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«Thérapiser» l’employabilité des jeunes

Lundi 12.06.2023
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L’accompagnement à l’insertion de jeunes vulnérables comporte de plus en plus de modes d’agir dont la visée peut être qualifiée de thérapeutique. Point de situation, défis et réflexions sur cette évolution.

Par Antoine Sansonnens, assistant docteur, Département de travail social, politiques sociales et développement global, Université de Fribourg.

Face à la réalité de jeunes en difficulté d’insertion socioprofessionnelle, de nombreux dispositifs destinés à faciliter la transition vers l’emploi, souvent complexe, voient le jour. Leur émergence date plus particulièrement du début des années 90 avec la montée du chômage en Suisse.

Au cœur de ces programmes figurent diverses mesures ciblées d’accompagnement. Selon le profil des jeunes suivi·e·s et leurs besoins, les soutiens proposés peuvent porter sur le domaine scolaire, professionnel, social ou encore personnel.

Dans le cadre d’une recherche (Sansonnens, 2022) consacrée aux défis professionnels rencontrés par des intervenantes sociales et intervenants sociaux suisses et québécois·e·s [1] en charge d’insérer des jeunes vulnérables [2] (Becquet, 2012), une tendance se dégage largement : ce secteur d’activités tend de plus en plus à investir, pour différentes raisons et sous diverses formes, des manières d’agir dont la visée peut être qualifiée de thérapeutique [3].

De ce constat, émerge alors la question d’un possible processus de « thérapisation » des pratiques d’accompagnement favorisant l’employabilité de jeunes vulnérables. Ainsi, un examen de la situation réalisé à partir d’éléments significatifs découverts sur le terrain contribue à clarifier les raisons de la transformation des modalités d’intervention à l’œuvre dans ce champ d’activités.

Connaissance de soi et acceptation de ses limites

La large mobilisation des pratiques du « soi » par les intervenant·e·s démontre comment le « travail sur soi », ce mode de gouvernement des personnes par elles-mêmes (Vrancken et Macquet, 2012) forme une composante saillante de l’intervention au service de l’employabilité des jeunes. Concernant les aspirations professionnelles de ce public qui peine à s’insérer en emploi et cumule les échecs, les intervenant·e·s évoquent un travail de deuil à mener. En effet, avant même d’envisager de tels objectifs, il s’agit prioritairement d’amener ces personnes à travailler sur leurs capacités, leurs limites ou encore leurs fragilités psychiques.

Faire reconnaître aux jeunes elles- et eux-mêmes ces limitations représente ainsi « le nerf de la guerre » de leur travail d’accompagnement comme l’expliquait un intervenant québécois. Lors d’une entrevue réalisée avec un professionnel de l’insertion formé en éducation sociale, celui-ci narrait — avec une certaine gêne — le fait de mener une telle activité : « il y a un réel besoin pour ces jeunes, et même si aucun de nous n’est thérapeute, on fait du semi-thérapeutique un peu quand même ».

Ce que cet intervenant nomme « semi-thérapeutique » couvre toute une série de pratiques visant la connaissance de soi, l’introspection ou encore le développement de capacités à « s’aider soi-même », pour reprendre les termes d’une praticienne. Dénuées de force contraignante, ces modalités d’intervention passent par une invitation à l’expression de soi et de ses émotions. Elles partagent le dénominateur commun d’inciter les jeunes à se découvrir, à puiser dans leurs ressources internes pour mieux s’armer face aux échecs.

Les intervenant·e·s rencontré·e·s définissent comme une étape prioritaire d’amener, avec toute la prudence qui s’impose, les personnes concernées d’une position subie à une posture active face aux épreuves. Autrement dit, se joue ici l’acquisition d’une certaine norme d’internalité (Le Poultier, 1986) qui consiste à ce que les jeunes cessent d’attribuer leurs échecs à des causes extérieures et qu’ils adoptent une attitude responsable en assumant, au moins en partie, ce qui leur arrive. L’acceptation de soi est présentée comme une condition sine qua non d’un cheminement des jeunes sur la voie d’une insertion socioprofessionnelle, à tel point qu’elle peut devenir la finalité même de l’intervention.

À l’instar de ce que recouvrent les pratiques du « soi », ce type de travail mené avec les jeunes va ainsi dans le sens d’une « thérapisation » des démarches des professionnel·le·s du secteur de l’employabilité. Avec cette tendance, l’attention portée sur l’intériorité et la psyché des jeunes s’avère grandissante. L’investissement de « l’intime » pour atténuer leurs souffrances et les faire cheminer ne semble donc plus uniquement du ressort des seul·e·s technicien·ne·s du « gouvernement de l’âme » [4] (Roux, 2014).

