Coordonner l’action humanitaire et le travail social
Promouvoir les compétences de deux corps professionnels distincts et intégrer leurs apports complémentaires ou communs a constitué le fil rouge d’un module de formation initiale en travail social.
Par Marc Widmer, consultant humanitaire, Maurice Jecker-Parvex, professeur HES à la HETS Fribourg, responsables du module OASIS « Action humanitaire & Travail social »
Les deux pratiques humanitaire et sociale assignent les valeurs humaines et le respect de la dignité humaine comme postulat. Les acteurs humanitaires et sociaux s’inscrivent, pour la plupart du temps, dans un mode de fonctionnement légitimé par un cadre spécifique professionnel, par une structuration préétablie de la définition des projets d’intervention liés à des cadres méthodologiques variés, par des spécificités déontologiques et éthiques ainsi que par les ressources financières disponibles.
Leurs univers professionnels les amènent à rencontrer des personnes déracinées, en rupture sociale, culturelle ou géographique, ayant traversé dans leurs parcours de vie des situations de vulnérabilités résultant autant de crises humanitaires que de difficultés sociales ou économiques.
Les différents thèmes abordés aspirent à mieux appréhender « le « comment faire » de ces deux domaines se côtoyant sur le terrain et à poser une réflexion sur la manière de décloisonner leurs approches respectives.
Des intervenants [1] issus de l’humanitaire, du développement, de la coopération étatique, du monde des ONG, du mouvement Croix Rouge et du commerce équitable se sont succédés et ont présenté leurs approches envers les bénéficiaires de programmes, mais aussi leurs diverses méthodologies ainsi que les possibles liens avec le travail social.
Identifier des passerelles interdisciplinaires
A la base de l’identification des points de convergences entre ces deux pratiques, s’est posée la question des modes fondamentaux de fonctionnement de l’humanitaire et du social.
De nombreuses différences sont apparentes : actions urgences versus interventions dans la durée, nature et origines des budgets d’intervention (privé, non étatique versus étatique), zones géographiques, milieux d’interventions. Des questions déontologiques telles que les principes d’indépendances et de neutralité particulièrement chères aux acteurs humanitaire, les approches toutes populations versus des approches plus individualisées, la dimension et le rôle complexe des médias (télévision, internet, réseaux sociaux) dans le cadre des interventions humanitaires distinguent également les deux pratiques. Sur ce dernier point, la présence des médias fonctionne en parallèle des humanitaires ou en amont comme dans certain cas, en tant que déclencheur de conscience puis d’intervention (famine en Ethiopie en 1984-85). Le travail social ne semble quant à lui que peu soumis à l’acteur-média.
Malgré ces différences, plusieurs praticiens de l’humanitaire ont insisté sur les dimensions multiples de leur travail. Ils ne limitent pas la définition de leur intervention à un mode exclusif, c’est-à-dire en faisant abstraction d’autres acteurs complémentaires disposant de profils variés (travailleurs psycho-sociaux, assistants sociaux, éducateurs, etc.). Ainsi, le travail humanitaire et les réponses qu’il apporte à une population en crise ne peuvent ignorer que les apports en termes d’assistance, de protection ou « d’empowerment » pour ne citer que quelques modes opératoires auront des incidences multiples et notamment sociales sur l’entité considérée dans l’intervention.
En addition, la mention faite par les intervenants de la nécessité de recourir à des partenaires locaux et aux ressources communautaires pour la mise en place de programmes humanitaires ou sociaux a été mentionnée comme un élément vecteur de cette transversalité ou perméabilité entre acteurs humanitaires et sociaux.
Relativiser les concepts de périodisation des interventions
Les réflexions ont aussi permis de relativiser le modèle de la séquence d’intervention qui voudrait qu’à l’humanitaire, lié à l’urgence, succèdent le développement et le travail social dans le moyen terme, créant ainsi une sorte de compartimentation temporelle des interventions.
Les réalités de certains contextes (Angola : guerre civile et reconstruction, Sud Soudan : conflit et développement) font apparaître ce modèle séquentiel apparent d’intervention.
