Quel rôle du religieux dans les actions sociales?
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Pour mieux saisir l’imbrication entre les communautés religieuses et les solidarités locales, un projet tente de comprendre le rôle et la place de l’« hospitalité urbaine » déployée dans les quartiers de Genève.
Par Serjara Aleman, collaboratrice scientifique, Centre intercantonal d'information sur les croyances, doctorante, Université de Lausanne et Juliette Salzmann, collaboratrice scientifique, Centre intercantonal d'information sur les croyances, Genève
Historiquement, les institutions religieuses ont joué un rôle central dans le déploiement de formes de soin et de solidarités, en répondant notamment à un principe de « charité ». Puis la responsabilité du soin à autrui s’est progressivement déplacée vers les mains de l’État et des collectivités publiques au cours d’un long processus, largement commenté, de sécularisation.
Le monde associatif continue toutefois à prendre en charge, parfois grâce à des subventions, de nombreuses actions liées au travail social, reposant notamment sur des engagements volontaires. Au sein de cette constellation associative figurent des groupes d’inspiration ou d’affiliation religieuse, connus dans le monde anglophone sous les termes de « faith based organisations » ou, traduit littéralement, « organisations basées sur la foi », ainsi que de nombreuses personnes motivées par leurs convictions religieuses.
Afin de saisir ce travail d’« intervention sociale », comprenant les activités de « soin à autrui » ou de « care » visant à « maintenir, perpétuer et réparer notre monde, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » [1], il s’avère essentiel de tenir compte du rôle particulier du facteur religieux. Ainsi, dans l’objectif de comprendre ce rôle, ainsi que celui des solidarités locales à l’échelle de plusieurs quartiers urbains, le Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC) a initié, dès 2023, un projet de recherche participative intitulé ReligioCités : Religions et vie urbaine à Genève [2].
La recherche s’inscrit dans plusieurs quartiers de Genève, ville internationale et cosmopolite, dont la diversité religieuse a été cartographiée [3] par le CIC entre 2012 et 2014. Le projet vise à préciser et à réfléchir sur une dimension nouvelle de la cartographie genevoise, en intervenant de manière ciblée dans trois secteurs urbains, englobant des zones de cinq quartiers de la ville. Il aspire à saisir ce que des sociologues tels qu’Isaac Joseph ou Joan Stavo-Debauge ont qualifié d’« hospitalité urbaine » [4], ce qui implique une compréhension approfondie de la manière dont les pratiques religieuses et spirituelles peuvent contribuer à instaurer une forme de « convivialité », soit la création d’une vie en commun.
La première phase de recherche de terrain, à bout touchant, vise à identifier les enjeux socio-spatiaux de la diversité religieuse en milieu urbain : quelles pratiques favorisent la création de liens sociaux ? Quels réseaux de collaborations existent entre les différentes communautés religieuses et d’autres acteur·rice·x·s associatif∙ve∙x∙s ou institutionnel∙le∙x∙s ? Chaque lieu visité fait preuve de singularité, en termes d’activités proposées, d’occupation de l’espace, de « public-cible » et d’ancrage dans son environnement. L’analyse de cinquante-deux entretiens qualitatifs menés par l’équipe du CIC et les étudiant∙e∙x∙s de la HETS permet d’observer que les lieux de la diversité religieuse accueillent des pratiques contribuant à la vie sociale des quartiers.
Multiplicité des activités et usages des lieux
Il est tout d’abord constaté que les lieux de culte constituent souvent de véritables « lieux de vie », non seulement pour la communauté qui les occupe et les habite, mais aussi pour le quartier dans son ensemble. Loin d’être exclusivement dédiés aux pratiques religieuses, les espaces explorés accueillent une diversité d’activités séculières.
Ainsi, quatre types d’usages des lieux investis par les communautés religieuses se distinguent. Premièrement, ils ont donc une vocation religieuse ou spirituelle : ces espaces abritent cultes, célébrations diverses en fonction des calendriers de chaque communauté, mariages, rites funéraires. Il s’y tient aussi des cours d’instruction religieuse, ou autres rencontres directement liées aux pratiques religieuses et spirituelles.
Deuxièmement, il existe une utilisation socioculturelle de ces espaces : des activités telles que des cours de danse, de musique ou de langues y sont proposées. Certains lieux abritent des bibliothèques, contenant des ouvrages religieux ou non. Des événements, concerts ou spectacles s’y tiennent également. Dans certaines communautés, les enfants et adolescent·e·x·s ont parfois accès à des espaces de jeu et de socialisation. Des camps de loisirs sont également organisés pendant les vacances scolaires.
Troisièmement, diverses activités d’action sociale se déploient dans les lieux de culte ; ces activités sont proposées tantôt par les communautés religieuses elles-mêmes, tantôt par des associations externes à la communauté. Certaines communautés hébergent un service social professionnel. Parmi les nombreuses activités déployées dans le champ des solidarités se trouvent des distributions de colis alimentaires, des repas gratuits servis sur place, l’accueil de jour ou de nuit, le soutien administratif pour des personnes précarisées, l'accompagnement social ou psychologique, l’aide financière, ou encore la mise à disposition d’ordinateurs.
Enfin, il est aussi parfois fait un usage lucratif des locaux : certaines communautés ont développé des prestations de service permettant de financer en partie la communauté : restaurant, café, mise en location de salles pour diverses activités (coworking, cultes, cours, crèche, logements). On repère aussi deux types d’échanges commerciaux, ceux ayant directement trait aux pratiques religieuses et spirituelles, et ceux qui facilitent l’intégration d’activités externes dans un contexte urbain saturé et difficile d’accès.
