Des stéréotypes pour justifier des inégalités
Les représentations de la mendicité dans la société actuelle reposent sur des stéréotypes. La réthorique politique recourt à un bouc émissaire, les Roms, pour ethniciser la pauvreté et éviter d’interroger ses causes structurelles.
Par Jean-Pierre Tabin, sociologue, professeur à la HETS&Sa · EESP · Lausanne, et Pôle de recherche national LIVES
Les stéréotypes, ce sont des images sommaires, des clichés [1] qui ne sont en eux-mêmes ni bons, ni mauvais [2]. Nous simplifions notre environnement, classons ensemble des personnes, posons des étiquettes, réduisons les singularités en généralisant et tout cela est « bien pratique, fonctionnel, voire indispensable pour se repérer et plus généralement appréhender la réalité » [3]. Cela se révèle même très utile dans les relations sociales. Par exemple, nous savons souvent du premier coup d’œil si nous avons affaire au patronat ou au syndicat, et les dessins de presse se servent de ces stéréotypes pour caricaturer leurs personnages. Mais il nous arrive également de nous tromper.
Cela s’explique par le fait que les stéréotypes ne reposent pas sur des différences prouvées, mais sur des généralisations souvent abusives faites à partir de la perception que nous avons de certains groupes. Un prototype de ce style de raisonnement infondé est cité par la sociologue Marie Duru-Bellat : « On sait par exemple que les femmes sont perçues comme bavardes alors que des quantifications objectives montrent qu’en général elles parlent moins [que les hommes]. » [4]
Les représentations de la mendicité dans la société actuelle reposent également sur des stéréotypes, comme le montre le récent débat au Grand conseil vaudois qui a abouti en septembre 2016 à la criminalisation de la mendicité, une disposition de la loi pénale vaudoise aujourd’hui combattue par référendum (lire encadré). Examinons brièvement trois de ces stéréotypes : l’interdiction de la mendicité « pose des questions essentielles », les mendiant·e·s sont « exploité·e·s » par des réseaux mafieux ou par des clans, et la mendicité est le fait des « Roms ».
Des questions essentielles ?
Le débat au Grand conseil [5] est introduit par un rapport qui indique que le Conseil d’État vaudois « considère que […] l’initiative […] a le mérite de poser les questions essentielles ». La mendicité n’est pourtant présente que dans quelques quartiers de certaines villes, principalement à Lausanne où quelques dizaines de personnes s’adonnent à la mendicité. En quoi cette mendicité poserait-elle des questions « essentielles » là où elle n’existe pas, dans les quartiers de la périphérie de Lausanne, ou à Lignerolle, Jongny, Corbeyrier et Goumoens-le-Jux, par exemple ? Le gouvernement ne le dit pas.
L’affirmation du caractère « essentiel » de la question de la mendicité au parlement cantonal repose sur une généralisation d’autant plus abusive que le débat ne traite que de l’interdiction de cette pratique. Ce qu’il aurait été « essentiel » de discuter, c’est de la question de l’usage du domaine public dans les centre-ville, qui repose aujourd’hui « sur l’idée que les intérêts commerciaux sont des intérêts publics » [6]. L’entre soi de la consommation ne doit pas être perturbé par des éléments indésirables, comme les mendiant·e·s.
L’exploitation de la mendicité ?
Quelles sont les raisons invoquées pour criminaliser la mendicité ? Toujours dans le rapport du Conseil d’État, on lit qu’« une interdiction devrait cibler les personnes s’adonnant à l’exploitation de la mendicité d’autrui en vue d’en tirer profit ». Cette rhétorique de l’utilisation de la mendicité par des tiers sera ensuite utilisée de manière très répétitive dans les débats, certains citant des « filières mafieuses » (Philippe Jobin, UDC), d’autres des « clans familiaux » (Mathieu Blanc, PLR). Il s’agit pourtant d’un stéréotype non seulement contredit par de nombreuses études [7], mais encore par la réalité des gains issus de la mendicité.
