Living Labs et inclusion: apports du travail social

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Pour limiter l’entre-soi dans le domaine de l’innovation et de la durabilité, les laboratoires vivants peuvent utiliser l’expertise du travail social et favoriser l’inclusion des citoyen·nes dans les processus d’idéation.
Par Céline Blaser, Sarah Fiorelli et Annika Monney, Master en travail social, HES-SO, Lausanne, sous la supervision de Tristan Loloum, professeur associé à la HES-SO Valais et Manon Céleste Mariller, collaboratrice scientifique à la HES-SO Fribourg.
Outils de participation et d’intelligence collective, les Living Labs (LL), ou laboratoires vivants, sont souvent présentés comme des « intermédiaires d’innovation » (Mastelic, 2019). En quoi ces dispositifs favorisent-ils l’inclusion des populations les plus vulnérables dans les initiatives pour la durabilité ?
Selon Klein et Pecqueur (2017), les LL apparaissent dès les années 2000. Durant cette période émergent une multitude d’initiatives citoyennes créatives visant à développer de nouvelles compétences. Dans ce contexte, ces espaces symbolisent un nouveau modèle en matière d’innovation ouverte et collaborative. Ils réunissent généralement quatre groupes d’acteur·trices : les organisations publiques, les milieux de recherche, les entités privées et les citoyen·nes. En tant que structures de cocréation, les LL revêtent diverses formes et investissent de nombreux secteurs (Edwards-Scharter, 2019, p.138). Axés sur les besoins de la société, ils visent principalement à augmenter la participation sociale et citoyenne dans les processus d’innovation (Edwards-Schachter, 2019).
Concept central de ces laboratoires vivants, la participation n’est pourtant pas garante d’inclusion sociale. Plusieurs recherches (Dutilleul et al., 2010 ; Franz, 2015 ; Galway et al. 2021) identifient les limites de l’inclusion des participant·es dans de tels projets. Ces obstacles impactent la représentativité dans les processus de cocréation au niveau des problématiques abordées et des solutions imaginées. Dès lors, comment rendre ces dispositifs inclusifs, y compris lorsqu’il s’agit de problématiques complexes comme la durabilité ?
En réponse à cette question, une revue de la littérature a permis de relever les écueils à la participation et à l’inclusion. Ces limites ont été constatées sur les terrains lors d’observations d’ateliers participatifs portant sur l’aménagement du territoire de deux municipalités romandes et lors d’entretiens menés avec le chef d’un service communal, une animatrice d’ateliers et deux cadres de LL. L’étude d’une boîte à outils appartenant à un projet du Réseau européen de Living Lab [1] et d’outils de l’Energy Living Lab [2] complète cette analyse empirique. Les constats ouvrent des pistes favorisant l’inclusion, notamment grâce aux compétences issues du travail social dans les processus d’innovation.
Trois dimensions restreignant l’accessibilité aux LL émergent parmi les obstacles observés sur les terrains, corroborées par la littérature.
Les limites du jargon
Diverses recherches identifient des barrières cognitives et motivationnelles comme facteurs limitants à la participation (Dutilleul et al., 2010) : les personnes impliquées peuvent provenir de milieux différents et ne parlent pas forcément le même langage, un savoir d’expérience peut différer d’un savoir théorique et les individus peuvent rencontrer des difficultés à se comprendre.
Sur le terrain, le jargon et les outils utilisés par les LL constituent parfois une barrière à la compréhension, en raison du recours aux anglicismes ou au vocabulaire spécifique. Sur quarante-quatre outils analysés, seuls deux figuraient dans d’autres langues que l’anglais. Par exemple, lors de nos échanges, le discours de nos interlocutrices, cadres de LL, était ponctué de termes tels que « hackathon », « openlab » ou « fabcilitateur », rendant leur discours difficile d’accès pour les personnes non-initiées.
Huit outils facilitaient l’inclusion en utilisant un langage accessible ou en prodiguant des conseils pour s’adresser à différents publics, comme c’est le cas du lottery game, un « exercice d’idéation amusant qui encourage à sortir des sentiers battus et à trouver autant d’idées que possible », grâce à des combinaisons de mots clés répartis en trois catégories, que les participant·es tirent au sort dans l’idée de générer des idées originales. [3]
La participation par l’accessibilité
Sur les terrains, la visibilité et les infrastructures des ateliers participatifs, un des éléments constitutifs des LL, questionnent. L’essentiel de la communication passe par des tous-ménages, des flyers ou des communiqués dans la presse locale, restreignant l’accès des lieux à certains publics. Une animatrice d’ateliers participatifs sur la durabilité en Suisse romande relève que les journaux touchent davantage les adultes. Consultant peu ces médias, les jeunes se trouvent dès lors rarement informé·es des projets. Selon elle, les municipalités investissent peu de ressources humaines, temporelles et financières pour communiquer sur les ateliers. Les travailleurs et travailleuses sociales pourraient ainsi représenter des personnes-ressources pour visibiliser ces démarches et augmenter la diversité des publics.