Si, dans ce contexte, l’accès à des lieux peut donc s’avérer compliqué, il constitue pourtant une condition fondamentale au déploiement de toute activité, qu’elle soit religieuse ou séculière. Les petites communautés ne disposent souvent que d’une salle, qu’elles louent ou sous-louent, et qui est réaménagée en fonction des besoins. En dehors des Églises historiques, cette réalité concerne la majorité des communautés constitutives de la diversité religieuse genevoise. Elles recourent en effet à la sous-location de lieux de culte, ou se réunissent dans des endroits non initialement conçus comme des édifices religieux, mais qui ont été réaffectés (anciens cafés, locaux commerciaux ou logements, par exemple). Cependant, les communautés disposant d’espaces plus vastes les partagent fréquemment : elles les mettent à disposition d’autres communautés sans lieux propres, du voisinage, des résident·e·x·s et des associations de quartier. Ces espaces servent alors de refuge, proposant des services qui seraient sans cela difficilement accessibles dans un contexte urbain aux coûts élevés, comme c’est le cas à Genève. Ces communautés répondent là à un besoin d’espace essentiel au niveau des quartiers et complètent l’offre des collectivités publiques, notamment les différents « Espaces de quartier » ouverts par les Antennes sociales des proximité (le service de travail social de proximité genevois) depuis plusieurs années.
Mettre à jour un aspect méconnu de la vie sociale
Le paysage de ces lieux de culte offre ainsi un panel d’activités qui ne sont pas forcément religieuses. Ce milieu de vie sociale se caractérise par ailleurs par une hétérogénéité d’accès. Nous observons en effet une variation d’ouverture et de porosité de ces lieux. Si l'accès aux espaces et aux activités est, dans certains cas, réservé aux membres de la communauté, dans d’autres, on prône une politique d'« accueil inconditionnel ». Par exemple, une communauté propose des colis alimentaires ou des cours à un public tout venant et réserve d’autres activités à des personnes engagées de plus près dans les activités de la communauté. Cette question de l’accessibilité pour toutes et tous contribue à l’hospitalité de ces lieux, bien que certaines formes de clôtures expriment aussi un besoin de « faire communauté », « sachant que l’hospitalité va avec une forme de protection » [5].
Sur le terrain, la variété des modalités de contribution des communautés religieuses à la vie urbaine et sociale genevoise, avec ses ancrages et ses défis, relève un aspect méconnu de la participation urbaine et culturelle. Ainsi, afin de préciser davantage le rôle de ces communautés dans la vie de la cité, le projet comprend une seconde partie. Trois forums participatifs sont organisés [6] dans les différents quartiers de la recherche. Ils visent à contribuer, d’une part, à visibiliser des initiatives déjà existantes favorables à la cohésion sociale et, d’autre part, à créer ou à renforcer des collaborations entre les divers∙e·x·s acteur·rice·x·s des quartiers pour développer des liens de solidarités locales durables.
Une meilleure interconnaissance des groupes sociaux habitant un même contexte urbain favorise la vie en commun et aide à lutter activement contre les discriminations. Cette interconnaissance limite par ailleurs les formes de repli sur soi. Le projet ReligioCités: Religions et vie urbaine à Genève vise résolument à apporter une pierre à l’édifice de la vie en société, en en délibérant, échangeant, cherchant collectivement des pistes nouvelles sur la base de ce qui est fait au jour le jour par les milles bras de la participation urbaine et culturelle.
Références
- Joseph, Isaac. 1998. La ville sans qualités. La Tour D’aigues : Éditions de l’Aube.
- Stavo-Debauge, Joan. 2020. De quoi (et pour qui) l’hospitalité est-elle une qualité ? in Bourgault S., Cloutier S. & Gaudet S. (dir.), Éthiques de l’hospitalité, du don et du care : Actualité, regards croisés. Ottawa : Presses Universitaires d’Ottawa.
- Verba, Daniel. 2019. Anthropologie des faits religieux dans l’intervention sociale. Genève : IES Éditions.
[1] Daniel Verba, Anthropologie des faits religieux dans l’intervention sociale (Genève: IES Éditions, 2019), 9.
[2] Le CIC, pôle neutre et scientifique d’information spécialisée, de recherche appliquée et de formation sur la diversité religieuse et spirituelle en Suisse romande et au Tessin, mène cette recherche-action grâce aux soutiens du Bureau de l’intégration des étrangers (BIE/ Programme d’intégration cantonal, PIC), de la Fondation Zurcher, et à la collaboration avec les enseignant∙e∙x∙s et étudiant∙e∙x∙s du MAP 326 de la Haute école de travail social de Genève (HETS). Voir la brochure de présentation du projet
[3] Cartographie religieuse de Genève
[4] Isaac Joseph, La ville sans qualités (La Tour D’aigues: Éditions de l’Aube, 1998); Joan Stavo-Debauge, « De quoi (et pour qui) l’hospitalité est-elle une qualité ? », in Éthiques de l’hospitalité, du don et du care, éd. par S. Bourgault, S. Cloutier, et S. Gaudet (Ottawa: Presses universitaires d’Ottawa, 2020).
[5] Stavo-Debauge, « De quoi (et pour qui) l’hospitalité est-elle une qualité ? »
[6] Ces forums se tiennent au printemps 2024, à Genève.
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Comment citer cet article ?
Serjara Aleman et Juliette Salzmann, «Quel rôle du «religieux» dans les actions sociales?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 10 juin 2024, https://www.reiso.org/document/12618