Prémunir les jeunes contre les discours radicaux
La question de la prévention primaire des radicalisations est cruciale. Comment agir auprès des enfants dès leur plus jeune âge pour les prémunir contre les discours des recruteurs ? La psychologie positive propose des pistes d’action.
Par Alain Ruffion, psychanalyste, diplômé de sciences politiques, doctorant à l’Université de Toulouse
Les personnes réceptives aux recruteurs qui visent à les radicaliser présentent généralement des déséquilibres dans la satisfaction de leurs besoins psychiques et psycho-sociaux, en particulier un grand besoin d’appartenance et de dépassement de soi [1]. Pour les prémunir contre les promesses et les discours manipulateurs, l’identification des défaillances et des troubles psychologiques, bien que nécessaire, n’a pas donné de résultat probant. Elle a cependant permis d’identifier et prioriser les failles psychologiques à combler[2]. Il restait à établir scientifiquement les ressources adéquates pour y répondre. Et la psychologie positive a répondu à cet appel en offrant les ressources nécessaires pour prémunir les individus vulnérables. Sur quels axes travaille-t-elle et comment développe-t-elle des facteurs de protection ?
Selon Ilona Boniwell, un premier axe d’action est lié aux expériences positives ressenties par un individu: le bien-être, le contentement et la satisfaction pour les expériences liées au passé, la joie et « l’expérience optimale » pour l’expérience présente ; l’espoir et l’optimisme pour l’avenir. Le second niveau consiste à identifier les éléments constitutifs d’une vie de qualité, ou vie épanouie, et concerne l’étude des qualités individuelles positives comme les capacités relationnelles, la créativité, le courage, le sens du pardon, la persévérance, la spiritualité ou encore la sagesse. Enfin, le troisième niveau concerne « celui de la communauté et englobe les vertus civiques, les responsabilités sociales, l’encouragement à s’élever, l’altruisme, la civilité, les institutions positives et autres facteurs qui contribuent au développement de la citoyenneté et des communautés et incitent à tendre vers quelques chose situé au-delà de soi »[3].
Le rôle protecteur des ressources positives
Nombre de travaux ont confirmé que les êtres humains disposent d’un important capital de changement pour influer sur leurs comportements. Ces capacités sont parfois individuelles, d’autres sont liées à la qualité de l’environnement et aux personnes ressources qui peuvent éventuellement nous aider à rehausser notre capital psychologique et relationnel. Ces ressources psychologiques sont des facteurs protecteurs dans la mesure où elles facilitent la résistance à l’adversité, ainsi que l’adaptation psychologique dans les situations difficiles de la vie. Parmi les ressources les plus citées, nous présentons ici celles qui pourraient prendre le contre-pied des besoins identifiés chez les personnes radicalisées.
L’optimisme. Selon Peterson et Seligman[4], les attentes des individus vis-à-vis de l’avenir proviendraient de leur interprétation des expériences passées. Un style explicatif optimiste consiste ainsi à expliquer les évènements positifs passés par des causes internes, stables et globales. Les optimistes perçoivent leurs efforts comme efficaces et adoptent plus facilement des comportements sains. Dans le contexte de radicalisation religieuse qui se sert de visions eschatologiques pour angoisser le jeune, travailler l’optimisme est une forme de rééquilibrage fondamental pour prévenir la radicalisation.
L’autocontrôle. Un individu peut ressentir les évènements qui se produisent dans sa vie comme le résultat de ses actions, ses efforts et ses capacités personnelles. Il peut aussi penser qu’ils dépendent du destin, de la chance, du hasard ou de personnages tout-puissants. « Pendant la petite enfance, la famille, source principale de renforcements et de modèles, joue un rôle important. Des parents attentifs, gratifiants et cohérents (quant aux comportements attendus) faciliteront le développement d’un LOC (locus of control) interne chez l’enfant.»[5] Quand on juge un individu irresponsable, c’est qu’il a un LOC interne peu développé et un LOC externe surinvesti, car il attribue tout ce qui lui arrive à des évènements extérieurs et se dégage systématiquement de toute responsabilité. En prévention, il est donc fondamental de faire prendre conscience aux enfants qu’ils ont une part d’autonomie et de responsabilité dans les choix qui les engagent.
