Le développement inclusif, défi transdisciplinaire

Par Stéphane Rullac, professeur ordinaire ^[1], Benjamin Nanchen, adjoint scientifique ^[2], Emmanuel Fragnière, professeur ordinaire ^[2], Sarah Sandoz, assistante de recherche ^[2], Stéphanie Hannart, collaboratrice scientifique ^[3], Rafael Weissbrodt, professeur associé ^[3], Gaëtan Bussy, adjoint scientifique ^[4], et Jérôme Mizeret, professeur associé ^[4]

Les dispositifs de type Innovation Booster « réunissent les acteurs clés de la recherche, de l’économie et de la société en Suisse autour d’un thème d’innovation spécifique et stimulent le développement et l’expérimentation d’idées radicalement nouvelles au sein d’équipes interdisciplinaires ^[5] ». Parmi les dix-huit dispositifs qui fonctionnaient en parallèle en 2022 ^[6], celui de la Fondation pour la recherche en faveur des personnes en situation de handicap (FRH) ^[7] a pour but de valoriser les idées et projets en lien avec le handicap.

Ce programme vise à soutenir des projets de développement, portés par des acteurs et actrices diversifiées (publiques, professionnelles, académiques ou privées), pour concevoir, développer et implémenter des innovations technologiques (produits et services), avec et pour les personnes en situation de handicap. La finalité est de permettre à la Suisse d’être plus inclusive et de participer à la mise en œuvre de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH).

La FRH attribue ainsi des chèques pour des projets d’innovation dans son domaine d’activité ^[8]. À l’issue des trois premiers appels, à raison de deux par année, une vingtaine de projets est soutenue ^[9], parmi lesquels figure « Système politique en FALC »^[10]. L’objectif de ce prototype est double. Premièrement, il s’agit d’adapter le matériel d’une formation sur le système politique et l’exercice du droit de vote en FALC (Facile à lire et à comprendre). Proposé par ASA Handicap mental, il ambitionne que tous les participants et participantes puissent comprendre les notions abordées durant la formation et à se les approprier. Deuxièmement, un co-formateur en situation de handicap est formé pour animer la formation. « La Wallace »^[11] est un autre exemple d’innovation : cette recherche exploratoire vise à définir les besoins fonctionnels mais aussi psycho-sociologiques, affectifs et symboliques qui surgissent autour du repas, l’un des moments cruciaux de socialisation, d’épanouissement et de développement des personnes. Ces données contribueront à construire le cahier des charges d’un dispositif technique dont le but est de permettre à des adultes en situation de polyhandicaps sévères de préparer un repas et de recevoir des invité·e·s à table.

Ces projets misent donc sur la technologie pour mettre en œuvre un processus d’impact social. Cela correspond à une innovation sociale définie comme « une pratique qui permet d’apporter un questionnement nouveau, une réponse nouvelle, ou de prendre en charge différemment un besoin social existant ou émergeant ». (Lallemand, 2001, p. 11)

Pluridisciplinarité pour accompagner les projets

Pour accompagner les porteurs et porteuses du projet, la Fondation pour la recherche en faveur des personnes en situation de handicap a réuni une équipe pluridisciplinaire destinée à offrir un soutien méthodologique aux approches de conception et au développement de produits et services des équipes candidates. Quatre disciplines ont ainsi été mobilisées et croisées afin de prendre en compte toutes les dimensions des situations de vulnérabilité que peuvent rencontrer les personnes en situation de handicap, et proposer un co-développement avec ces dernières :

