Enfance et jeunesse : repenser la prévention
La prévention précoce des troubles de conduites des enfants connaît aujourd’hui d’inquiétants développements. Comment éviter la pathologisation de certains comportements ? Comment échapper au rouleau compresseur de la normalisation ?
Par Brigitte Vittori, éducatrice spécialisée, licenciée en sciences de l’éducation et formation d’adultes, ancienne chargée d’enseignement à la HETS Genève
Nos sociétés contemporaines sont traversées par des phénomènes divers. Elles sont en recherche d’efficience dans les politiques publiques en raison d’une diminution des ressources à disposition. Elles suivent le mouvement d’une pathologisation grandissante des conduites des individus dans différents domaines. A cela s’ajoute un contexte d’incertitudes dans lequel les apports de la science semblent devoir répondre à toutes nos questions. Ces phénomènes touchent évidemment le travail social de plein fouet, la prévention de l’exclusion sociale étant sa colonne vertébrale.
Dans le domaine de la prévention [1], il importe de décrypter le contexte socio-politique s’y rapportant, de repérer les contraintes de l’action dans ce monde où compétition, performance et efficacité sont de mises. Il s’agit également de prendre en compte le poids des inégalités qui pèsent sur les difficultés de certaines familles et contre lesquelles, heureusement, certains acteurs politiques s’engagent. Il faut finalement se questionner sur l’intérêt étonnant que des groupes privés manifestent à défendre et soutenir financièrement des programmes en vue du «bien de l’enfant».
Penser la prévention et le dépistage
On distingue différents niveaux de prévention selon que celle-ci s’adresse à l’ensemble de la collectivité et à ses conditions de vie (prévention universelle ou sociale) ou qu’elle concerne des groupes dits à risque (prévention sélective) ou encore des individus ayant déjà montré une certaine fragilité (prévention indicative). Aujourd’hui, la part de la prévention indicative, centrée sur l’individu, a fortement augmenté au détriment d’une prévention sociale large, alors même que la fragilité est parfois plus crainte, voire attribuée, qu’avérée.
Le creusement des inégalités évolue également par la diminution de l’aide et du soutien des politiques publiques en rejetant sur les individus la responsabilité de la situation dans laquelle ils se trouvent. Les familles monoparentales et les familles working poor sont directement impactées.
Des programmes de dépistages de troubles des conduites sociales dès le très jeune âge, particulièrement sur les enfants issus de familles décrites comme vulnérables ou dont la situation de la mère isolée est connotée négativement, ont le vent en poupe depuis une quinzaine d’années au moins, dans les politiques publiques de divers contextes nationaux. Si le but clairement posé est la prévention pour un avenir meilleur, les liens entre comportements dans la petite enfance et prédiction de la délinquance adolescente sont aussi régulièrement et clairement affirmés, ce qui est inquiétant.
Quelques questions s’imposent. A partir de quand, sur quelles bases, discours, argumentations, un comportement social est-il jugé problématique ? Par qui cette évaluation, ce diagnostic sont-ils posés ? Qui en a défini les critères et les méthodologies d’évaluation ? Et, en quoi cela serait-il, dans la petite enfance, prédictif de troubles à venir plus graves, raison pour laquelle il s’agirait de les traiter rapidement ?
L’explosion des pathologies et des prédictions
Dans la version 2013 du célèbre DSM [2], la nomenclature des troubles psychiques établit le nombre de pathologies à 350 ; il y en avait 60 dans la première version de 1952 ! Pouvons-nous assister à une telle explosion de troubles psychiques sans nous questionner sur leur réalité et leur définition ?
L’évolution phénoménale des neuro-sciences amène, sur la base d’éléments physiologiques de plus en plus fins, à poser un regard acéré sur l’ensemble des comportements de l’individu, en dehors le plus souvent d’une prise en compte contextuelle ou plus globale. Dans le champ de la prévention précoce des troubles des conduites sociales, la question de l’agressivité du tout petit est une obnubilation, liée à celle de la violence. Certains experts identifient même la racine du «mal» durant la grossesse et sur des considérants biologiques, la qualité de la nutrition et la pauvreté de la mère par exemple.
