Lieux éducatifs : s'ouvrir en se refermant
Comment la conception spatiale des lieux éducatifs contribue-t-elle à façonner l'animation enfance et jeunesse en milieu ouvert ? Le principe d’ouverture va-t-il de pair avec des fermetures ? Réflexions à partir d'un projet de recherche récent.
Par Dominic Zimmermann, HES Lucerne ; Ulrike Hüllemann, HES Saint-Gall ; Bettina Brüschweiler, HES Saint-Gall ; Christian Reutlinger, HES Saint-Gall [1]
Dans le domaine de l'animation enfance et jeunesse en milieu ouvert, le concept d'ouverture est à la fois un principe fondamental, une posture professionnelle et un défi permanent. Au niveau conceptuel, il semble qu'il existe un consensus sur la signification de ce concept. Toutefois, dans la pratique, différents moyens sont utilisés afin de satisfaire cette exigence d'ouverture. Ils s’accompagnent régulièrement d'un aspect de fermeture correspondant.
Nous sommes un jeudi après-midi dans une ville suisse et un groupe de jeunes filles d'environ 13 ans entre avec hâte dans une maison de la place centrale. La porte qu'elles viennent de pousser est celle d'un centre de jeunesse et leur est ouverte durant tout l'après-midi. En les suivant à l'intérieur, on y découvre différentes offres destinées à plusieurs groupes d'âge : alors qu'une activité pour enfants vient de se terminer, l'accueil ouvert pour adolescents-es se déroule parallèlement à un soutien proposé à la recherche de places d'apprentissage, et bientôt déjà des sons de hip-hop s'évaderont du studio d'enregistrement.
Pendant ce temps, dans une autre ville de Suisse, une clique d'adolescents fume devant un ancien magasin reconverti en centre de jeunes. Certains ne s'arrêtent que le temps d'apercevoir à travers les vitrines qui est présent dans le centre. Mais un adolescent y entre et demande à une animatrice de vérifier les documents de sa postulation pour une place d'apprentissage, ce qu'ils vont faire ensemble dans un coin tranquille. Ailleurs dans le centre, il y a actuellement beaucoup de bruit, entre les adolescents-es qui rient et ceux qui, ayant improvisé une scène sur une table basse, chantent en karaoké et applaudissent avec enthousiasme.
Ces deux situations ont été recueillies dans le cadre du projet de recherche « Porta OKJA [2] – Pratiques de conception des lieux éducatifs » mené entre 2014 et 2017 par l'Institut de travail social (IFSA) de la Haute École spécialisée de Saint-Gall et financé par le Fonds national suisse (FNS). Cette recherche de type ethnographique a porté sur la dimension socio-pédagogique de l'animation jeunesse et a eu pour objectif de décrire et systématiser les activités professionnelles d'animation en adoptant une perspective d'analyse qui prend en compte les aspects spatiaux.
L'ouverture comme principe fondamental
Ces deux situations représentent l'idée d'ouverture dans la pratique d'animation jeunesse. Celle-ci est considérée comme une exigence centrale et un principe fondamental à tout système éducatif dit « ouvert ». Mais à quoi se réfère-t-on précisément par cette notion « d'ouverture » et comment une offre d'animation peut-elle être ou devenir ouverte ? Est-ce suffisant que la porte du lieu d'accueil soit ouverte à toutes et tous ? Ou est-ce que l'ouverture est davantage représentée par une démarche participative ou encore par la mise en pratique du principe de la non-contrainte (c'est-à-dire que toutes les activités proposées sont facultatives pour les jeunes) ?
Selon l’Association faîtière suisse pour l’animation jeunesse en milieu ouvert (AFAJ), « l’animation enfance et jeunesse en milieu ouvert est un système ouvert à tous les jeunes. Confessionnellement et politiquement neutre, elle se tient ouverte aux changements socioculturels, aux différentes situations des jeunes et à la diversité de leurs styles et conditions de vie » [3]. Pour l’AFAJ, cela implique que soit mise à la disposition des jeunes une offre vaste et différenciée d'animation, basée sur des méthodes diverses. En outre, « l’ouverture implique aussi la flexibilité et l’absence de contraintes bureaucratiques dans la mise à disposition de locaux ». En d'autres termes, l'ouverture dans l'animation jeunesse se caractérise par un contexte de participation volontaire ainsi que par une large accessibilité aux offres d'animation.
Toutefois, il importe de se demander comment une telle ouverture est réellement produite et vécue dans un certain contexte d'animation. La recherche s’est ainsi intéressée à la configuration intérieure des centres, clubs ou maisons d’animation jeunesse. En se focalisant sur l'intériorité et donc sur des espaces d'accueil fixes, la réflexion proposée dans cet article s'éloigne de la tendance actuelle, qui consiste à aborder la question de l'ouverture en privilégiant l'extériorité de l'animation itinérante ou hors murs.