A l’opposé, Haïti et sa situation de pauvreté endémique démontrent que les interventions à connotations socio-économico-éducatives ont précédé l’urgence humanitaire liée au tremblement de terre de 2010. Sur le terrain se sont côtoyés des acteurs aux profils et aux spécificités différentes (sauvetage, assistance médicale et alimentaire, protection des enfants, acteurs de programmes de développement humain, etc.). Dans un autre registre, l’exemple du Népal est révélateur. La coopération suisse technique (actuelle DDC) a développé des programmes de développements socio-économiques depuis les années 50 qui se sont poursuivis jusqu’à nous jours, y compris durant la guerre civile (1996-2008). En parallèle, le Comité International de la Croix Rouge (CICR) a rempli son mandat de protection lié au Droit International Humanitaire en assistant les victimes du conflit. Ces deux exemples révèlent une coexistence parallèle entre social, coopération, développement et humanitaire créant en quelque sorte des strates d’intervention. Les acteurs divers fonctionnent alors en vertu de leurs identifications respectives et si possible coordonnées des besoins des bénéficiaires.
De la formation à la pratique en passant par une prise de conscience
A l’heure du bilan, force est de constater que les différents thèmes abordés ont permis aux étudiants d’intégrer dans leurs réflexions professionnelles les dimensions de « l’interdisciplinarité » et la pertinence de pratiques décloisonnées dans la perspective d’apporter des réponses adaptées et intégrées aux besoins des bénéficiaires. Les intervenants, en se servant d’exemples concrets et de leurs expériences personnelles telles que par exemple au Bénin (Terre des Hommes), au Ladakh (Association Gamyul Phanday Tsogspa) ou en Bolivie (Voix libres) ont préconisé cette ouverture d’esprit et cette disposition envers des acteurs d’autres champs d’interventions.
Il est aussi apparu que le monde de l’humanitaire présente de nombreuses facettes et différences avec le travail social. Les urgences humanitaire aigues présentent un type de fonctionnement spécifique où la dimension du travail social n’est pas intégrée ou dans une moindre mesure. La raison principale réside dans l’absence temporaire de structures politiques, économiques, sociales, familiales dues à l’incidence de la catastrophe, voire du conflit armé. Il a, dans cette phase, un mode d’action privilégié, à savoir celui de la substitution. Mais cette phase demeure limitée dans le temps et la question de la présence d’acteurs dans le travail social se pose rapidement. Il revient donc aux acteurs en travail social de prendre l’initiative et de se positionner davantage par rapport à leurs compétences à intervenir dans le cadre de crises humanitaires en explorant des voies spécifiques de réponses aux urgences en soulignant leurs compétences et la multiplicité des besoins à couvrir.
Le module de formation sera à nouveau proposé à la rentrée de septembre 2011 aux étudiants romands des HES en travail social.
[1] Liste des intervenant-e-s par ordre d’intervention :
P. Grossrieder - Ancien Directeur Comité International de la Croix Rourg (CICR) ; R. Lapauw - Travailleur social ; G. Rullanti – Collaborateur Départment du Développement de la Coopération (DDC) ; L. Atlani-Duault – Anthropologue et Maître de conférence à Paris X, Nanterre ; Ph. Randin – Directeur, Nouvelle Planète ; Ch. Ridoré – Sociologue et secrétaire de Solidarité Fribourg Haïti ; R. Junod, Professeur, Haute école de travail social, Genève ; M-. Meyer – Juriste et délégué à la diplomatie humanitaire, CICR ; M.A. Bunzli – Collaborateur Etat Major, DDC ; J. D. Rainhorn – Professeur, Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire (CERAH) ; C. Dewarrat – Directeur, Croix Rouge Fribourgeoise (CRF) ; V. Nicolet – Responsable de formation, CRF ; D. Sudan – Directeur, Haute Ecole Fribourgeoise de travail social (HEF-TS) ; J. Steinauer – Historien et journaliste ; J. Frieden – Coordinateur de programmes, DDC ; J. M. Biquet – Chargé de la recherche et de la méthodologie d’intervention, Médecins Sans Frontières (MSF) ; Service de recherches de personne – Croix Rouge Suisse (CRS) ; T. Wehrle – Secrétaire général, E-changer ; D. Maselli – Responsable de programmes de coopération scientifiques, Département Fédéral des Affaires Etrangères (DFAE) ; A. Cavin – Chargé de projets, Fédération vaudoise de coopération (FEDEVACO) ; J. Zodogome – Président, FEDEVACO, ; D. Buehler et J.P. Heininger – Secrétariat Général, Terres des Hommes Lausanne (TDH) ; M. Sébastien – Directrice, Voix libres, ; Les Billodes – Le Locle ; M. Casella – Responsable, Association Gamyul Phanday Tsogspa- Ladakh, ; F. Jomini – Coordinateur national, ATD Quart Monde ; D. Dériaz – Responsable antenne romande, Max Havelaar fondation ; P. Dubois – Ancienne Secrétaire générale, FEDEVACO ; M. Schmidt – Secrétaire romande, Pain Pour le Prochain (PPP).