PC : les affres du gain potentiel
Dans les prestations complémentaires (PC), un revenu hypothétique peut fortement réduire le montant de l’aide. Quitte à placer des personnes sous le minimum vital ! Exemples concrets de cette injustice.
Par Laurence Tissot et Barbara Plitt Troilo, travailleuses sociales, Ville de Carouge
Au Service des affaires sociales de la Ville de Carouge, nous nous adressons à toute personne domiciliée sur la Commune pour des aides polyvalentes. Fréquemment, nous sommes amenées à recevoir des bénéficiaires de rentes AVS et AI qui rencontrent des difficultés financières. Dans certains cas, ces personnes sont réduites à vivre avec des revenus qui sont inférieurs au minimum vital ! Deux exemples, avec quelques chiffres, permettent de mieux comprendre ces dysfonctionnements.
Les prestations complémentaires
Prenons d’abord la situation de Madame M. Bénéficiaire d’une rente complémentaire de l’AVS, âgée de 56 ans, elle s’est retrouvée en fin de droit chômage. Nous avons déposé une demande de prestations complémentaires (PC) ainsi qu’une demande d’aide sociale pour garantir ses moyens de subsistance au Service des prestations complémentaires (SPC). Ce Service accorde les prestations complémentaires aux rentiers AVS – AI : personnes invalides, en âge AVS, veuves, veufs et orphelin-e-s.
Pour Madame M., le service cantonal a calculé un gain potentiel (GPOT) ou revenu hypothétique de CHF 24’696.-. Avec ce « salaire imaginaire », elle s’est retrouvée à vivre au barème de l’aide sociale. Nous avons immédiatement contesté le principe même de ce gain potentiel. Malgré notre opposition, la décision a malheureusement été maintenue. Nous avons alors dû recourir auprès de la Cour de justice à la Chambre des assurances sociales. Là, nous avons présenté la situation de Madame M. arrivée en fin de droit chômage et rappelé le principe, dans un tel cas, de ne pas attribuer de gain potentiel. Grâce à notre appui, cette femme a obtenu gain de cause et vit maintenant avec près de CHF 1’000.- de plus par mois. De surcroît, elle a perçu un rétroactif d’environ CHF 9’000.- en raison de la procédure qui a duré presque une année (ATAS/405/2013).
Un cas analogue concerne un couple pour lequel un gain potentiel a été calculé à tort pour l’épouse. Le couple vivait en 2010 avec CHF 1’199.- de la rente AVS de Monsieur et CHF 446.- de prestations complémentaires, soit avec CHF 1’645.- par mois ! Leur loyer s’élevant à CHF 735.-, il leur restait CHF 910.- pour vivre à deux. Le gain potentiel annuel calculé pour cette épouse de rentier AVS s’est élevé à CHF 41’161.-. Un montant évidemment surréaliste pour une personne arrivée en fin de droit chômage et âgée de 55 ans. Grâce aux démarches juridiques entreprises, le couple perçoit aujourd’hui CHF 2’740.- du Service des prestations complémentaires contre CHF 446.- en 2010 (ATAS/1463/2012) !
Les principes de base du gain potentiel
Il faut savoir que, lorsqu’un rentier AI n’est pas reconnu invalide à 100%, un revenu hypothétique est ajouté aux ressources de la personne [1]. De même, si l’épouse ou l’époux ne travaille pas à plein-temps, un gain potentiel est là encore appliqué. Le montant de ce gain potentiel est basé sur l’Enquête suisse sur la structure des salaires (ESS-TA1, secteur privé, niveau 4). De sorte que certains partent du principe que, en 2013, tout le monde peut gagner la somme annuelle de CHF 49’392.- pour les femmes et CHF 57’672.- pour les hommes ! Et ceci même sans expérience, sans qualification ou sans formation et malgré le taux de chômage genevois. A préciser toutefois que sur ces montants, une déduction annuelle forfaitaire de CHF 1’500.- est effectuée et que le solde est pris en compte aux deux tiers.
Principes tout aussi importants : les Directives concernant les prestations complémentaires à l’AVS et à l’AI prévoient des dérogations au principe du gain potentiel, notamment pour les personnes qui peuvent prouver qu’elles recherchent sérieusement un emploi, en s’étant adressée à un ORP par exemple (DPC chiffre 3424.05 et 3482.03). Dans ces cas, le montant du gain potentiel est annulé. Il est également prévu que le gain potentiel soit supprimé pour les invalides dès 60 ans et diminué de moitié pour les conjoints de rentiers dès 55 ans, puis diminué progressivement jusqu’à 60 ans. Force est de constater que ces dispositions ne sont pas automatiquement appliquées.
En effet, malgré ces directives, malgré les jurisprudences, un gain potentiel est quasi systématiquement appliqué, même lorsque, au moment du dépôt de la demande, des raisons valables sont invoquées pour demander une diminution ou une annulation du gain potentiel (DPC chiffre 3424.07).
Quelques questions en suspens
Finalement, en raison du gain potentiel, de nombreuses personnes et familles sont prétéritées et se retrouvent parfois au-dessous du minimum vital de l’aide sociale. Précisons que ce minimum est inférieur au minimum vital de l’Office des poursuites, soit CHF 977.- d’entretien pour une personne contre CHF 1200.- pour le minimum vital des poursuites. Beaucoup de personnes concernées ignorent qu’elles pourraient demander une aide sociale pour assurer au moins leur minimum vital. A Genève par exemple, il paraîtrait logique, du moins nous semble-t-il, que cette démarche soit faite d’emblée par les services compétents. Il n’en est rien. Cela signifie donc qu’il faut redéposer une demande avec le formulaire « demande d’aide sociale » dont le contenu est pourtant identique au formulaire de demande de prestations…
En tant que travailleuses sociales et citoyennes, nous ne comprenons pas pourquoi les Directives fédérales ne sont pas appliquées. Les procédures sont longues et coûteuses pour toutes les parties concernées y compris pour le Tribunal ; alors que la jurisprudence est claire à ce sujet. Des organismes sociaux et d’autres communes genevoises sont-elles confrontées à ce genre de situation ? Est-ce que d’autres cantons connaissent les mêmes problèmes ?
Cette manière de procéder prétérite bon nombre de bénéficiaires qui ne sont pas en mesure de comprendre les décisions et encore moins de les contester. Pour rappel, les personnes concernées sont âgées, invalides, veuves, veufs et orphelin-e-s. Ne devrait-on pas soutenir ces groupes plus particulièrement ? Sachant que seule une minorité des personnes concernées s’adressent à des spécialistes, combien vivent dans une situation catastrophique n’ayant pas trouvé d’appui pour faire valoir leur droit ?
[1] Lire aussi les articles de Philippe Graf pour REISO :
- Renvoyé de l’AI vers le « marché du travail équilibré », 5 avril 2012
- Linéarisation des rentes AI : amélioration ou pas ? 27 décembre 2012