• L’ergonomie de l’activité porte à la fois sur le déroulement de l’activité et sur les raisons pour lesquelles les personnes procèdent de telle manière. Analyser l’activité, c’est découvrir les conditions dont elle dépend et les mécanismes qui la règlent (Leplat, 2002).
• L’anthropotechnologie intervient quand les contextes de conception de dispositifs techniques sont différents des contextes de réception et d’usage (Geslin, 2017). L’objectif est d’accompagner les processus et les choix de conception, en prenant en compte les dimensions humaines, sociales et environnementales.
• Le travail social et les recherches-actions collaboratives visent à la fois à chercher, à modifier et à former tous les acteurs et actrices, en particulier si ces démarches visent à trouver une solution qui touche les personnes concernées (Cole et Engström, 2007 ; Anadon, 2007 ; Juan, 2019 ; Carrel et al., 2017).
• Les sciences de gestion et le design de service visent à s’assurer que, du point de vue du client ou de la cliente, l’interface de service est utile, utilisable et souhaitable et que, du point de vue du fournisseur ou de la fournisseuse, elle soit efficiente, efficace, effective et différenciatrice (Mager, 2008).

Au fur et à mesure de cette collaboration, une synergie a été mise en œuvre pour passer d’une approche pluridisciplinaire à une approche transdisciplinaire. Au-delà de leurs différences, ces « disciplines » ont été agrégées dans une même « philosophie » centrée sur l’utilisateur et l’utilisatrice. Cette synergie transdisciplinaire a finalement abouti à un corpus commun, susceptible de créer les conditions d’une conception véritablement inclusive, avec et pour les personnes en situation de handicap.

Au service d’une conception inclusive

Pour construire une approche transdisciplinaire au service d’une conception inclusive, quatre dimensions transversales aux disciplines ont été posées :

1. Le but idéal de chaque méthode de conception exprime l’esprit animant une démarche relevant de l’une ou l’autre méthode.
2. La contextualisation permet l’adoption d’une approche holistique (usage, cycle de vie, activités, savoirs mobilisés et parties prenantes).
3. Les acteurs, actrices et activités sont essentiels pour chaque méthode. On parle alors d’une démarche favorisant l’appropriation, de co-construction, de processus participatifs et de co-production d’un service.
4. La participation des parties prenantes est indispensable pour le processus de conception.

Si chaque discipline se retrouve dans l’énoncé de la dimension, les logiques sont complémentaires. L’éclairage de chacune permet une vision plus inclusive du processus de conception. Ensemble, elles permettent de véritablement concevoir avec et pour les personnes en situation de handicap, en offrant en retour à chaque discipline un enrichissement grâce au regard de l’autre, dans un processus transdisciplinaire, selon la définition suivante : « La pratique transdisciplinaire propose l’intégration de différentes perspectives, le dépassement des paradigmes disciplinaires et offre une plateforme formelle à la participation de toutes les parties concernées par une problématique » (St-Cyr Bouchard et al., 2014, p. 2).

Table 1 : Approche transdisciplinaire au service d’une conception inclusive

 L’approche transdisciplinaire au service d’une conception inclusive est présentée aux équipes de projet lors des journées de formation précédant le dépôt des propositions, pour les aider à préparer leurs candidatures. Les experts et expertes présentent les spécificités de chaque approche au travers des quatre dimensions transversales. Les réactions sont généralement favorables, car il est rare de rencontrer une équipe pouvant se targuer d’une expertise aussi large que celle des experts et expertes réunies. En plaçant la participation au cœur du processus de conception et en mobilisant les quatre dimensions, l’approche transdisciplinaire de conception inclusive devrait ainsi permettre de concevoir avec et pour les personnes en situation de handicap.

Répondre à des besoins restés sans solution

Les innovations, qu’elles soient technologiques et/ou sociales, répondent à des besoins qui résistent aux solutions préexistantes, dans une logique qui vise à développer des effets positifs pour la société, les groupes et les individus. L’impact social s’inscrit alors comme le critère général qui permet d’évaluer les effets et les avancées obtenus. En se lançant dans une présentation disciplinaire, lors des journées de formations, chaque chercheur·se mobilisé·e se base sur ses propres références pour outiller les équipes de projet soutenues par l’Innovation Booster « Technologie et Handicap ».