L’accessibilité des deux ateliers observés ne semble pas non plus avoir été pensée : les locaux étaient difficilement atteignables en transports publics et pas adaptés aux personnes à mobilité réduite.
Accroître la représentativité
Les personnes participant aux laboratoires vivants sont en majorité blanches, issues de la classe moyenne et disposent d’un certain niveau d’éducation (Galway et al., 2021). Les LL ont alors comme défi de réussir à impliquer plus largement les parties prenantes dans les projets, d’augmenter la confiance entre les personnes et d’arriver à une cocréation avec les citoyen·nes (Rizzo et al., 2021). Pour ces auteur·trices, il importe d’identifier, d’intégrer et d’impliquer de multiples groupes de citoyen·nes et des personnes de divers secteurs.
Illustration jeu e4citizensCes éléments sont corroborés par nos observations sur le terrain et l’analyse des outils. Dans la sélection étudiée, le seul outil mettant en scène des personnages — E4Citizens [4] — représente de jeunes adultes. Si la mixité culturelle et de genre est représentée sur les visuels, aucune personne ne semble porteuse de handicap. La variété des âges n’est pas non plus illustrée. Concernant les ateliers participatifs observés, les personnes présentes étaient blanches, valides, majoritairement propriétaires et quadragénaires ou plus.
Selon l’animatrice, il existe peu de diversité dans les publics : les participant·es à ces processus de cocréation et d’idéation sont majoritairement des individus d’une tranche d’âge de 45 ans à 60 ans, propriétaires de maisons et avec des hauts revenus. Elle estime qu’il existe, en règle générale, très peu de représentation de jeunes et de personnes à mobilité réduite. Un chef d’un service d’urbanisme d’une petite ville en Suisse romande relève, lui, la difficulté d’atteindre un public plus jeune que des retraité·es lors d’ateliers participatifs organisés par la commune. Le même type de personnes contribue à ces événements sur la durabilité.
Des pistes favorisant l’inclusion sociale
Afin d’augmenter l’inclusion des divers publics dans les Living Labs, il semble important d’aborder la thématique de la participation, bien qu’elle ne soit pas demandée et souhaitable à toutes étapes du processus des LL — par exemple, pour des aspects techniques où une expertise spécifique est nécessaire. Dans le chantier de la citoyenneté (CFM, 2018), l’un des processus également observés dans l’étude, il apparaît que des outils adaptés à chaque groupe, ainsi que des espaces où les personnes concernées peuvent devenir actrices et expertes de l’innovation sont nécessaires pour favoriser l’inclusion. On peut également proposer diverses modalités de participation et adapter leur degré suivant les volontés et les capacités des publics.
Chantier de la citoyenneté
Depuis 2008, la CFM encourage la citoyenneté et soutient des projets innovants à travers toute la Suisse grâce à de nombreuses stratégies et méthodes « permettant de mettre en œuvre des processus de concertation, de co-construction et de co-décision ». Le concept s’est développé au fil des ans pour aboutir au slogan : « Citoyenneté — échanger, créer, décider ». Selon la CFM, celui-ci fait écho aux processus fondamentaux de la citoyenneté que sont la concertation, la co-construction et la codécision.
En 2018, près de 90 projets avaient été soutenus, représentant « autant de voies pour atteindre le même objectif : encourager durablement l’ensemble de la population à s’impliquer dans des processus politiques ».
(Source : « Chantier de la citoyenneté. Synthèse des échanges s’expérience », Commission fédérale des migrations, CFM, 2018)
De plus, pour garantir l’implication de chacun·e, il est nécessaire de définir des objectifs clairs à la participation, de préciser les attentes et planifier suffisamment de temps. Donner des responsabilités aux personnes selon leurs ressources et déplacer les rencontres dans des endroits fréquentés par le public concerné s’inscrivent comme des aspects facilitant la participation de tou·tes. Afin d’inclure un panel représentatif de la population, la flexibilité quant aux lieux où se déroulent les processus de cocréation est de mise (Franz, 2015). Finalement, pour atteindre les jeunes, et selon les témoignages recueillis, il s’avère primordial de travailler avec différents canaux médiatiques, comme les réseaux sociaux.
Atelier de créativité & innovation participative — UTBM Innovation Crunch Lab. (s. d.).
Et le travail social dans tout ça ?
