Une étude chiffre le harcèlement de rue à Fribourg
Un important sondage en ligne montre l’ampleur du harcèlement de rue dans le chef-lieu fribourgeois. Où, quand et comment se produit-il ? Quelles sont les réactions des victimes et des témoins ? Analyse.
Par Myrian Carbajal et Emmanuel Fridez, professeur·e, HES-SO, Haute école de travail social, Fribourg [1]
Être sifflé·e dans une allée, endurer des regards insistants, se faire interpeller, être suivi·e, subir des attouchements ou des agressions tant physiques que sexuelles… Alors que les discussions sur le harcèlement de rue (HdR), en particulier dans les milieux féministes, datent des années 40 aux Etats-Unis [2], ce n’est que récemment qu’il fait l’objet de débats publics et que des documentaires, des mouvements militants et des recherches scientifiques en ont documenté l’étendue [3]. Le chef-lieu fribourgeois n’est pas épargné : l’étude menée par la Haute école de travail social Fribourg entre 2019 et 2020 (Carbajal et Fridez, 2020) s’est basée sur 4'290 questionnaires. Ces réponses ont permis de mettre en évidence les principales caractéristiques du HdR, les stratégies de celles et ceux qui le subissent et le rôle des témoins.
Le harcèlement de rue se caractérise par un ensemble de comportements sexistes, menaçants, voire violents (Gardner, 1995) qui s’expriment dans les espaces publics [4]. Ces attitudes se manifestent principalement envers les femmes et les minorités LGBT en raison de leur genre et de leur orientation sexuelle (Gardner, 1995 ; Lynberg Black et al., 2014). Les conséquences qui en résultent sont multiples et influencent la manière dont chacun·e s’approprie et utilise les lieux publics. Générateur d’un sentiment d’insécurité et/ou de malaise, ce phénomène inclut également une notion de répétition dans le temps : il peut être subi plusieurs fois par année, par mois ou même par jour.
L’étude, mandatée par la Ville de Fribourg, s’appuie donc sur un sondage en ligne adressé à tou·te·s les usager·e·s des espaces publics de la cité. Cette récolte de données visait non seulement à identifier et analyser l’ampleur, les formes, les endroits et les moments où s’exerce le HdR, mais également à donner des indications sur les stratégies utilisées par les répondant·e·s pour y faire face. Le nombre élevé de questionnaires valides a permis d’effectuer une analyse descriptive des résultats à travers une méthodologie quantitative. Nuance toutefois : malgré ces 4’290 réponses, l’échantillon, constitué en majorité par des jeunes femmes, étudiantes ou salariées habitant le grand Fribourg, n’est pas représentatif de la population.
Quatre personnes sur cinq concernées
En ville de Fribourg, 79 % des participant·e·s au sondage ont déjà subi des actes inappropriés au moins une fois dans leur vie. Ce chiffre fait écho aux recherches internationales menées sur le sujet. Le graphique suivant montre l’ampleur des faits, ainsi que ses différentes formes, ordonnées des plus anodines aux plus graves.
De manière générale, ces statistiques mettent en exergue une diminution des fréquences d’apparition des comportements en lien avec leur gravité. Cependant, le fait d’être suivi·e dans la rue, de subir des attouchements ou des frottements sont des gestes graves, qui demeurent fréquents. Dans l’ensemble, les formes de HdR sont plus ressenties par les femmes que par les hommes, hormis pour les insultes, les insultes racistes, les menaces et les agressions physiques, qui relèvent vraisemblablement de réactions plus masculines. Signalons encore que près d’un·e sondé·e·s sur deux a connu du harcèlement de manière répétée, entre deux à cinq fois, la dernière année. Ainsi, l’ampleur de ce phénomène est prégnante.
L’enquête montre que ces actes se déroulent tout au long de la journée pour l’ensemble des genres. Ils débutent le matin, augmentent l’après-midi et présentent des pics en soirée (jusqu’à 70 % des répondant·e·s). Près d’une femme sur deux se fait autant harceler en semaine que le weekend, alors que les hommes y font face plutôt le weekend. Par conséquent, ces chiffres indiquent que le harcèlement est omniprésent pour les femmes, bien que variable en fonction des moments de la journée. Les lieux sont également significatifs : les frottements et attouchements se déroulent essentiellement dans les transports publics et dans les bars, discothèques et soirées festives. Les autres formes, indépendamment du genre, se manifestent surtout à la gare, au centre-ville, ainsi que dans certains quartiers.
Après s’être fait importuner, plus de 60 % des femmes et 45 % des hommes ont modifié leur comportement. Par exemple, 38 % des femmes et 10 % des hommes évitent de se retrouver seul·e·s, et 37 % des femmes et 23 % des hommes prennent un autre chemin. Parmi les autres stratégies mentionnées, relevons le fait de s’habiller différemment, de limiter ses déplacements ou d’éviter les espaces publics. Ces chiffres montrent que ces individus, principalement les femmes et les personnes LGBT, connaissent une limitation de leur autonomie, une utilisation restreinte de l’espace public et des sentiments de peur et d’insécurité. Les sorties nécessitent alors, pour une partie d’entre elles et eux, autant une préparation psychologique que matérielle (Lieber, 2002 ; Gilow, 2015).
