Educateur·trice arc-en-ciel: la vie en rose?
A quoi ressemble le quotidien des collaborateur·trice·s homosexuel·le·s et transgenres dans les foyers de jeunes? Une recherche leur a donné la parole : les stratégies utilisées vont de la dissimulation à la divulgation éducative.
Par Marita Hofstetter et Raphaël Guillet, travail de bachelor à la HETS Fribourg
Se cacher ou s’assumer ? Rester dans le placard ou faire son coming-out ? Ressentir de la honte ou de la fierté ? Ces questions, les personnes avec une orientation sexuelle ou une identité de genre atypique se les posent aujourd’hui encore. En effet, notre société est caractérisée à la fois par un phénomène de normalisation des identités LGBT et par une persistance de leur stigmatisation [1]. Les institutions et les professionnel·le·s du travail social ont un rôle important à jouer dans ce contexte. Au nom de leur éthique professionnelle, ils ont pour mission de lutter contre toute forme de discrimination. Quel rôle les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux eux-mêmes arc-en-ciel peuvent-ils jouer dans ce processus ?
Pour répondre à cette question, une recherche s’est intéressée à leur travail quotidien dans des foyers résidentiels pour enfants ou adolescent·e·s en difficultés psychosociales situés en Suisse romande [2]. A travers onze entretiens qualitatifs, elle explore deux grands thèmes : comment institutions et professionnel·le·s se positionnent-ils face aux thématiques LGBT? Jusqu’à quel point est-il souhaitable d’utiliser son expérience personnelle comme outil de travail ? La recherche met en évidence un certain désarroi de la part des professionnel·le·s et des institutions lorsqu’il s’agit d’aborder les identités arc-en-ciel. Elle dégage quelques pistes susceptibles de les aider à intégrer la diversité d’orientations sexuelles et d’identités de genre dans le quotidien institutionnel, notamment en se focalisant sur les mécanismes sociaux de rejet et sur le développement du pouvoir d’agir.
Entre dissimulations et révélations
Les personnes interrogées se sont exprimées sur quatre thèmes : comment gèrent-elles leur identité au travail ? En quoi leur quotidien d’éducatrice ou d’éducateur arc-en-ciel est-il difficile ou, au contraire, facile ? Comment leur identité influence-t-elle leurs actions et leurs interactions professionnelles ? Comment perçoivent-elles le climat institutionnel sur cette question?
La palette des stratégies de dissimulation ou de révélation va du mensonge à l’affirmation de soi, en passant par le camouflage et la divulgation sélective ou circonstancielle. Chaque personne mobilise plusieurs stratégies, en même temps ou à des moments différents, et se déplace ainsi régulièrement le long d’un axe invisibilité-visibilité. En effet, comme le rappelle C. Dayer, la plupart des personnes LGBT ne se cantonnent pas au secret ou à l’affichage systématique, mais adaptent leur attitude en permanence, en fonction des différentes situations qu’elles rencontrent et de leurs enjeux [3]. Entre le désir d’être soi-même et la peur des conséquences de cette révélation, les éducatrices et éducateurs interrogé·e·s font une subtile pesée d’intérêts dont l’équilibre peut changer régulièrement.
La peur et le sentiment de vulnérabilité reviennent dans le discours de l’ensemble des participant·e·s, quel que soit leur degré de visibilité ou d’invisibilité. L’homophobie et la transphobie concernent en effet aussi bien les personnes qui sont ouvertement arc-en-ciel que celles qui sont soupçonnées de l’être. Cette violence est toujours dans l’air, même si elle n’est pas directement vécue. Celles et ceux qui n’ont pas été victimes de propos ou d’actes dénigrants, par exemple d’amalgames entre homosexualité et pédophilie, sont conscient·e·s que cela pourrait leur arriver à n’importe quel moment et restent dans un état de vigilance permanent. Cependant, certain·e·s participant·e·s tirent aussi de leur identité une grande force : grâce à elle, ils et elles ont développé un attachement à leur profession et à ses valeurs-clé comme la justice sociale ou l’autodétermination, tout en parvenant à créer du lien avec des enfants ou des jeunes connaissant eux aussi une différence.