Facilitateur de liens, conscient des processus de perpétuation des discriminations et inégalités, expert dans la connaissance du tissu social régional, le travail social apparaît comme un partenaire privilégié pour les Living Labs. Les professionnel·les du travail social sont en effet doté·es de solides connaissances dans les domaines de la facilitation et de la médiation avec tous les publics, y compris les personnes en situation de vulnérabilité, habituellement exclues des processus participatifs. Visant le développement de la cohésion sociale et la prévention des injustices, le travail social complète les connaissances techniques des employé·es des LL chargé·es d’accompagner les participant·es dans les processus d’idéation et d’innovation.
Le travail social permet également de questionner la culture de l’innovation dont l’essence est « d’être à la fois omniprésente et impensée dans ses fondements » (Aggeri, 2023, p.3). ll est ainsi de la responsabilité des professionnel·les du travail social de remettre en question cette injonction constante à l’innovation, d’autant plus lorsqu’elle n’est pas en adéquation avec les limites planétaires. Ce faisant, ils et elles peuvent favoriser le développement de meilleures conditions pour le plus grand nombre.
Aggeri (2023) suggère d’utiliser les mêmes stratégies qui ont servi à imposer la culture de l’innovation pour aider les individus et les collectifs à se projeter dans des imaginaires positifs, où les innovations et la performance ne sont plus des fatalités. Il propose de le faire notamment, en prenant en compte les impacts potentiels des projets sur la société et l’environnement, tout en respectant les limites planétaires et les besoins des générations futures. C’est là que le travail social a toute sa place, car, selon le professeur spécialiste de l’économie circulaire, les valeurs et les pratiques constituant son essence sont enclines à favoriser l’émergence d’une société future « plus résiliente, conviviale et émancipatrice » (Aggeri, 2023, p. 198).
Bibliographie
- Aggeri, F. (2023). L’Innovation, mais pour quoi faire ? Essai sur un mythe économique, social et managérial. Le Seuil.
- Commission fédérale des migrations (CFM). (2018). Chantier de la citoyenneté. Synthèse des échanges d’expériences. Programme « Citoyenneté — échanger, créer, décider ».
- Dutilleul, B., Birrer, F. A. J. & Mesnink, W. (2010). Unpacking European Living Labs: Analysing Innovation’s Social Dimensions. In: Müller, Karel ; Roth, Steffen; Zak, Milan (eds.): Social Dimension of Innovation.
- Edwards-Schachter, M. (2019). Living Labs for social innovation.
- Franz, Y. (2015). Designing social living labs in urban research. info, 17(4), 53-66.
- Galway, L. P., Levkoe, C. Z., Portinga, R. L., & Milun, K. (2021). A Scoping Review Examining Governance, Co-Creation, and Social and Ecological Justice in Living Labs Literature. Challenges, 13(1), 1.
- Klein, J.-L. et Pecqueur, B. (2017). Living Labs, innovation sociale et territoire. Revue canadienne des sciences régionales/Canadian Journal of Regional Science, 40(1), 1–5.
- Mastelic, J. (2019). Stakeholders' engagement in the co-design of energy conservation interventions: The case of the Energy Living Lab, PhD Thesis, University of Lausanne (UNIL), Lausanne,Switzerland.
- Rizzo, A., Habibipour, A., & Ståhlbröst, A. (2021). Transformative thinking and urban living labs in planning practice: a critical review and ongoing case studies in Europe. European Planning Studies, 29(10), 1739-1757.
[1] Le projet Urban Nature Labs vise la création au niveau européen d’une connaissance des solutions basées sur la nature. Il cherche à montrer la plus-value, leur efficience en termes de coûts ainsi que leur viabilité économique.
[2] https://energylivinglab.com/fr/
[3] Le LL donne des conseils d’application, comme par exemple le fait d’assigner une personne à la prise de note et à la lecture des billets, si cette méthode est utilisée avec des publics potentiellement empêchés de lire en raison d’illétrisme ou de handicap visuel. Lottery game UNALAB Toolkit. (S. d.).
[4] https://energylivinglab.com/fr/departments/e4citizens/
Lire également :
- Sophie Guerry et Caroline Reynaud, «Participation: relever le défi malgré les enjeux», REISO, Revue d'information sociale, publié le 6 février 2025 (Publication originale: ActualitéSociale, janvier 2025)
- Sophie Boucard-Magand et al., «Seniors et soignant·es, sources d’innovation», REISO, Revue d'information sociale, publié le 12 décembre 2024
- Marie-Claire Rey-Baeriswyl, «Un pont entre science et société», REISO, Revue d'information sociale, publié le 2 octobre 2023
- Stéphane Rullac, «D’usager·e à expert·e: le travail social en mutation», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 26 juillet 2021
- Stéphane Rullac et Pascal Maeder, «Quand science et innovation sociale s’allient», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 1er février 2021
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Annika Monney et al., «Living Labs et inclusion: apports du travail social», REISO, Revue d'information sociale, publié le 28 avril 2025, https://www.reiso.org/document/14055