Les « jeunes adultes en difficulté »
L’insertion des jeunes dans le monde de l’emploi est à l’agenda politique. Et une nouvelle catégorie fait aujourd’hui recette : les « jeunes adultes en difficulté ».
Par Jean-Pierre Tabin, professeur, École d’études sociales et pédagogiques et Université de Lausanne ; Anne Perriard, doctorante – École d’études sociales et pédagogiques.
De qui parle-t-on lorsqu’on utilise la catégorie des « jeunes adultes en difficulté » ? En général, cette catégorie est définie à partir d’une fourchette d’âge située entre 18 et 25 ans. Cette fourchette correspond aux obligations découlant de la filiation. 18 ans est en effet l’âge de la majorité légale tandis que 25 ans est l’âge limite de l’obligation d’entretien des parents en cas de formation postobligatoire. Cet âge de 25 ans borne également la rente d’orphelin·e et le versement du supplément de rente de retraite pour enfant en formation. 25 ans est donc l’âge à partir duquel tout individu est censé ne plus dépendre financièrement de ses ascendant·e·s. L’assurance chômage le signifie d’ailleurs en reconnaissant aux personnes sortant de formation un droit plein aux prestations de l’assurance chômage à partir de cet âge. L’intervalle 18-25 ans correspond en résumé à un moment particulier de la filiation : les enfants sont devenus légalement adultes, donc autonomes dans leurs décisions, mais les parents comme les assurances ont encore envers elles ou eux des obligations d’entretien.
L’usage d’un intervalle d’âge pour décrire qui est « en difficulté » a pour conséquence de réunir dans une catégorie unique des personnes dont l’histoire comme l’avenir sont très différents. C’est un effacement des différences sociales, par exemple entre riches et pauvres, hommes et femmes ou nationaux et étrangers. Pour le montrer, prenons l’exemple des parcours de formation des personnes âgées de 15 ans en 2011, qui vont avoir un impact direct sur leur accès à l’emploi. Selon l’Office fédéral de la statistique, ces parcours sont très dissemblables suivant l’origine sociale, le sexe et la nationalité : ainsi sur 100 étudiant·e·s à l’université, moins de dix ont des parents qui n’ont aucune formation postobligatoire, alors que quarante ont des parents qui ont un titre universitaire ; et si en moyenne un·e élève sur dix ne commence pas de formation à la suite de sa scolarité obligatoire, c’est plus souvent le cas pour les élèves de nationalité étrangère et pour les filles.
Un usage répandu
Malgré ces différences qui interrogent la pertinence d’un intervalle d’âge pour qualifier une difficulté sociale, il est largement utilisé. Si c’est le cas, c’est parce qu’il correspond à une phase de transition du parcours de vie entre formation et emploi [1]. C’est pour l’essentiel l’incapacité à entrer dans l’emploi qui est visée par la catégorie des « jeunes adultes en difficulté ».
L’entrée en emploi est ainsi considérée comme le signe que le statut d’adulte est atteint. C’est toutefois une vision androcentrique de la société qui prévaut dans cette représentation du parcours de vie. Elle prend en effet pour universel le parcours de vie masculin et ne tient pas compte du fait que dans les couples, l’activité professionnelle n’est pas répartie de manière égale : en 2010 en effet, selon l’Office fédéral de la statistique, presqu’une mère de jeunes enfants (0-6 ans) sur trois n’est pas dans l’emploi et une même proportion occupe un emploi à moins de 50 %. Autrement dit, pour les mères, le modèle d’insertion sociale via l’emploi n’est de loin pas aussi répandu que pour les pères : en effet seuls 2,2 % des pères de jeunes enfants n’occupent pas un emploi et le temps partiel (à moins de 90 %) n’existe que pour 7,8 % des pères.
Comme on peut le voir, sous son apparente simplicité, la catégorie « jeunes adultes en difficulté » est porteuse d’une représentation problématique de l’individu parce qu’elle est désocialisée : elle tend à nier l’existence d’autres rapports sociaux que les rapports générationnels entre parents et jeunes de 18 à 25 ans.
L’âge en question
La question de l’accès à l’emploi n’est donc pas qu’une question d’âge, même si pour beaucoup l’accès au premier emploi est difficile.