Un outil de travail puissant
Du reste, l’ensemble des participant·e·s s’accorde pour dire que leur identité est potentiellement un outil de travail puissant : leur expérience susciterait le dialogue sur des thèmes comme l’exclusion, la discrimination ou le rejet. Elle ferait parfois écho au parcours des personnes accompagnées et ainsi leur redonne espoir.
Si la plupart des éducatrices et éducateurs rejettent une séparation hermétique entre vie privée et vie professionnelle, ils estiment cependant que leur identité ne doit pas être mobilisée de façon brute, systématique et désordonnée. Elle n’est donc pas un outil de travail en soi, mais peut le devenir si cela a du sens pour l’éducatrice ou l’éducateur, pour les résident·e·s et pour l’institution. C’est cette transformation réfléchie et si possible concertée qui en fait un acte éducatif et non une simple confidence.
Cependant, plusieurs participant·e·s s’abstiennent de mobiliser leur identité au travail – même s’ils jugent que cela serait pertinent – car ils ne savent pas comment leur entourage professionnel réagira. Ils craignent que leurs collègues, leur hiérarchie, les jeunes ou leurs proches pensent que ce n’est pas «professionnel». Comme le rappelle la philosophe H. Guéguen, nous avons besoin de la reconnaissance des autres pour développer notre sentiment de légitimité professionnelle, c’est-à-dire notre conviction d’être compétent·e dans notre métier [4]. Pour oser poser un acte professionnel, il ne suffit donc pas d’être convaincu·e de son bien-fondé, il faut encore être certain·e que cet acte sera perçu positivement par son entourage – ce qui est compliqué lorsqu’il s’agit d’identités jugées « hors-normes » par une partie de la société.
Une thématique gênante
Tout comme les éducatrices et éducateurs, les institutions hésitent à aborder le sujet des identités LGBT avec les résident·e·s et leurs proches ainsi qu’avec leur personnel. Elles donnent l’impression de craindre elles aussi pour leur réputation – et donc d’être elles aussi en quête de légitimité professionnelle. Même si certaines enjoignent leur personnel à traiter les enfants et les jeunes arc-en-ciel « comme les autres », la plupart n’abordent pas la thématique de façon spontanée et collective et ne fournissent pas de lignes directrices ou d’outils pour le faire.
Une telle démarche aurait pourtant toute sa pertinence. En effet, plusieurs études ont montré que les jeunes LGBT rencontrent plus fréquemment des problèmes psychiques (anxiété, dépression, addictions, conduites à risque, suicidalité) et sociaux (isolement, décrochage scolaire, chômage) que les autres, et que ce risque connaît un pic entre 13 et 20 ans [5]. De plus, une étude menée par L. Parini a révélé que 70% des personnes concernées employées en Suisse perçoivent leur environnement de travail comme hostile à leur égard [6].
Certaines institutions ont conscience de ce problème mais ont tendance à laisser aux éducatrices et éducateurs le soin d’aborder eux-mêmes la question – ce qui met en difficulté autant les professionnel·le·s arc-en-ciel, qui se sentent vulnérables, que les autres, qui se sentent maladroit·e·s. Quelques participant·e·s ont interpellé leur institution à ce sujet. Ce dialogue a généralement abouti à une meilleure prise en compte de la thématique et à une meilleure répartition des responsabilités entre éducatrices et éducateurs et institutions – ce qui a renforcé le sentiment de légitimité professionnelle d’un côté comme de l’autre.
Une richesse pour les institutions
La recherche montre ainsi l’importance de se détacher de plusieurs idées reçues. La première veut que les identités arc-en-ciel relèvent uniquement de la sphère privée. Etre LGBT ne signifie pas uniquement avoir une préférence sexuelle ou identitaire, cela signifie aussi occuper une place dévalorisée dans la société. Or, contribuer à la visibilisation des mécanismes de rejet et soutenir le développement du pouvoir d’agir des personnes qui en sont victimes est à la base de la mission du travail social. Des actions allant dans ce sens ont donc leur place dans le quotidien institutionnel.
