La politique sanitaire a « oublié » la psychiatrie
Basé sur la prédiction par diagnostic, le nouveau modèle national de tarification est inapplicable à la santé mentale. Pour quelles raisons ? Et comment remodeler cet instrument pour l’adapter à la psychiatrie-psychothérapie ?
Par Eric Bonvin, médecin psychiatre-psychothérapeute FMH, Hôpital du Valais, UNIL et CHUV
L’entrée en vigueur de la LAMal, en 1996, a amené un remodelage conséquent de l’ensemble du secteur sanitaire suisse [1]. Rendue obligatoire pour tous les résidents suisses, cette loi vise, en contrepartie, à leur garantir l’accès intégral aux soins de base en cas de maladie. Toute une série de critères est peu à peu apparue afin de définir la liste des soins de base pouvant être financés par cette assurance. Dans le même temps, la LAMal a introduit un important lot de réformes visant à freiner la hausse des coûts de la santé tout en améliorant la qualité et l’efficience du système sanitaire. Ainsi l’art.32-LAMal exige que les prestations médicales répondent aux besoins de la population de manière efficace (dont la démonstration est faite selon des méthodes scientifiques), appropriée et économique. Aujourd’hui cette loi réglemente l’organisation de l’ensemble du système sanitaire de notre pays et lui impose des lignes directrices très strictes en matière :
- de planification hospitalière fondée sur les besoins de la population ;
- de qualité des prestations médicales délivrées ;
- d’économicité visant le contrôle des coûts de la santé.
La poursuite des objectifs posés dans cette loi exige ainsi du système sanitaire qu’il se dote d’instruments de gestion permettant :
- d’évaluer les besoins sanitaires de la population ;
- de prédire les ressources et les coûts nécessaires pour répondre à ces besoins ;
- de vérifier l’efficacité des prestations médicales délivrées ;
- de comparer l’activité des prestataires de soins.
Ce sont donc de nouvelles normes, contraintes et procédures qui se sont imposées au cours de cette dernière décennie, chacune avec leur logique et leur rhétorique. Ainsi en est-il des nouveaux systèmes de gestion, de l’ouverture au libre choix de l’établissement hospitalier par le patient découlant du principe d’économicité, des programmes de management de la qualité et du risque… autant de logiques nouvelles qui échappent à la compréhension d’un grand nombre de patients comme de professionnels qui les soignent.
Les lignes directrices de la LAMal et les instruments qui permettent de les appliquer sont définis de façon globale et standardisée pour l’ensemble de l’activité sanitaire de notre pays. L’activité médicale est cependant loin d’être homogène et uniforme. C’est, par exemple, tout un monde qui sépare l’activité de la chirurgie de celle de la psychiatrie-psychothérapie. Reste donc à savoir si les lignes directrices de la LAMal sont, comme les instruments censés les accompagner, vraiment compatibles avec toutes les activités médicales et en particulier avec celles de la psychiatrie-psychothérapie qui soigne les personnes souffrant de troubles psychiques.
Des instruments de gestion inadaptés à la psychiatrie
À l’heure actuelle, les moyens de mise en œuvre de la LAMal se fondent exclusivement sur ceux qui permettent son application dans le domaine de la santé qui nécessite le plus de régulation, à savoir celui de la médecine somatique aiguë qui trouve ses fondements dans le modèle biomédical centré sur la pathologie [2] (modèle où le médecin et le patient sont jugés subjectifs et mis à l’écart des évaluations). Modèle qui diffère radicalement du modèle bio-psychosocial centré sur la personne malade (modèle où la personne souffrante est appréhendée sur plusieurs dimensions : perceptives, relationnelles, singulières, etc.) et sur lequel reposent la médecine communautaire et la psychiatrie.
Le modèle biomédical, essentiellement hospitalier, organise ses prestations techniques en processus industriels agissant sur l’objet « pathologie » en des lieux clairement identifiés, les hôpitaux, et selon des prises en charge linéaires ou algorithmiques. Ce type d’organisation est suffisamment prédictible pour autoriser une planification et une gestion performantes. Une fois transposée au domaine ambulatoire, cette organisation se complexifie et rend sa planification comme son évaluation bien plus difficiles. C’est pour cette raison que le processus de planification sanitaire en continu voulu par la LAMal ne s’appliquera finalement qu’au domaine hospitalier de la médecine somatique.