La position de témoin
71 % des femmes et 59 % des hommes de l’ensemble des répondant·e·s ont été témoins de harcèlement de rue. Sur ce nombre, 41 % des femmes et 32 % des hommes n’ont pas réagi car ils « ne savaient pas quoi faire », alors que 22 % des femmes et 15 % des hommes n’ont pas bougé car elles et ils « avaient peur ». Ces données illustrent les difficultés que les témoins peuvent ressentir pour agir face à ces situations problématiques.
A l’inverse, 30 % des femmes et 29 % des hommes ont interpellé verbalement l’agresseur·e. 16 % des femmes se sont approché·e·s de la personne attaquée, contre 10 % des hommes. Après la scène de harcèlement, 20 % des femmes et 17 % des hommes sont allé·e·s soutenir la victime. Ces résultats montrent qu’un nombre non négligeable de passant·e·s sont prêt·e·s à intervenir lors de HdR.
Les chiffres diffèrent un peu lorsque rapportés par les victimes : 75 % d’entre elles et eux déclarent que les témoins de la scène ne sont pas intervenus, rapportant même que près d’un homme présent sur cinq s’est éloigné de la scène. Seule une minorité de personnes (moins de 5 %) ont tenté d’intercéder par différentes stratégies, souvent bricolées dans l’instant, amenant parfois ces dernières à des situations préjudiciables pour elles- mêmes, en agressant physiquement l’agresseur·e, par exemple.
L’intervention des pouvoirs publics
Les résultats de cette enquête montrent que le harcèlement de rue en ville de Fribourg est une réalité dont les conséquences engendrent des séquelles. Celles et ceux qui le subissent modifient leur comportement et leur manière d’utiliser les espaces publics. Les témoins se sentent souvent démunis et ne savent pas comment réagir. Ce phénomène doit être pris au sérieux et faire l’objet d’interventions spécifiques en lien avec les différents contextes dans lesquels il se développe. C’est ce que fait la Ville de Fribourg à travers une série d’actions qui devraient être mises en place dès 2021 [5].
Bibliographie
- Blidon, M. (2016). Espace urbain. In J. Rennes, Encyclopédie critique du genre, La Découverte « Hors collection Sciences Humaines », p. 242-251.
- Carbajal, M. & Fridez, E. (2020). Rapport de recherche : Harcèlement de rue en ville de Fribourg.
- Delmotte, B. (2017). « L’un dans l’autre. Les ambiguïtés de l’objectivation sexuelle », Esprit, 7 (Juillet-Août), p. 145-154.
- Gilow, M. (2015). « Déplacements des femmes et sentiment d’insécurité à Bruxelles : perceptions et stratégies », Brussels Studies, Collection générale, document 87.
- Lebugle, A. & all. (2017). « Les violences dans l’espace public touchent surtout les jeunes femmes des grandes villes ». Population & Société, No 550, Ined.
- Lieber, M. (2002). « Le sentiment d’insécurité des femmes dans l’espace public : une entrave à la ctiyonneté ? », Nouvelles Questions Féministes, 1, Vol. 21, p. 41-56.
- Raibaud, R. (mai 2013). Penser le masculin dans une perspective féministe. Colloque « École, loisirs, sport, culture : la fabrique des garçons », Pessac, France.
[1] Cet article a été rédigé à contributions égales.
[2] Violée sur le chemin de l’église en 1944, l’Afro-américaine Recy Taylor a rendu public les agissements de ses six agresseurs blancs.
[3] Citons les documentaires War zone (1998) et Femmes de rue (2012), les mouvements #MeToo et #balancetonporc et les études de Livingston (2014), de l’Idiap (2016) ou de l’Ifop (2018)
[4] Le terme « espace public » se réfère à des lieux ouverts à toute personne, où les manières de se présenter et de se comporter diffèrent de celles utilisées dans l’espace privé (Lieber, 2002). Dans le cadre de notre enquête, nous avons délimité les espaces publics par l’ensemble des lieux de passage (comme les rues, les transports publics, les parkings, les arrêts de bus et les gares) et de rassemblements (comme les parcs, les bars, les restaurants, etc.).
[5] Sur la base des résultats de cette étude (Carbajal et Fridez, 2020), le secteur de la cohésion sociale de la Ville de Fribourg a élaboré un plan d'action concret comportant sept mesures pour lutter contre le harcèlement de rue. Sous réserve de l'approbation du budget par le Conseil général, ces mesures seront déployées dès 2021 (Ville de Fribourg, consulté le 10.12. 2020)
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Myrian Carbajal et Emmanuel Fridez, « Une étude chiffre le harcèlement de rue à Fribourg », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 8 février 2021, https://www.reiso.org/document/6976