Dans le débat, le député UDC Claude-Alain Voiblet s’exclame, utilisant une rhétorique de l’évidence qui fait passer pour aveugle qui la nie : « Ouvrez les yeux et regardez comment sont organisés, notamment le matin entre 8 heures et 9 heures, les emplacements pour les personnes qui mendient à Lausanne ! Si cela n’est pas organisé, alors je n’y comprends plus rien ! » La généralisation à partir d’une analyse de « bon sens » d’un député pose le problème non seulement de la valeur empirique de celle-ci (comment fait-il ses observations ? avec quelle systématique ? sur combien de temps ?), mais encore du raisonnement qui la fonde. L’exploitation de la mendicité par une « mafia » ou un « clan » suppose en effet que celle-ci soit profitable, sinon le dispositif à mettre en place pour amener les personnes sur place, les disposer sur des emplacements, contrôler les gains et les rançonner tout en leur laissant de quoi se nourrir est sans commune mesure avec le bénéfice que cette activité peut rapporter. Les seules qui bénéficient de la mendicité, ce sont les agences bancaires qui s’occupent de transfert d’argent et les compagnies de bus qui transportent les mendiant·e·s depuis ou vers leur pays d’origine. Pourtant, il n’en est pas question au parlement. Un débat à ce propos aurait pourtant amené à reconsidérer les stéréotypes concernant l’exploitation de la misère humaine.
Des « Roms » ?
Dans le débat au Grand conseil, les « Roms » sont plusieurs fois cités, donnant à croire que la mendicité est principalement, voire exclusivement liée à ce groupe. Comme l’ont montré de nombreux travaux scientifiques, l’ethnicisation de la pauvreté à partir de la qualification « rom » permet d’éviter d’interroger les causes structurelles de la pauvreté, et notamment la responsabilité de l’Europe de l’Ouest dans la paupérisation de l’Europe de l’Est. Les très nombreux stéréotypes négatifs associés aux « Roms » soutiennent une explication qui renvoie la mendicité à des pratiques ancestrales, ce qui est totalement démenti par la recherche, et justifient la répression sous l’argument que mendier est une pratique culturelle qui n’aurait pas sa place en Suisse.
Les Roms sont en fait surtout un bouc émissaire idéal [8] , faute notamment de lobby fort pour les défendre. Pourtant, mais on n’en parle jamais ou presque parce que cela irait à l’encontre du stéréotype, il existe en Suisse de nombreuses personnes qui se revendiquent d’une origine rom et qui sont parfaitement intégrées dans la société, qui travaillent comme enseignant·e·s, dans des banques ou dans l’administration [9] .
La « pauvrophobie » [10]
Comme l’explique Marie Duru-Bellat, les stéréotypes permettent de justifier les différences et les inégalités en société, et de préserver « la croyance en un monde juste [en dotant] les groupes de caractéristiques […] qui donnent une cohérence et une justification aux différences multiples qui les opposent. » [11] Le débat tenu le 27 septembre 2016 sur la mendicité au Grand conseil vaudois, et qui a abouti au soutien de l’initiative de l’UDC criminalisant la mendicité dans le canton de Vaud, en est une parfaite illustration.
C’est sans doute une forme de pauvrophobie qui explique la majorité qui s’est faite jour au Grand conseil vaudois. Pour lutter contre ce type de rejet, des mesures judiciaires ont été adoptées dans certains pays. Ainsi, une loi française a été votée le 24 juin 2016 pour lutter contre la discrimination à raison de la précarité sociale, une discrimination qui s’ajoute désormais dans le code pénal français à celles qui existent à partir de l’origine, du sexe, de la situation de famille, etc. [12] Le problème, c’est qu’il faudrait pour changer les stéréotypes un nouvel imaginaire [13] plutôt que des mesures pénales. Vouloir par exemple lutter contre la pauvreté, et non contre les pauvres.
Les débats politiques
Depuis 2007, le Grand conseil vaudois a débattu à 7 reprises de la mendicité suite à une interpellation, 2 postulats et 4 motions émanant du PRD (2 fois), du PSV (2 fois) et de l’UDC (3 fois). En 2013, l’UDC a fait aboutir une initiative « interdisons la mendicité et l’exploitation de personnes à fins de mendicité sur le territoire vaudois ». En réponse à cette initiative, le Conseil d’État vaudois a proposé un contre-projet en mars 2016, n’interdisant pas la mendicité mais punissant de manière plus lourde que l’UDC celle qui est « organisée » en vue d’en tirer profit, et celle qui implique des enfants. Au vote nominal, le 27 septembre 2016, l’initiative de l’UDC a été acceptée par 60 voix contre 56 et 5 abstentions.