Le sens de la cohérence. Antonovsky appelle Sense of coherence [6] « l’ensemble des facteurs cognitifs, comportementaux et émotionnels permettant, malgré l’adversité, de gérer les tensions, de rechercher des solutions, d’identifier et de mobiliser diverses ressources et d’adopter des stratégies d’ajustement permettant de résoudre les problèmes et de rester en bonne santé [...] L’individu ‘cohérent’ perçoit les événements comme compréhensibles (structurés, prévisibles, explicables, clairs), maîtrisables (il pense disposer des ressources nécessaires pour les gérer).» Cette qualité désamorce la propension à adopter de «fausses» cohérences.
L’endurance. Selon Suzanne Kobasa et Salvatore Maddi[7], l’endurance est définie par trois éléments : le contrôle, c’est-à-dire croire que l’on peut influencer ce qui nous arrive ; l’implication, c’est-à-dire s’engager avec plaisir dans des activités ; le défi, c’est-à-dire considérer les changements comme des opportunités pour progresser et non comme des menaces. Les croyances et les comportements associés à l’endurance protégeraient les individus contre les effets nocifs des situations stressantes et incertaines.
L’auto-efficacité. Le psychologue et professeur Albert Bandura définit le sentiment d’efficacité personnelle ou «auto-efficacité perçue» comme une capacité productrice dans laquelle les sous-compétences cognitives, sociales, émotionnelles et comportementales sont organisées et harmonisées efficacement pour servir de nombreux buts[8]. Il s’agit par exemple de se fixer des buts élevés et de penser pouvoir les atteindre. Cette qualité est un antidote au sentiment d’échec et d’impuissance.
La bienveillance envers soi. Selon Antonia Csllik, « une estime de soi trop importante peut conduire au narcissisme, à un manque de considération pour les autres et à des comportements agressifs et de violence contre ceux perçus comme menaçant son ego ». Dans un processus de radicalisation, qui peut notamment concerner des personnalités fortement narcissiques, il semble ainsi plus adapté de mettre en avant le concept de bienveillance envers soi. Il s’agit d’une forme « de bienveillance dirigée vers l’intérieur, relative à soi-même, une forme d’empathie envers soi, grâce à laquelle les gens comprennent leur propre douleur et difficultés et ont le désir de les réduire, en évitant de se juger sévèrement devant leurs propres insuffisances »[9].
Programme de prévention pour les enfants
Si la psycho-criminologie a déjà intégré une approche de psychologie positive dans ses outils[10], ce n’est pas le cas dans le domaine de la radicalisation. Or, cette approche semble adaptée à la complexité des ressources à développer dans ce type de prévention. Les statistiques réalisées sur 450 jeunes jihadistes et salafistes de 12 à 28 ans et sur les caractéristiques et les historicités de ces jeunes avant leur radicalisation[11] ont permis d’identifier et de hiérarchiser les ressources qui auraient pu les protéger et celles qui peuvent être utilisées dans la prévention en direction des enfants.
Mais comment transmettre aux professionnels des moyens d’intégrer les apports de la psychologie positive à leurs approches et à leurs postures ? Un programme de dialogues existentiels et philosophiques a été conçu en douze thèmes et autant de séances[12].
- L’histoire de ma vie
- Mes besoins et mes valeurs
- Mes griefs et mes chagrins
- Mon arbre de vie
- A la croisée des chemins
- Le test : alliés et adversaires
- Différents prismes, de nombreuses réalités
- Dans la peau de l’Autre
- Mes forces et leurs côtés obscurs
- Hauts et bas de la vie
- Ré-écrire l’histoire de ma vie
- Le meilleur de moi-même : un collage
Ce programme fournit un cadre de questionnement philosophique afin de réfléchir et de produire des narrations et visions du monde différentes et socialement inclusives. Il reconnaît l’importance essentielle de conditions et facteurs psychologiques dans le combat contre la propagande idéologique. Il crée également des occasions d’améliorer la résilience individuelle, de promouvoir la réalisation de soi, de développer des outils existentiels et d’échafauder des perspectives positives pour l’avenir.