Si les instruments permettant d’appliquer les nouvelles directives de la LAMal en matière de planification et de gestion semblent prometteurs dans le domaine des traitements hospitaliers des pathologies somatiques aiguës, cela est loin d’être le cas pour la psychiatrie-psychothérapie. En effet, celle-ci agit sur des êtres humains en souffrance qui suivent des trajectoires thérapeutiques réticulaires, rhizomatiques [3] et souvent aléatoires. Les spécificités de la pratique de la psychiatrie-psychothérapie rendent la planification et la gestion de cette spécialité de la médecine particulièrement complexe et difficile :
- Le traitement psychiatrique-psychothérapeutique ne se compose pas d’actes techniques ou d’équipements spéciaux mais de simples épisodes relationnels qui ne peuvent pas être définis selon des algorithmes prédéfinis ou des chaînes processuelles standardisées. Davantage que des aptitudes techniques, ce type de traitement exige des soignants une disponibilité relationnelle particulière à la singularité de chaque patient, comme à toutes les situations imprévisibles pouvant survenir lors d’une consultation. Les prestations délivrées ne sont donc pas spécifiques et se résument au seul temps de l’épisode relationnel.
- La consultation ne se résume pas à la gestion d’un processus pathologique mais comprend également des aspects qui dépassent largement le seul cadre biomédical pour atteindre de nombreux aspects psychosociaux, médico-légaux et psycho-éducatifs en matière de prévention de la maladie ou de promotion de la santé… qui sortent du strict champ médical de la LAMal.
- La planification de la psychiatrie ne peut se réduire au seul périmètre hospitalier et l’hôpital n’est pas indispensable à la réalisation des prestations psychiatriques. Cette planification n’a de pertinence que dans la mesure où elle couvre l’ensemble de son champ d’activité qui s’étend de la promotion de la santé mentale à la psychiatrie institutionnelle, en passant par la médecine de premier recours et la psychiatrie ambulatoire. C’est du reste pour cette raison que la Conférence suisse des directrices et directeurs cantonaux de la santé (CDS) a proposé un guide de planification spécialement consacré à la santé mentale [4]- [5].
Ces distinctions nous rappellent que la gestion de la psychiatrie, y compris hospitalière [6]- [7]- [8], est non seulement bien différente de celle de la médecine somatique aiguë mais qu’elle est, en outre, particulièrement complexe. Elles expliquent également les raisons pour lesquelles l’application des Diagnosis Related Group ou DRG (instrument inspiré du management industriel qui vise à prédire les coûts en fonction du diagnostic ; ce système remplacera dès 2012 le forfait actuel par journée d’hospitalisation) au domaine de la psychiatrie hospitalière n’a aucune valeur. Leur score de prédictibilité n’y est en effet que de 20% alors qu’il est de 80% en chirurgie [9]. Le système hospitalier américain a pourtant bien tenté, depuis 1980 déjà, de les appliquer à la psychiatrie, mais en vain [10]- [11]- [12]- [13].
Face à ce constat, les instances nationales faîtières de la psychiatrie et des affaires sanitaires (CDS, association des hôpitaux H+ et assureurs SantéSuisse) vont tenter une alternative aux DRG faite de la fusion de deux systèmes de tarification spécifiques à la psychiatrie, le PsySuisse et le P-Tar qui, ensemble, vont constituer le TARPSY [14]- [15]. Ce système « par cas » est non prédictif mais il permet cependant de rendre compte de manière exhaustive de :
- la gravité d’un cas clinique définie selon le domaine d’activité où il est traité (traitement général, aigu d’urgence, de crise, de réadaptation, etc.) ;
- la charge de l’activité nécessaire pour le soigner qui peut être appréciée en fonction du nombre de prestataires (médecins, infirmiers, paramédicaux, etc.) ;
- le temps fondé sur la durée des prestations de soin délivrées par chaque prestataire.
Faire reconnaître la spécificité de la psychiatrie au sein du système sanitaire
Les instruments de gestion actuellement retenus dans le cadre de la LAMal sont exclusivement conçus sur la base du modèle biomédical centré sur la pathologie organique, sans aucune prise en compte des spécificités de la clinique psychiatrique centrée sur la personne souffrante. Ils ne sont pas conséquent pas aptes à rendre compte adéquatement de l’activité du domaine de la santé mentale.