Une dizaine d’associations et de partis politiques du canton de Vaud ont lancé le 10 octobre 2016 un référendum contre l’interdiction de la mendicité sous le mot d’ordre : « Luttons contre la pauvreté, pas contre les pauvres ! ». 12’000 signatures doivent être recueillies d’ici le 12 janvier 2017.
Teneur actuelle |
Initiative de l’UDC | Contre-projet du Conseil d’État vaudois |
Art. 23. Mendicité Celui qui envoie mendier des personnes de moins de 18 ans est puni au maximum de 90 jours-amendes [14] |
Art. 23. Mendicité 1 Celui qui mendie sera puni d’une amende de 50 à 100 fr. 2 Celui qui envoie mendier des personnes de moins de 18 ans, qui envoie mendier des personnes dépendantes, qui organise la mendicité d’autrui ou qui mendie accompagné d’une ou de plusieurs personnes mineures ou dépendantes, sera puni d’une amende de 500 à 2000 fr. |
Art. 23. Mendicité Celui qui organise la mendicité d’autrui en vue d’en tirer profit, celui qui tire profit de la mendicité d’autrui, sera puni d’une amende de 1000 à 10 000 fr. Art. 23 a Mendicité des personnes dépendantes et des mineurs Celui qui organise la mendicité de personnes dépendantes ou de mineurs, celui qui tire profit de la mendicité de personnes dépendantes ou de mineurs, sera puni d’une amende de 2000 à 10 000 fr. Art. 23 b Mendicité en compagnie de mineurs Celui qui mendie en compagnie d’une ou de plusieurs personnes mineures sera puni d’une amende de 100 à 500 fr. Art. 23 c Récidive En cas de récidive, les montants maximaux prévus par les articles 23 à 23b sont doublés. |
Lire aussi du même auteur dans REISO : « Salauds de pauvres », 21 mai 2015 ; « Le royaume des mendiants », 29 avril 2013 ; La mendicité, 16 juillet 2012.
[1] Dictionnaire historique de la langue française, 2012, tome 3, p. 3474.
[2] Cet article a été écrit pour REISO et pour « Services publics »
[3] Schmidt, Nina (2014). Stéréotypes : la face invisible des inégalités. Observatoire des inégalités, en ligne
[4] Duru-Bellat, Marie. (2011). La face subjective des inégalités. Une convergence entre psychologie sociale et sociologie ? Sociologie, 2(2), p. 196.
[5] Source : Bulletin (provisoire) du Grand conseil vaudois, en ligne
[6] Tabin, Jean-Pierre, Knüsel, René, & Ansermet, Claire. (2016). Lutter contre les pauvres. Les politiques face à la mendicité à l’exemple du canton de Vaud. Lausanne : Editions d’en Bas, p. 62.
[7] Pour des références, voir Tabin, Jean-Pierre & Knüsel, René. (2016, deuxième édition). Lutter contre les pauvres. Lausanne, éditions d’en bas.
[8] Selon le mot de Marcel Courthiade, en ligne
[9] Cf. les études de la Rroma Foundation sur les Rroms invisibles. En ligne
[10] Un mot lancé par ATD Quart-monde. Le Monde, 1-2 novembre 2016.
[11] Duru-Bellat (2011), op. cit., p. 196.
[12] Code pénal français, article 225-1.
[13] C’est pour cette raison que plusieurs hautes écoles (HES·SO (EESP et HEAD), HEP-Vaud), en collaboration avec la Rroma Foundation et l’entreprise Digital Kingdom, ont lancé un projet de développement d’un serious game destiné aux élèves, « Citoyens-mitoyens ». Le projet, soutenu par la Confédération via la Commission pour la technologie et l’innovation, va débuter début 2017.
[14] Le montant du jour-amende se calcule en fonction de la capacité économique.