Des vœux de rapprochement du secteur psychiatrique

Cette thérapisation s’observe également à un niveau structurel, par une collaboration entre le secteur de l’employabilité et celui du soin psychiatrique. Concrètement, ce rapprochement se donne à voir avec la mise en place de transferts facilités de jeunes vers des lieux de soins ou par l’aménagement de soutiens psychologiques proposés à l’extérieur du dispositif d’employabilité, sans pour autant stopper le programme d’insertion. Dans cette perspective, on note l’apparition de démarches innovantes portant sur la mise en place de psychothérapies de groupe au sein même de dispositifs d’employabilité destinés à ce public [5].

Le renforcement de ce lien se joue également à travers la démultiplication de réunions et de réseaux de professionnel·le·s, qui permettent aux actrices et acteurs de l’employabilité de rencontrer les thérapeutes des jeunes en soins. Ce faisant, elles et ils accèdent à d’autres visions et bénéficient indirectement de savoirs psychiatriques. « Je ne suis ni logopédiste, ni psychiatre ou psychologue, mais je peux mettre le doigt sur quelque chose qui bloque. Quant à comprendre pourquoi ça pose problème et ce qu’il se passe, là je pense que c’est en réseau qu'il y a lieu de voir si, au niveau de l’atelier par exemple, on constate le même blocage et puis de faire peut-être intervenir un·e psychologue ».

En dépit de ces pratiques qui laissent entrevoir un rapprochement des deux secteurs, plusieurs défis demeurent. Le premier relève de l’idée de la « collaboration partout, coordination nulle part » : dans les discours se dégage une forte volonté de collaborer alors qu’en réalité on observe un manque de travail en commun. Cette « incoordination » s’explique, par exemple, par les délais d’attente pour une consultation psychiatrique liés à la pénurie de thérapeutes impliquant, parfois, pour les intervenant·e·s de l’employabilité, de jouer un rôle proche de celui de garde-malade [6]. Elle génère des décalages temporels entre les besoins des jeunes et la mise en place de soutiens thérapeutiques.

Dans cette même optique, l’éligibilité par catégorie d’âge et l’organisation temporelle des mesures provoquent fréquemment des discontinuités ou des affaiblissements de services proposés à certain·e·s jeunes. Souvent vécues comme des embarras pour les professionel·le·s, ces situations les contraignent à bricoler des aménagements pour prévenir les échecs et colmater les brèches structurelles. Finalement, ce décalage entre la forte valorisation de la collaboration entre secteurs dans les discours et le manque de travail de coordination effectif montre combien les frontières institutionnelles et l’organisation catégorielle des services semblent trop souvent freiner la synchronisation des suivis visant l’insertion.

La réalité du rapprochement avec le secteur psychiatrique et les vœux des professionnel·le·s de l’employabilité sur les solutions que permettraient le renforcement de liens entre ces deux secteurs restent donc encore à distinguer. À relever que, historiquement, ceux-ci fonctionnent en silo (Jaeger, 2000), expression qui fait image pour signifier l’absence de liens entre différents secteurs de service d’aide envers autrui.

Un « débordement » de la souffrance psychique

Pour comprendre ces transformations à l’œuvre, une hypothèse mérite d’être sérieusement considérée : celle d’un débordement de la souffrance psychique dans des dispositifs qui ne sont pas destinés à la soulager ou à la traiter. Un exemple parmi d’autres : à la fin de 2022, l’Office fédéral de la statistique communiquait qu’entre 2020 et 2021, les hospitalisations pour troubles mentaux et du comportement ont augmenté de 26 % chez les filles et jeunes femmes de 10 à 24 ans et de 6 % chez les hommes du même âge (OFS, 2022). S’il convient, comme pour toute donnée statistique, de traiter ces chiffres avec prudence, ceux-ci donnent toutefois une indication de l’état de la santé psychique des jeunes et de l’apparition de nouveaux profils dans les dispositifs d’insertion.

Dans un contexte de post-désinstitutionnalisation psychiatrique, l’hypothèse d’un transfert de la prise en charge de la souffrance psychique de l’hôpital vers diverses formes de dispositifs d’aide constitue, de l’avis de l’auteur de cet article et d’autres chercheur·se·s (Ouellet et al. 2017; Ravon, 2023), un glissement à prendre au sérieux. Selon les professionnel·le·s consulté·e·s, les jeunes semblent difficilement recourir à des soins en santé mentale, par crainte d’être jugé·e·s ou stigmatisé·e·s par leurs pair·e·s. Cela laisse à penser que leur entrée dans le réseau public d’aide s’effectue, pour certain·e·s, par d’autres voies, moins « condamnables » à leurs yeux. Le secteur de l’employabilité constitue l’une d’elles et l’amène à devoir composer avec cette réalité.