Lorsqu’un bambin se montre irritable et fait trois grosses colères par semaine durant un an, son comportement est aujourd’hui défini comme une pathologie psychiatrique (disruptive mood dysregulation disorder), dont il faut prévenir la poursuite et qu’il faut traiter au moyen de médicaments ou séances d’entraînement à de meilleures conduites, pour éviter des trajectoires délinquantes plus tard. Rien n’est dit sur le contexte de survenue de ces colères. Dans quelles situations se déroulent-elles ? En raison de quels manques de réponse aux besoins primaires de sécurité et d’éducation de cet enfant ? Dans quel type d’organisation sociale ?
C’est un glissement de la prévention au dépistage, assorti de prédiction à partir de preuves «scientifiques» prises isolément qui enferment l’enfant dans des déterminismes réducteurs. Et c’est oublier le potentiel des individus en devenir que sont les enfants, leur trajectoire de socialisation et d’éducation dans un contexte de prise en compte bienveillante.
Le regard social qui exclut
Les enfants ont-ils tellement changé ou est-ce le regard porté sur eux qui a changé ? La tendance au dépistage précoce des conduites sociales amène une catégorisation diagnostique peu utile, voire une prédiction d’un avenir perturbé qui enferme l’enfant et son entourage dans une trajectoire pensée à l’avance par d’autres et dont il n’est pas aisé de sortir. En outre, les systèmes dans lesquels ces dépistages ont lieu (écoles, lieux d’accueil, consultations psycho-éducatives, etc.) interrogent rarement leur fonctionnement ou leur raison d’être. Malgré les intentions premières qui apparaissent bienveillantes au public et dans le monde politique, les risques de stigmatisation et d’exclusion sociale sont bien présents [3].
Au fond, la société est inquiète; le repérage des enfants qui dérangent est devenu routinier, quand bien même la définition, les représentations de ce qui dérange et la pertinence des critères d’évaluation n’ont pas fait l’objet de consensus dans la société.
Un colloque en 2010 avait déjà réuni à la HETS à Genève nombre de professionnels. Dans leurs constats et discussions [4], ils avaient repéré que ce sont surtout des exigences sociales préoccupantes qui pèsent sur les enfants d’aujourd’hui et sur leurs familles; enfants parmi lesquels d’ailleurs le diagnostic d’hyperactivité monte en flèche alors que c’est la société toute entière qui est agitée, comme le dit Philippe Meirieu.
A noter dans l’actualité de fin 2017, l’apparition d’autres éléments contextuels et environnementaux potentiellement responsables de comportements d’hyperactivité chez les enfants de 3 à 5 ans. Ainsi, une étude de l’INSERM vient de montrer en France l’effet délétère des perturbateurs endocriniens (phtalates contenus dans les récipients et divers produits de soins) sur le développement du système nerveux des bébés. On est loin du déterminisme individuel que les programmes de dépistage précoce mettent en avant.
Prévention prédictive ou prévention prévenante ?
Pour l’ensemble des adultes s’occupant d’enfants (travailleurs sociaux, intervenants de l’accueil de la petite enfance, enseignants, soignants, parents), il n’est pas aisé de résister au rouleau compresseur de la normalisation des comportements tant celle-ci est forte aujourd’hui. Il nous faut repérer les dilemmes liés à la prévention, les penser, les discuter et se positionner.
Comment atteindre les visées humanistes du travail social telles que le respect des particularités, le refus de la discrimination, la participation sociale choisie, l’émancipation des individus et des groupes tout en ne passant pas à côté d’enfants qui éprouvent de réelles difficultés à grandir et à trouver leur place parmi leurs pairs et dans la société ? C’est une question difficile. Les ressources du travail social devant les impondérables existent. Des professionnels tentent des pratiques novatrices, pensées avec finesse, engagement et un regard bienveillant porté sur les risques d’exclusion sociale. Des expériences alternatives sont menées dans l’action éducative en milieu ouvert, dans les écoles du Réseau d’enseignement prioritaire du canton de Genève ou dans une structure de médiation des transitions familiales, dans les programmes de soutien aux jeunes migrants ou encore dans un dispositif local et coopératif d’insertion des jeunes en rupture de formation [5]. Ces interventions permettent aux travailleurs sociaux et aux professionnels de l’enfance de creuser les divers enjeux tant scientifiques que politiques et de l’éthique de l’intervention dans les programmes de prévention des conduites sociales des enfants.
