Dedans-dehors : prison et travail social
Les questions que posait Michel Foucault sont toujours d’actualité. Surtout quand la prison fait la une des journaux. Tolérance zéro ou respect absolu des droits des personnes incarcérées : l’enjeu est beaucoup plus complexe.
Par Colette Pauchard, professeure à la Haute école de travail social et de la santé · EESP · Lausanne
Trente ans que Michel Foucault est mort. Les questionnements qu’il a provoqués [1] sont plus que jamais d’actualité en ces temps où la prison fait tous les jours la une de nos quotidiens : jugement dans l’affaire Skander Vogt mort étouffé sous les yeux de ses gardiens, assassinats de Lucie, Marie, Adeline par des récidivistes, rixes entre détenus dans un Champ-Dollon surpeuplé, Tribunal fédéral jugeant dégradantes et contraires à la dignité humaine des conditions de détention préventive, appels au durcissement des peines, mise en lumière de l’absence de réflexion et d’anticipation en matière de politique carcérale…
Les pouvoirs institutionnels se liguent (exécutif et judiciaire par l’entremise du procureur à Genève) ou se déchirent (Conseil d’Etat, Parlement et Ordre judiciaire dans le canton de Vaud). Chacun·e est sommé·e de prendre position entre appel à la tolérance zéro et renvoi aux droits fondamentaux des personnes incarcérées.
C’est dans ce contexte tendu qu’Infoprisons, une association créée par une poignée de femmes engagées, s’est donné pour mission de faire circuler l’information sur tout ce qui touche à la prison et la sanction pénale, spécialement en Suisse romande. Trois à quatre fois par année, depuis trois ans, paraît un bulletin recensant notamment les articles parus dans la presse helvétique, les débats parlementaires, les décisions des Hautes Cours et les rapports d’organismes de contrôle sur les prisons. Des dossiers de synthèse et de réflexion complètent cette riche documentation. Sans parler de toute une série d’informations qui permettent d’ouvrir des fenêtres (à défaut de portes !) sur la culture en prison ou sur la prison ailleurs.
La parole confisquée
Or qu’observe-t-on en parcourant les articles de presse parus sur le monde carcéral ? D’abord un angle mort au centre de l’intense circulation d’informations : la parole des détenu·e·s, celle-là même que Michel Foucault avait voulu faire entendre, est absente. Personne ou presque pour recueillir leurs témoignages, leurs points de vues, leurs demandes ou leurs propositions. Pourtant ces femmes et ces hommes (surtout) ne se définissent pas que par leur délit. Tous, et de loin, ne sont pas des « criminels » ou des « psychopathes ». Ce sont aussi des personnes malades ou en bonne santé, des jeunes et des plus vieux (bientôt aussi des mineurs), des pères et des mères, des fils et des filles qui ont des trajectoires faites de regrets et de projets. Bref des humains dont le passé et l’avenir ne se résument pas aux quatre murs de leur cellule.
Face aux micros tendus par les journalistes, on retrouve régulièrement des responsables politiques, des directions d’établissements ou de services pénitentiaires, des criminologues et autres spécialistes en histoire de la prison et de la peine, des avocats, des médecins et des psychiatres, des surveillants même, à travers leurs associations professionnelles. On pourrait s’attendre, dans ce contexte, à entendre la voix de travailleurs et travailleuses sociales. Eh bien non : très peu de prises de position et pratiquement pas de contributions au débat social sur les sanctions et leur sévérité, sur le sens de la peine et l’objectif de réhabilitation, sur les dangers d’une approche « actuarielle » [2] en matière pénale, sur l’illusion du risque zéro, par exemple… Certes ces professionnels sont tenus au devoir de réserve. Mais leur place entre dedans et dehors, leur rôle dans le maintien de liens entre les détenus et leurs proches, leur connaissance de la situation fondée sur la construction de liens personnels et sur une posture d’aide n’en font-ils pas, au même titre que les autres acteurs de la « scène carcérale », des experts de la prison et de ce qu’elle fait aux personnes détenues ?
C’est pour leur permettre de se parler, de s’entendre, de se questionner et de chercher ensemble des pistes et des réponses aux nombreuses questions que pose la prison aujourd’hui que la Haute école de travail social · EESP a voulu se joindre à la série de manifestations organisées à l’initiative du Groupe Infoprisons durant la deuxième quinzaine de mars à Lausanne sous le titre « FOUCAULT La prison aujourd’hui » [3].