Dès lors, ces adaptations observées dans le domaine de l’employabilité tendent à recomposer les professionnalités des intervenant·e·s en participant d’un certain brouillage des rôles professionnels, des temporalités et des finalités de l’intervention. En « thérapisant » les pratiques, on peut se demander dans quelle mesure la visée intégrative garde un sens dans le « réel » [7] de l’accompagnement social

Bibliographie

  • Becquet, V. (2012). Les « jeunes vulnérables » : essai de définition. Agora débats/jeunesses, (62), 51‑64.
  • Jaeger, M. (2000). L’articulation du sanitaire et du social. Travail social et psychiatrie. Dunod.
  • Le Poultier, F. (1986). Travail social, inadaptation sociale et processus cognitifs (Les publications du CTNERHI). Les publications du CTNERHI.
  • Maulini, O. (2010). Travail, travail prescrit, travail réel. FORDIF, Formation en direction d'institutions de formation, Glossaire, Lausanne.
  • OFS. Communiqué de presse. Troubles mentaux : hausse sans précédent des hospitalisations pour les jeunes femmes de 10 à 24 ans. 2022.
  • Ouellet, G., Corbin-Charland, O. et Morin, D. (2017). Le travail en réseau en contexte post-désinstitutionalisation : idéal théorique et chaos empirique. Dans M. Otero, R. Paumier et A.-A. Dumais-Michaud, L’institution éventrée (p. 33‑45). Presses de l’Université du Québec.
  • Ravon, B. (2023). Souci de l’expérience et santé mentale : épreuves et reconfigurations de l’accompagnement de personnes en situation de grande vulnérabilité [Conférence donnée dans le cadre du séminaire Coaching Rituals (ERC research)]. Bruxelles.
  • Roux, S. (2014). La matrice pénale. Devenir adulte sous protection judiciaire. Politix, 4(108), 11‑30.
  • Sabatella, F., Wehrli, R. M. et von Wyl, A. (2023). Psychothérapie et programmes de transition. Reiso.
  • Sansonnens, A. (2022). Entretenir les possibles. Les praticiens de la relation d’aide face à la délicate mission de « rendre capables » des jeunes souffrant de troubles mentaux, Thèse de doctorat en travail social et politiques sociales, Université de Fribourg et Université du Québec à Montréal (cotutelle).
  • Vrancken, D. et Macquet, C. (2012). Focus- Du travail sur soi au gouvernement de soi. Informations sociales, 1(169), 76‑79.

[1] Une cinquantaine de professionnel·le·s de l’insertion et du soin exerçant dans différentes institutions ou programmes d’employabilité ont été interrogé·e·s sur leurs activités d’accompagnement.

[2] Avec Valérie Becquet (2012), nous entendons ici surtout ce qu’elle désigne comme les jeunes « vaincus », qui ont construit leur expérience sociale en opposition aux mondes scolaire et professionnel et éprouvent un sentiment d’échec personnel. De plus, ces jeunes connaissent souvent des ruptures familiales et souffrent psychiquement. Enfin, logiquement, ces jeunes ont recours à ces dispositifs de soutien car ils peinent à s’insérer dans le premier marché de l’emploi.

[3] Ce qualificatif est entendu ici au sens de soulager les maux psychiques des jeunes accompagnés.

[4] Nous référons ici aux psychiatres, aux psychothérapeutes et aux psychologues.

[5] Telles que, par exemple, présentée dans un article récent publié par REISO : Sabatella et al., 2023

[6] L’expression « garde-malade » est volontairement mobilisée ici dans l’optique d’insister sur le fait que dans de nombreuses situations, des intervenant·e·s de l’employabilité doivent donner des soins élémentaires aux jeunes en attendant le transfert de ces derniers vers le système de santé. L’expression permet par ailleurs de souligner que dans de telles situations les professionnel·le·s agissent dans une logique de maintien des jeunes ou d’évitement du pire.

[7] Par opposition au « prescrit », le « réel » renvoie ici à ce que l’intervenant·e produit et a le sentiment de produire effectivement, tantôt en deçà, tantôt au-delà des règles et des attentes formelles (Maulini, 2010).

Comment citer cet article ?

Antoine Sansonnens, ««Thérapiser» l’employabilité des jeunes», REISO, Revue d'information sociale, publié le 12 juin 2023, https://www.reiso.org/document/10857