Chemin faisant, les intervenant·e·s se sont aperçu·e·s naturellement que cette mobilisation académique pour l’innovation amène à converger au-delà des silos disciplinaires. C’est ainsi que la logique novatrice s’est également imposée, en produisant un processus de transdisciplinarité au service de l’innovation.

Finalement, l’innovation engendre des processus de transversalité qui s’étendent également aux références scientifiques, dans une logique d’innovation épistémologique. Cette approche transversale totale garantit une participation pleine et entière des personnes en situation de vulnérabilité. Elle contribue à outiller un changement de posture au sein des équipes, aussi bien du côté des partenaires d’implémentation que de celui des partenaires académiques, qui devient aujourd’hui une exigence de la majorité des programmes de développement.

Bibliographie

• Anadon, M. (2007). Recherche participative : multiples regards. PUQ.
• Carrel, M., Loignon, C., Boyer, S., & De Laat, M. (2017). Les enjeux méthodologiques et épistémologiques du croisement des savoirs entre personnes en situation de pauvreté, praticien·ne·s et universitaires : retours sur la recherche ÉQUIsanTÉ au Québec. Sociologie et sociétés, 49 (1), 119-142.
• Cole, M., & Engeström, Y. (2007). Cultural-historical approaches to designing for development. In J. Valsiner & A. Rosa (Eds.), The Cambridge handbook of sociocultural psychology (pp. 484–507). Cambridge University Press.
• Geslin, P. (2017). L’anthropotechnologie : Cultures et conception (Vol. 1). ISTE Group.
• Juan, M. (2019). Les recherches participatives : enjeux et actualités. État de l’art pour le Prix de la recherche participative,
• Lallemand, D. (2001). Les défis de l’innovation sociale. Issy-les-Moulineaux : ESF.
• Leplat, J. (2002). De l’étude de cas à l’analyse de l’activité. Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 4 (2).
• Mager, B. (2008). Service design. In Wörterbuch Design (pp. 361-364). Birkhäuser Basel.
• St-Cyr Bouchard, M., Bouchard, C., Sky Oestreicher, J., Simon, A., et Saint-Charles, J. (2014). La pratique de la transdisciplinarité dans les approches écosystémiques de la santé. VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Hors-série, mis en ligne le 11 août 2014.

[1] Haute Ecole de Travail Social et de la santé Lausanne (HES-SO)

[2] Haute Ecole de Gestion (HES-SO Valais-Wallis)

[3] Haute Ecole de Santé (HES-SO Valais-Wallis)

[4] Haute école ARC (HES-SO)

^[5] https://www.innosuisse.ch/inno/fr/home/demarrage-de-projets-et-mise-en-reseau/ntn-innovation-booster-programme.html

^[6] https://www.innosuisse.ch/inno/fr/home/actualites/nouvelles/ntn-innovation-booster-nouvelles-initiatives.html

^[7] En collaboration avec la HES-SO Valais-Wallis et la HE-Arc, la Fondation pour la Recherche en faveur des personnes en situation de Handicap (FRH) a obtenu un financement Innosuisse d’environ 2 millions de francs suisses pour les années 2021 à 2024, pour créer l’Innovation Booster Technology & Special Needs.

^[8] Disponibles grâce au soutien financier d’Innosuisse, ces chèques s’élèvent à 5'000 francs pour des études de faisabilité, 10’000 francs pour des recherches exploratoires et de 10’000 francs pour des prototypes.

^[9]  Projets soutenus

^[10] Système politique en FALC

^[11] La Wallace

 Lire également :

• Valentine Perrelet, Emilie Chanclud, et Aline Veyre, «Hors de chez moi et accessible, c’est possible?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 30 janvier 2023
• Andrea Lutz et al., «Concevoir une autre promotion de la santé», REISO, Revue d'information sociale, publié le 16 février 2023
• Stéphane Rullac, «D’usager·e à expert·e: le travail social en mutation», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 26 juillet 2021