Les problèmes rencontrés pour la planification de la santé mentale ou la mise en place d’un modèle de tarification (TARPSY) qui soit adapté, tant aux exigences de la LAMal qu’aux spécificités de la psychiatrie, représentent la pointe d’un iceberg que nous commençons à peine de découvrir. Planifier et gérer une activité sanitaire aussi globale que celle de la santé mentale au sein d’un système socio-sanitaire aussi fragmenté que le nôtre [16], tout en répondant à des exigences définies pour un autre modèle de pratique (biomédical), tels sont les défis que ce domaine de la médecine aura à relever au cours des prochaines années. Pour y parvenir, les acteurs de la psychiatrie et les planificateurs sanitaires devront s’atteler à concevoir un système de planification et de gestion entièrement adapté aux spécificités de la santé mentale et capable de planifier, de rendre compte de l’activité et de permettre d’ajuster les infrastructures institutionnelles aux besoins de la population comme des professionnels. Il s’agira donc de développer des instruments de gestion spécialement adaptés pour accompagner autant la mise en œuvre complexe de la planification de la santé mentale que l’activité clinique quotidienne de la psychiatrie-psychothérapie.
Dans le contexte de notre politique sanitaire, ces démarches sont cruciales à plus d’un titre. D’une part parce qu’elles seules permettront une réponse adaptée aux besoins de la population souffrante en matière de santé mentale et, de l’autre, parce qu’elles permettront de redonner une place à celles que l’application exclusive du modèle biomédical écarte : les personnes malades et soignantes engagées ensemble dans une relation de soin. Mais la voix des acteurs de la psychiatrie-psychothérapie se trouve particulièrement marginalisée dans les débats actuels sur le système socio-sanitaire. Il apparaît dès lors plus important que jamais que les professionnels, les personnes souffrantes concernées, leurs proches comme les citoyens et les autorités concernées, se mobilisent ensemble pour exiger de notre système sanitaire qu’il accorde une juste place aux spécificités de la santé mentale et de la psychiatrie au sein de notre système sanitaire.
[1] Article rédigé sur la base de l’étude publiée dans la dernière Lettre trimestrielle de Pro Mente Sana, septembre 2011.
[2] Marks H. La médecine des preuves. Histoire et anthropologie des essais cliniques [1900-1990]. Institut Synthélabo – Les empêcheurs de penser en rond, Le Plessis-Robinson, 1999.
[3] Deleuze G., Guattari F. Capitalisme et Schizophrénie : 1. L’Anti-OEdipe. Minuit, Paris, 1972.
[4] Bonvin E., Basterrechea L., Guex P. La psychiatrie sous double contrainte, enjeux de la planification en santé mentale. Revue Médicale Suisse, 2009, 5, 1837-1841.
[5] Guide « Planification de la psychiatrie ». Conférence suisse des directrices et directeurs cantonaux de la santé – CDS, Berne, juillet 2008.
[6] Essock-Vitale S. Patient Characteristics Predictive of Treatment Costs on Inpatient Psychiatric Wards. Hosp Community Psychiatry 38:263-269, March 1987.
[7] Frank R.G., Lave J.R. The Effect of Benefit Design on the Length of Stay of Medicaid Psychiatric Patients. Journal of Human Resources, 21, no. 3 (1986) : 321–337.
[8] Lave J.R., Frank R.G. The Effect of the Structure of Hospital Payment on Length of Stay. Health Services Research. Health Serv Res. 1990 June ; 25(2) : 327–347.
[9] Frank R.G., Lave J.R.The Psychiatric DRGs : Are They Different ? Medical Care. 1985, 22, 1148-1155.
[10] Siegel C., Alexander M.J., Lin S. Prospective Payment Systems : A More Accurate Model Than DRGs. Proc Annu Symp Comput Appl Med Care. 1985 November 13 : 451–454.
[11] Morgenlander K.H., Greenwald D.E. Psychiatric DRGs : the legal and ethical impact. Qualitative Rev Bull. 1985, June ; 11(6) : 175-179.
[12] English J.T., Sharfstein S.S., Scherl D.J., Astrachan B., Muszynski I.L. Diagnosis-related groups and general hospital psychiatry : the APA Study. Am J Psychiatry 1986 ; 143:131-139.
[13] Minard M. Politique, économie et psychiatrie. Sud/Nord (érès), 2004, 19, 75-98.
[14] Schenker L. Des DRG pour financer les hospitalisations en psychiatrie ? Compétence. 2010, 1-2, 16.
[15] Schöneneberger U. Psysuisse : un tarif doit être compréhensible pour les patients ! Compétence. 2010, 1-2, 15.
[16] Rapport 2008 de l’Association latine d’analyse des systèmes de santé (ALASS).