrom » ?
« Tsiganes », « Manouches », « Sinté », « Gitans », « Kalé », « Yéniches » sont souvent amalgamés dans une seule catégorie : « Roms ». Ce sont pourtant des personnes ayant des nationalités, des religions, des langues et des cultures différentes. Certaines sont sédentaires et d’autres non (Delépine, 2012).
La popularisation du terme « Rom », qui signifie « homme » ou « mari » en rromani est concomitante à la fondation d’un lobby politique à Londres en 1971, l’Union rromani internationale (site internet). Cette union a proclamé le rromani langue « officielle » et a choisi un hymne qui fait référence au voyage. Elle a également proposé la graphie avec un double « r » qui correspond à une différenciation phonétique en rromani et évite l’amalgame avec d’autres termes tels que « Rome » ou « Roumain ». L’Union Rromani Internationale estime qu’il y aurait entre 6 et 12 millions de « Rroms » dans le monde, une fourchette à la mesure du flou de la catégorie.
Les personnes qui mendient sont-elles « Rroms » ? Dans son ouvrage sur la question juive, Jean-Paul Sartre (1946) défend l’idée selon laquelle c’est l’antisémite qui fait le Juif. C’est le même procédé englobant et stéréotypé qui fait décrire comme « rrom » les populations qui mendient, car elles n’ont en commun que la manière dont elles sont décrites.
Voir aussi les albums photos d’Eric Roset sur REISO.
- Années 2007-2009
- Années 2009-2010
[1] Cet article est fondé sur une enquête menée entre mai 2011 et avril 2012 sur mandat du Service vaudois de protection de la jeunesse. Il a été écrit pour REISO et le journal « Services publics ».
[2] Ouvrages cités
- Delépine, Samuel. (2012). Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question Rom. Paris : Autrement.
- Galtung, Johan. (1969). Violence, Peace, and Peace Research. Journal of Peace Research, 6(3), 167–191.
- Geremek, Bronislaw. (1978). La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen-Âge à nos jours. Paris : Gallimard.
- Mayer, Arnold. (1931). Le problème de l’assistance publique dans le canton de Vaud. Lausanne : Imprimerie La concorde (Thèse de droit à l’UNIL).
- Sartre, Jean-Paul. (1946). Réflexions sur la question juive (2004 ed.). Paris : Folio.