Des corps et des affects : entre liberté et contraintes
La corporéité est omniprésente dans les interventions sociales et thérapeutiques. Elle est pourtant peu abordée dans la formation professionnelle. Réflexion sur la place du corps dans le travail social.
Par Sarah Dini, psychologue et professeure à la Haute école de travail social, HES-SO Valais-Wallis, et Clothilde Palazzo-Crettol, sociologue et professeure à la Haute école de travail social, HES-SO Valais-Wallis
Les professions du travail social englobent des activités caractérisées par une forte composante relationnelle [1], quels que soient le contexte (institutionnel ou hors mur) et l’orientation professionnelle choisie (éducation sociale, service social et animation socioculturelle). L’accompagnement de personnes ou de familles en difficultés, en situation de handicap ou confrontées aux méfaits de l’âge, implique une forte mobilisation du corps et des affects, autant du côté des professionnel·le·s que des bénéficiaires. Or, un certain nombre de travaux constatent que si le corps et les émotions sont très présents dans la pratique des institutions sociales, ces derniers sont bien souvent absents de la formalisation des savoirs et des expertises qu’ils requièrent. Pourtant, la corporéité, comme un ensemble de pratiques, de représentations et de normes sur le corps et les émotions, est centrale dans le travail social. Elle fait l’objet, depuis quelques décennies, de réflexions et d’études scientifiques qui traitent, entre autres, de la prise en considération de l’humanité de ces corps, des pratiques qu’ils font naître ou encore de l’utilisation des émotions comme outil d’accompagnement. Cependant, ces recherches demeurent relativement éclatées et peu connues. Il convient donc de poursuivre et d’alimenter ces discussions autour du corps et des émotions, afin d’aboutir à des savoirs mobilisables dans l’accompagnement au quotidien.
Le corps et les affects (dé)mobilisés dans les savoirs et pourtant…
Depuis Descartes, qui considère le corps comme étant séparé de l’âme, la notion de corps ne renvoie plus forcément à la personne dans son ensemble, mais à sa signification uniquement physique, exempte de ce qui constitue son humanité et son essence. Cette vision se renforce avec l’approche bio-médicale du corps, qui privilégie, à bien des égards, une représentation morcelée et anatomisée de l’être humain [2]. Cette approche a favorisé dans les professions du care, également, un savoir et des pratiques qui visent au premier plan la réparation du corps. Ainsi, dans cette vision, c’est du corps malade dont on s’occupe et non plus de la personne malade, la dimension relationnelle entre professionnel·le et patient·e étant occultée au profit du traitement et de la gestion de la douleur [3]. Pourtant, un certain nombre d’études, en psychologie de la santé notamment, ont mis en évidence l’importance de la qualité relationnelle et son impact potentiel de guérison, certains cas de rémissions observés ne pouvant s’expliquer uniquement sur le plan médical. On y met ainsi en évidence le pouvoir du psychisme et des émotions sur le processus de santé et de maladie : le lien entre corps et esprit se renoue ici avec force. De plus, avec l’approche bio-psycho-sociale de la personne, force est de constater une évolution dans la manière de penser le corps en relation avec l’esprit, le corps étant peu à peu, et à nouveau, considéré comme un tout signifiant, ainsi qu’une construction sociale et culturelle.
Ainsi, longtemps écartés des objets prioritaires du savoir, le corps et les émotions, en tant qu’éléments constitutifs de la relation, reviennent sur le devant de la scène et s’avèrent être à l’origine de nombreuses souffrances, voire même d’épuisements, dans les professions de la santé et du social. Prenons l’exemple des émotions, longtemps tues ou passées sous silence, car considérées comme perturbatrices de l’action professionnelle d’accompagnement, l’enjeu étant d’adopter une « distance professionnelle » avec les bénéficiaires. Cette « nécessaire » distance a fait émerger bon nombre de techniques visant à gérer, maîtriser ou juguler l’investissement personnel et l’implication émotionnelle des professionnel·le·s [4]. Pourtant, avoir une « bonne » distance professionnelle ne signifie pas obligatoirement « être distant », mais établir une relation empathique et congruente. Pourquoi donc ne pas renverser cette conception de l’émotion et l’approcher comme un outil adapté au travail social, permettant d’ajuster l’accompagnement ?