L’approche repose sur le lien entre le développement d’une identité positive et l’augmentation de la résistance des jeunes. Il s’agit de mettre en place des habitudes de penser de manière réflexive et analytique et d’acquérir des outils d’aide à l’épanouissement. Ces dialogues augmentent la résistance des jeunes face la coercition ou aux tentatives de ceux qui veulent leur dicter «quoi penser» et les endoctriner. Ils augmentent également leur confiance et leurs compétences à penser par eux-mêmes, en prenant leurs responsabilités. Comme le programme s’appuie sur les ingrédients liés au développement de la résilience, il permet également aux participants de mieux faire face à l’adversité en général et de percevoir ces moments difficiles comme des opportunités pour apprendre et grandir.
Le programme vise à amener les jeunes vers un état d’esprit positif où la réflexion et l’éthique sociale ont toute leur place. Il utilise le dialogue philosophique afin de normaliser les réactions émotionnelles et cognitives aux évènements qui, d’une certaine manière, pourraient être perçus comme des menaces à l’ordre social habituel ou à la place de l’individu dans la société. Dans le même temps, il pose les jalons d’une prise de responsabilité par l’enfant, l’aidant à réguler ses réponses en faisant appel à ses choix personnels, à l’autonomie, à des méthodes de raisonnement moral. Il remet ainsi en question les conceptions binaires et favorise l’ouverture à des points de vue multiples et aux valeurs d’empathie.
[1] Cet article de synthèse s’inspire de celui publié par «Les Cahiers de l'Orient», 2019/2 N° 134, pages 117 à 133. Voir aussi «Les orphelins de la République. Les failles qui mènent nos adolescents aux radicalités», Alain Ruffion, Editions La Boîte à Pandore, 2019, 255 pages. Présentation par REISO.
[2] Ruffion A. (2018) : « Les Orphelins de la République : comprendre les failles sociétales et psychologiques qui mènent nos ados aux radicalités », Edition la Boite à Pandore, Bruxelles.
[3] Ilona Boniwell, Introduction à la psychologie positive, Payot, Paris, 2012.
[4] C. Peterson & M. E. P. Seligman, « Causal explanations as risk factors for depression : theory and evidence », Psychological Review, 91, 1984, pp. 347-374.
[5] M. Bruchon-Schweitzer & E. Boujut : Psychologie de la santé : concepts, méthodes et modèles, Paris, Dunod, 2014 ; N. Dubois, « Les différents biais relatifs au contrôle », in Y. Paquet (dir.), Psychologie du contrôle. Théories et applications, Bruxelles, De Boeck, 2009, chap 2, pp. 27-49.
[6] A. Antonovsky, Health, stress, and coping (1979) et Untravelling the mystery of health : how people manage stress and stay well (1987), San Francisco, Jossey-Bass Ed.
[7] S. C. Kobasa, « Stressful live events, personality and health : an inquiry onto hardiness », Journal of personality and social psychology, 37, 1, 1979, pp. 1-11.
[8] A. Bandura, Auto-efficacité: le sentiment d’efficacité personnelle, traduction de J. Lecomte, Paris, De Boeck, 2002.
[9] K. D. Neff, « The development and validation of a scale to measure self-compassion », Self and Identity 2(3), 2003, pp. 223- 250.
[10] Good Live Model, approche pour le suivi des condamnés conçue en 2003 et développée à partir de 2007 par le chercheur australien Tony Ward et ses collègues.
[11] Dounia Bouzar, Français radicalisés. Enquête. Éditions de l’Atelier, 2018.
[12] TUNARIU A.D., BONIWELL I., RUFFION, A., CLAMY-SEBAG, V. (2017). : Towards sustainable prevention of youth radicalization. The Philosophical Dialogues Program - An existential positive psychology intervention for resilience, wellbeing and affirmative mindset. Manual and training materials. University of East London.
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Alain Ruffion, «Prémunir les jeunes contre les discours radicaux», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 22 juin 2019 2019, https://www.reiso.org/document/4605