Le non-jugement et la déontologie
Le 26 mars une soirée à l’EESP intitulée « Dedans-dehors : prison et travail social » [4] sera consacrée au rôle du travail social dans et face à la prison. Quels liens les professionnel·le·s du social peuvent-ils maintenir ou tisser entre les personnes détenues et leur famille, leur réseau social, leur lieu de vie à l’extérieur et leurs (futurs) employeurs ? Quel apport chacun des métiers traditionnels du travail social (service social, éducation sociale, animation socioculturelle) peut-il offrir aux détenu·e·s et à leurs proches, voire à leurs victimes, dans le cadre de la peine et de la réinsertion ? Quel point de vue peuvent-ils adopter et quelles observations peuvent-ils transmettre aux autres « experts » du monde carcéral mentionnés plus haut ?
Et très concrètement, comment peuvent-ils participer à l’évaluation des risques « en situation », et établir en même temps ce lien de confiance qui leur permet justement de percevoir les tensions et les dérives réelles (et non seulement potentielles) ? La position de non-jugement qu’exige leur déontologie est-elle un obstacle à l’accomplissement de la mission qui leur est confiée en prison ? Ne peut-elle que les placer dans des conflits de loyauté entre leurs « clients » et leur hiérarchie ? Enfin, comment re-créer un espace dans lequel les travailleurs sociaux pourraient être les porte-voix de celles et ceux auxquels certains semblent vouloir retirer, outre la liberté, le droit d’exister ?
Qu’aurait dit Foucault du travail social en prison, lui qui a mis en évidence les fonctions communes à l’institution carcérale, à l’atelier, à l’école, à l’asile et à la caserne ? Lui qui a montré les différentes voies qu’emprunte le contrôle en institution et sa généralisation aux pratiques sociales les plus quotidiennes (santé, sécurité sociale, pénalité, éducation permanente, etc. [5]) ? Lui encore qui écrivait en 1975 dans Surveiller et punir : « Les juges de normalité sont devenus présents partout. Nous sommes dans la société du professeur-juge, du médecin-juge, de l’éducateur-juge, du « travailleur social »-juge, tous font régner l’universalité du normatif ; et chacun au point où il se trouve y soumet le corps, les gestes, les comportements, les conduites, les aptitudes, les performances ».
Le contrôle sans la domination
Au moment d’en débattre, il vaudra sans doute la peine de se rappeler avec Alain Beaulieu que l’œuvre de Michel Foucault mérite d’être lue dans son intégralité. Traverser sa pensée jusqu’au bout (c’est-à-dire jusqu’à sa mort dont on commémore en 2014 le 30e anniversaire) permet ainsi de découvrir que si le philosophe condamne vigoureusement les techniques de contrôle qu’il dévoile, il ne condamne pas unilatéralement la notion de contrôle, qui selon lui « contient aussi des ressources qui peuvent être utiles à la constitution d’un gouvernement (de soi et des autres) non exclusivement fondé sur la domination ». En se référant uniquement à Surveiller et punir, on oublie que Foucault a indiqué comment « parallèlement aux logiques unidirectionnelles de production de la discipline et d’institutionnalisation de la norme, il y a des mécanismes de contrôle qui favorisent une meilleure individualisation et une plus grande protection collective par rapport aux injustices » (Beaulieu, 2005 pp 45-46).
Reprendre la parole
Ces questions et bien d’autres seront au cœur de la soirée « Dedans-Dehors » et de la discussion introduite par Marc Pittet, professeur à la Haute école de travail social de Genève, et nourrie par des spécialistes du travail social avec des détenu·e·s et leurs proches. Les professionnel·le·s du social sont conviés à se joindre à cette soirée qui devrait préfigurer une journée d’étude organisée en automne sur les nouvelles exigences adressées aux travailleurs sociaux proches des prisons et sur leurs possibles réponses.
[1] Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard.
[2] C’est-à-dire sur une approche de la pénologie axée sur le contrôle de groupes à risques plutôt que sur la punition ou le traitement d’individus transgresseurs, cf Mary, P. (2001), Pénalité et gestion des risques : vers une justice « actuarielle » en Europe ? Déviance et société, 1/2001 (Vol 25), p. 33-51
[3] Site internet Infoprisons
[4] Programme complet, avec table ronde, projection et expositions en ligne.
[5] Beaulieu, A. (2005). La transversalité de la notion de contrôle dans le travail de Michel Foucault. In Beaulieu, A. (Dir.), Michel Foucault et le contrôle social. Québec : Presses de l’université Laval, p. 42.