Mais cette réflexion sur la corporéité ne se limite pas à la posture professionnelle : elle englobe également la corporéité de la personne accompagnée. Les institutions suscitent, à ce sujet, bon nombre de questionnements : comment la proximité physique et relationnelle est-elle vécue ? Comment sont perçus les corps « hors normes » ou souffrants ? Quelles stratégies professionnelles et personnelles sont adoptées pour supporter et soutenir ces corps « différents » ? Quelles libertés sont données ou quelles contraintes sont imposées aux personnes accompagnées et aux professionnel·le·s, par l’institution ? La corporéité peut-elle être un risque ? Quel rôle joue-t-elle dans certaines violences institutionnelles ?
En définitive, la corporéité se joue dans de multiples problématiques sociales et fait référence à de nombreux champs comme la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, la philosophie, ou encore l’art. Elle est mise en scène dans un grand nombre de situations du travail social, dans les pratiques professionnelles et dans la construction des identités… Citons quelques exemples : les problèmes liés à la sexualité, la question de la stigmatisation et de la normalisation des corps, l’utilisation du sport comme vecteur ou objet de prise en charge, la posture professionnelle, la représentation et la prise en charge du corps en souffrance ou encore les questions de genre et des corps sexués. Finalement, la corporéité peut se lire à différents niveaux : outil de travail, lieu de médiatisation de la relation, objet et enjeu de communication ou encore objet de prise en charge.
Ramener la corporéité dans l’espace politique
A l’évidence, la corporéité force à la réflexion sur la (re)présentation de soi et d’autrui, sur la mobilisation des corps et des émotions dans le travail social et sur la place occupée par les affects, qu’ils soient objets d’inhibition, de neutralisation ou de tabou. Dès lors, prendre le temps de s’arrêter sur cette notion de corporéité et de réfléchir à l’utilisation du corps et des émotions dans le travail social semble nécessaire. Il s’agit d’aborder la question du corps dans une perspective plus phénoménologique qui considère le corps en relation avec le monde et pose que l’expérience perceptive, vécue dans la rencontre et les interactions entre le corps et l’environnement dans lequel il évolue, produisent de la connaissance. En cela, ce paradigme s’émancipe du regard purement médical, qui a objectivé le corps, et redonne une place prédominante à la sensation [4].
Ainsi, à l’heure où le corps et les affects sont (dé) mobilisés dans les savoirs sur le social, mais où l’on sollicite le corps par différentes pratiques, il apparaît crucial de ré-interroger la définition privé/public et de ramener la question de la corporéité et de son traitement dans l’espace politique. Il s’agit donc de conduire une réflexion de fond, pour que les nouveaux savoirs sur la corporéité, qu’ils soient expérientiels ou théoriques, puissent devenir un levier d’émancipation et conserver leur force subversive.
Approfondir les réflexions sur la corporéité d’un point de vue conceptuel participe certainement à la constitution d’une intelligence pratique au service de l’action. Cela implique une remise en question et une reconfiguration des frontières entre l’intime, le privé et le professionnel, ainsi que l’adoption d’une vision autre que cartésienne ou bio-médicale, qui privilégient pour l’une, l’intellect et pour l’autre, les connaissances techniques. Mettre la corporéité au centre des débats et discuter de son rôle dans les processus de professionnalisation nous paraît essentiel dans le travail social. C’est ce que nous proposons de faire lors d’un colloque international en décembre dans les locaux de la Haute Ecole de Travail Social, HES-SO Valais-Wallis.
Colloque international et bilingue
L’unité thématique ACORTS (Affects Corporéités Travail Social) de la Haute Ecole de Travail Social HES-SO Valais-Wallis et la Haute Ecole de Travail Social Genève organisent du mercredi 11 décembre au vendredi 13 décembre 2013 un colloque international et bilingue :
« Corps et travail social : entre libertés et contraintes… »
« Verkörperung von Freiheit und Zwang in der Sozialen Arbeit »
Ce colloque permettra d’articuler les réflexions sur la théorie et la pratique, de consolider les liens entre construction et transmission des savoirs et de réfléchir sur les différentes professionnalités mises en œuvre dans la prise en compte de la corporéité. Cinq conférences plénières par des spécialistes de renommée internationale, des ateliers présentant pour certains l’état de la réflexion scientifique et pour d’autres des expérimentations, un spectacle et des expériences sensibles constitueront la trame de ces deux jours et demi. Les inscriptions sont désormais ouvertes. Pour plus d’informations sur le programme, les conférences, les horaires et le prix voir : http://acorts.hevs.ch
[1] MOLINIER, P. Le travail du « care », Paris, La Dispute, 2003.
[2] DETREZ, C. La construction sociale du corps, Paris, Ed. du Seuil, 2002.
[3] LE BRETON, D. Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 2005. p. 111-112
[4] BERNARD, M. « De la corporéité fictionnaire », Revue internationale de philosophie 4/2002 (n° 222), p. 523-534.