La deuxième soutient que les personnes concernées peuvent aujourd’hui s’assumer sans risque dans les institutions, puisque la discrimination n’y est pas tolérée. Cependant, elles continuent de vivre à l’intérieur des institutions des actes d’homophobie ou de transphobie comme des insultes, des humiliations ou du mépris. Il est donc important que les institutions affichent clairement leur ouverture à la diversité d’orientations sexuelles et d’identités de genre, ainsi que leur volonté de soutenir les personnes en cas de difficulté.
La troisième consiste à croire que seul·e·s les professionnel·le·s arc-en-ciel sont capables d’aborder le sujet avec les enfants et les jeunes. Pourtant, si tout le monde faisait l’effort d’en parler, les professionnel·le·s éviteraient de renforcer le tabou et la gêne qui entourent la thématique et d’accentuer la stigmatisation et la honte des personnes concernées.
Il semble crucial que les institutions deviennent des espaces où chacun·e se sent en sécurité et où les orientations sexuelles et les identités de genre atypiques ne sont plus considérées comme des éléments compliquant la situation, mais comme une richesse à cultiver. Plusieurs démarches allant dans ce sens peuvent être envisagées, comme la rédaction de lignes directrices, la création ou l’adoption d’outils de travail communs permettant d’aborder la thématique avec les résident·e·s, la participation à des formations continues ou des partenariats avec des associations de personnes LGBT. Quelles que soient les mesures choisies, l’essentiel est que l’ensemble de l’institution y participe et que la responsabilité soit portée par tous les échelons de la hiérarchie et par l’ensemble des collaboratrices et collaborateurs, arc-en-ciel ou non.
[1] Mellini, L. (2009). Entre normalisation et hétéronormativité : la construction de l’identité homosexuelle. Déviance et société, vol. 33. En ligne
[2] Hofstetter, M. & Guillet, R. (2017). Educatrices et éducateurs arc-en-ciel : entre coming-ins et coming-outs. Travail de bachelor dirigé par Marine Jordan. Haute Ecole de travail social Fribourg, 72 p. Disponible sur REISO en format pdf
[3] Dayer, C. (2005). De l’injure à la gay pride : Construction sociale de la connaissance et processus identitaire. Genève, Suisse : Les Cahiers de la Section des Sciences de l’Education. Voir aussi : Dayer, C. (2017). Le pouvoir de l’injure : guide de prévention des violences et des discriminations. La Tour d’Aigues, France : L’Aube
Autres ressources bibliographiques :
Canton de Vaud, Service de l’enseignement spécialisé et de l’appui à la formation. (2015). Diversité de genre et d’orientation sexuelle (DIGOS) : Mémento à l’usage des intervenant-e-s de l’école. En ligne
Chamberland, L. (2007). Gais et lesbiennes en milieu de travail : rapport synthèse de recherche. En ligne
Fondation Agnodice. (2017). Élèves transgenres : guide de bonnes pratiques lors d’une transition de genre dans un établissement scolaire et de formation. En ligne
Jaffé, P. ; Lévy, B. ; Moody, Z. & Zermatten, J. (2014). Le droit de l’enfant et de l’adolescent à son orientation sexuelle et à son identité de genre. Actes du 5e colloque printanier de l’Institut universitaire Kurt Bösch et de l’Institut international des Droits de l’Enfants. En ligne
[4] Guéguen, H. (2014). Reconnaissance et légitimité : Analyse du sentiment de légitimité professionnelle à l’aune de la théorie de la reconnaissance. Vie sociale, 2014/4. En ligne
[5] Häusermann, M. (2014). L’impact de l’hétérosexisme et de l’homophobie sur la santé et la qualité de vie des jeunes gays, lesbiennes et bisexuel-les en Suisse, in Jaffé (2014) op cit. En ligne
[6] Parini, L. (2015). « Etre LGBT au travail » : résultats d’une recherche en Suisse. En ligne
Bonjour,
Merci pour votre commentaire, qui met le doigt sur deux aspects importants de la thématique. Premièrement, il n’existe pas une seule réalité arc-en-ciel, mais plusieurs. Chaque personne sera confrontée à des discriminations différentes en fonction de son ou ses orientation(s) sexuelle(s) et de son ou ses identité(s) de genre. Ainsi, une femme lesbienne rencontrera des difficultés différentes qu’un homme bisexuel ou encore qu’une femme transgenre ou qu’une personne à l’identité de genre non binaire.