A Genève, un collectif de professionnels et d’enseignants travaille sur ces thèmes depuis plusieurs années en partenariat avec des collègues du Québec. Ensemble, ils défendent une définition de la prévention prévenante particulièrement prometteuse, celle de Parazelli et Desmeules (2015) : «Une approche visant moins à empêcher qu’adviennent des comportements indésirables qu’à créer des contextes de socialisation visant à offrir des alternatives pouvant inciter les jeunes à ne pas tracer leur voie que dans la marginalité. On tente ici de négocier les normes de socialisation à la vie collective contrairement à l’approche prédictive qui, elle, rappelle la norme à respecter.»
Ces approches rejoingnent le travail effectué en France par des groupes de pression tels que le collectif « Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans ». En 2007, 200’000 signatures avaient ainsi empêché la mise en œuvre de programmes de dépistage précoce visant la diminution de la délinquance juvénile.
Le concept de prévention prévenante, une alternative judicieuse à la prévention prédictive, dans un contexte où les tenants de la prédiction sont loin de baisser la garde.
[1] Cet article s’inspire de l’ouvrage «Au risque de la prévention. Enfance, Jeunesse, familles et travail social : de la prévention précoce à la participation sociale». Sous la direction de Brigitte Vittori. Préface de Joëlle Libois. Editions IES, Genève, Collection : Le social dans la cité, mars 2016, 256 pages.
Brève bibliographie :
- Collectif pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans (2012) : La prévention prévenante en action Erès, Toulouse.
- Parazelli M. (2012) : La prévention précoce en question. Regards croisés France-Québec. Nouvelles Pratiques sociales, HS, I, -1-20
- «Les phtalates interfèrent sur le comportement des garçons», Le Monde du 2 octobre 2017
- Code de déontologie du travail social en Suisse, (2010). Lausanne : Avenir Social
[2] Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, référence internationale éditée par l’Association des psychiatres américains.
[3] Par exemple les programmes d’évaluation standardisée utilisés dans les écoles maternelles de Montréal. En 2012, elles se sont attachées à mesurer l’état de vulnérabilité des enfants sur la base d’un questionnaire de 103 items remplis par le seul enseignant, lien internet. Quelle légitimité à cela ? En Suisse se déploient dans les écoles les PES – programmes d’évaluation standardisées.
A noter aussi les programmes d’entrainement aux conduites sociales tels que Fluppy, Brin d’ami, etc, utilisés au Canada et localement en France et en Suisse.
[4] Ces enfants qui dérangent et inquiètent, journée d’études du 10 juin 2010, Réseau Socialisation des mineurs - HETS, Genève.
[5] Ces expériences sont décrites dans «Au risque de la prévention», cité ci-dessus.
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Brigitte Vittori, «Enfance et jeunesse : repenser la prévention», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 13 novembre 2017, https://www.reiso.org/document/2360
Cet article est très intéressant ! Il montre de manière efficace la nécessité et l’urgence de considérer enfin l'enfant dans sa globalité plutôt que sous le seul angle de l'expression d'un comportement. Avec tout le respect que j'ai pour Madame Vittori, ayant été une de ses élèves il y a quelques années de cela, j'aimerais toutefois nuancer le paragraphe concernant l'effet délétère des perturbateurs endocriniens, et notamment celui de la source de l'article du Monde, très critiqué par ailleurs par la communauté scientifique. Si l'idée de montrer en quoi le déterminisme individuel des programmes de dépistage précoce est pathologisant en soi est intéressante et réussie, citer abruptement les résultats de recherche d’une petite équipe de scientifiques sur les liens entre phtalates et comportement des petits garçons (quid des filles ?) n’est à l’inverse pas adéquat. La communauté scientifique ne trouve pas de consensus autour de cette recherche et critique même l’exploitation hasardeuses des résultats par la presse. Ces faits nous plongent, professionnel-le-s de la santé et de la prévention, dans un contexte anxiogène sur lequel nous n’avons que peu de prise et que peu de recul. Aussi, il me semble urgent de ne pas céder à la panique et de ne pas se précipiter sur un coupable idéal ! Il est important de garder la tête froide. Notamment face à un public hétéroclite qui s’engouffre volontiers sur la piste du complot et manque de pragmatisme.
Anne-France Guillaume, Lausanne