La recherche que nous menons actuellement [2] montre que selon les professionnel·le·s, l’accès à l’emploi en société n’est pas toujours possible, parce qu’il y a des raisons « psychologiques, familiales, conjugales » [3] qui sont à prendre en compte, certain·e·s allant jusqu’à se demander « si la société […] ne devait pas accepter qu’il y ait des gens qui seront toujours à l’aide sociale » [4]. Et ce n’est pas seulement l’emploi qui pose problème, c’est dans certaines situations tout le programme prévu pour l’insertion. Ainsi, une assistante sociale déclare à propos d’une des situations qu’elle nous présente qu’elle ne va pas « lui proposer d’autres mesures parce qu’on voit que ça n’a pas de sens pour elle et que c’est un frein, que ça lui pèse » [5]. Le modèle social qui fonde l’intervention semble en effet surtout adapté aux personnes qui, comme le dit une conseillère en insertion, « ont juste envie qu’on les pousse un petit peu pour que ça démarre, [mais pas à d’autres pour lesquels] ce n’est juste pas le moment et puis peut-être ça ne sera jamais » [6].
C’est un constat dont il reste à tirer les conséquences politiques.
Deux visions du chômage des jeunes
L’analyse des débats parlementaires fédéraux montre que la préoccupation concernant le chômage des jeunes part principalement de deux postulats concernant la vulnérabilité sociale des jeunes.
Le premier postulat, que l’on peut appeler « social », est fondé sur le fait que cette classe d’âge serait la première victime du chômage. Il est par exemple soutenu par le gouvernement qui affirme dans son message relatif à la modification de la loi sur l’assurance chômage du 3 septembre 2008 que « les jeunes en particulier encourent un risque élevé de chômage en période de faible conjoncture : leur taux de chômage augmente de manière disproportionnée » ou par la radicale-libérale Erika Forster-Vannini qui déclare au Conseil des États le 8 juin 2009 que « ce sont avant tout les jeunes qui sont touchés par le chômage ».
Le second postulat, que l’on peut appeler « moral », part du principe que l’absence d’emploi à cet âge provoque des comportements problématiques. Le conseiller national PDC Christophe Darbellay parle ainsi le 9 décembre 2009 du « fléau du chômage des jeunes » tandis que l’UDC Christoffel Brändli déclare le 8 juin 2009 qu’il ne faudrait « pas éduquer les jeunes en leur disant : ‹ Si tu as un problème, l’État t’aidera ! › Nous avons besoin de gens qui se positionnent, qui se tiennent debout, flexibles et prêts à faire quelque chose d’autre. » Cette représentation morale du chômage des jeunes dépasse les clivages politiques usuels, le socialiste Claude Schwab affirmant par exemple au Grand conseil vaudois le 26 mai 2009 qu’« il s’agit de donner aux jeunes une formation plutôt que de continuer à les assister dans une oisiveté subventionnée ».
À partir de ces deux postulats, les parlementaires s’accordent dans les débats pour justifier les stages professionnels et les mesures de réinsertion. Pour les parlementaires partant du postulat social, ils permettront d’améliorer leur employabilité. Pour les parlementaires partant du postulat moral, ils éviteront que ne s’installe le désœuvrement. Le terrain de controverses touche uniquement l’imposition de restrictions des prestations ou l’obligation de contre-prestations. À partir du postulat « social », les jeunes doivent être protégé·e·s à cause de leur situation de vulnérabilité sur le marché de l’emploi ; à partir du postulat « moral », les jeunes sont en risque de devenir « réfractaires » à l’emploi et il s’agit de les motiver. L’accord est en revanche total en ce qui concerne la vulnérabilité de la catégorie et la nécessité d’une intervention.
PS Ces questions ont été abordées dans le colloque des 11 et 12 octobre 2012 à l’Université de Lausanne [7].
[1] Généralement, celui-ci est divisé en 3 phases : 1) formation 2) emploi et 3) retraite.
[2] Les éléments contenus dans cet article sont tirés d’une recherche menée dans le cadre du programme national LIVES, surmonter la vulnérablité, une perspective du parcours de vie (IP5).
[3] Conseillère en insertion dans un CSR.
[4] Conseiller en insertion dans un CSR.
[5] Asssistante sociale dans un CSR.
[6] Conseillère en insertion dans un CSR.
[7] Organisé dans le cadre du programme national de recherche LIVES, surmonter la vulnérabilité, une perspective du parcours de vie, par le Département vaudois de la santé et de l’action sociales, l’Université de Lausanne, l’Institut de hautes études en administration publique et la Haute école de travail social et de la santé · EESP · Lausanne. Ce colloque faisait suite à celui organisé en 2010 qui a donné lieu à une publication présentée sur cette page de REISO.