Deuxièmement, les attitudes négatives envers les personnes arc-en-ciel ne sont pas l’apanage des personnes non LGBT : il arrive que des personnes arc-en-ciel discriminent d’autres personnes arc-en-ciel. L’article que nous avons publié dans REISO devant être concis et s’adresser aussi à un public non initié, nous n’avons pas pu entrer dans les détails des différentes formes de discrimination, ni des spécificités de chaque groupe. Nous n’avons pas non plus évoqué les discriminations provenant de personnes elles-mêmes arc-en-ciel, car ce sujet n’est pas ressorti des entretiens que nous avons effectués dans le cadre de notre étude. Cependant, nous sommes d’accord avec vous : il s’agit d’un aspect important qui mériterait de faire l’objet de travaux de recherche.
Dans notre travail de bachelor, nous avons par contre développé amplement la question de la pluralité des identités arc-en-ciel, en soulignant la nécessité d’éviter de « mettre tout le monde dans le même panier ». Nous nous sommes notamment intéressé_e_s au fait que certaines personnes peuvent cumuler des facteurs de discrimination (comme les femmes lesbiennes, qui peuvent être discriminées en tant que femmes et en tant que lesbiennes) et au fait que certaines personnes sont discriminées de différentes manières au cours de leur vie, au fur et à mesure que leurs identités évoluent (comme les personnes trans*, qui peuvent être discriminées en tant que personnes homosexuelles/bisexuelles et/ou en tant que personnes trans, au fil de leur transition).
Notre angle d’approche n’a pas été de faire la liste exhaustive de toutes les identités arc-en-ciel, mais d’attirer l’attention de nos lectrices et lecteurs sur la diversité des identité arc-en-ciel, notamment en ayant recours aux concepts d’« hétérosexisme » et de « cissexisme », qui sont plus inclusifs que ceux d’« homophobie » et de « transphobie ». En outre, nous avons cherché pour notre étude des éducatrices et éducateurs qui se définissent comme « arc-en-ciel », et non comme « homosexuel_le_s » ou « transgenre ». Le choix de ce terme a permis à des personnes aux identités très diverses de participer. Plusieurs se sont déclaré_e_s « bisexuel_le_s » et les spécificités de leur témoignage ont été prises en compte et reflétées dans notre analyse. Nous vous invitons donc à consulter notre travail dans sa version longue pour trouver des réflexions sur les aspects qui vous intéressent. Vous pouvez télécharger l’entier de notre travail en format pdf.
Marita Hofstetter et Raphaël Guillet, Fribourg
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Comment citer cet article ?
Marita Hofstetter et Raphaël Guillet, «Educateur·trice·s arc-en-ciel: la vie en rose?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 17 mai 2018, https://www.reiso.org/document/3076
Merci pour cet article. Très intéressant. Seul bémol: ne pas mentionner une seule fois la bisexualité et la biphobie. Le "B" dans "LGBT" n'est pas là pour faire joli... et pourtant beaucoup l'oublie. Les bisexuel-le-s font face à de l'homophobie, certes, mais aussi à des discriminations et stéréotypes sur la bisexualité venant à la fois de certaines personnes hétérosexuelles ET de certaines personnes homosexuelles (d'où le terme de biphobie en plus, qui est donc tout aussi important de prendre en considération).