Ouverture : offre multiple ou absence d'offre ?
La dimension d'ouverture ne va pas de soi, mais se doit d'être constamment produite et améliorée par la posture et les actions des professionnel·le·s de l'animation. Les stratégies employées afin de favoriser l'ouverture sont multiples, comme le montrent les deux scènes décrites ci-dessus.
Dans le centre de jeunesse du premier exemple, l'ouverture est créée en offrant un large éventail de services aux jeunes. Les animateur·trice·s sont ainsi en mesure de fournir des offres touchant un grand nombre de jeunes aux besoins multiples. Chaque offre proposée est déterminée par les caractéristiques spatiales et temporelles des activités qui y sont rattachées, ainsi que par le public visé. De cette manière, les offres sont clairement identifiables et reconnaissables par les jeunes. Il convient de remarquer que si les jeunes participent à l'organisation et la coordination des offres, celles-ci sont préalablement définies et élaborées par les professionnels-les. Puisque c'est la variété de l'offre qui assied ici la dimension d'ouverture du centre, la prolongation des horaires d’ouverture se révèle être tout à fait opportune.
En ce qui concerne l'organisation et l'ameublement intérieurs, cette approche de l'ouverture se caractérise par une conception spatiale claire et constituée de « stations » spécifiques et fonctionnelles sur lesquelles les animateur·trice·s ont une vue d'ensemble. On y trouve par exemple un coin salon aménagé avec des canapés et des tables basses dans lequel les jeunes peuvent échanger et jouer, un espace accueillant une table de ping-pong ainsi qu'une salle d'informatique.
La dimension d'ouverture du centre de jeunesse du deuxième exemple est quant à elle créée par l'absence actuelle de toute offre spécifique. En effet, ce lieu se caractérise davantage par un mélange hétéroclite de possibilités, de sujets et d'objets. Il offre notamment aux jeunes une scène, équipée de nombreux accessoires, les invitant à la création personnelle ou collective, au gré des envies, des humeurs et de la constellation du groupe. Ici, l'aménagement du lieu est délibérément ambiguë et les animateur·trice·s se comprennent moins comme des concepteurs d'offres que comme des observateurs. Ils laissent les situations se développer, même lorsque celles-ci deviennent compliquées, confuses ou provocantes. Pour entrer en relation, ils se basent sur les thèmes apportés par les jeunes afin de construire une discussion. Le résultat des activités et des discussions est ouvert ; alors qu'elles aboutissent parfois à des consultations et/ou à l'élaboration d'offres participatives, elles peuvent aussi mener au développement d'une idée, qui sera ensuite suivie ou abandonnée. Les professionnel·le·s se situent donc en retrait, bien qu'ils assurent une certaine continuité dans les activités.
Quelles possibilités d’appropriation du lieu ?
Ces deux lieux d'animation jeunesse sont donc ouverts chacun à sa manière et la question n’est pas de privilégier un mode d'animation sur l'autre. Il semble toutefois pertinent de relever que la dimension d'ouverture s'accompagne dans tous les cas par une certaine dimension de fermeture. Dans le centre de jeunesse de la première scène, l'ouverture est créée par la diversité de l'offre, et cette diversité est rendue possible par une détermination préalable à l'activité d'animation, ce qui permet l'élaboration de multiples liens thématiques directs. Cependant, cela signifie que l'espace ouvert au libre déploiement des intérêts des jeunes est potentiellement restreint et qu'ils n'ont que peu de marge de manœuvre pour négocier la forme et le but des activités.
Le potentiel du centre de jeunes du deuxième exemple semble quant à lui résider justement dans son ouverture aux processus d'expérimentation et donc de construction active des intérêts des jeunes présents. Grâce à des directives et des interventions minimales de la part des animateur·trice·, ainsi qu'à une organisation spatiale ambiguë, les jeunes sont incités à créer et à négocier constamment les situations et l'aménagement du lieu. Toutefois, cet aspect peut avoir un effet d'exclusion pour des jeunes qui ressentent ces négociations et ces mises à contribution constantes comme excessives.
La comparaison de ces deux exemples permet de montrer qu'il est difficile de s'ouvrir simultanément à tous les jeunes et à toutes leurs demandes spécifiques.
En fonction de la manière dont l'ouverture est produite, et donc des aspects qui se retrouvent conséquemment fermés, les jeunes ont différentes possibilités d'appropriation du lieu. Alors que dans le centre de jeunesse du premier exemple, les animateur·trice·s aident les adolescent·e·s à s'adapter à un monde pré-existant, la co-création du monde est au premier plan dans le centre de jeunes du deuxième exemple. Il semble ainsi que la façon de créer de l'ouverture ainsi que la nature des possibilités d'appropriation de la part des jeunes qui en résulte soient liées à des conceptions différentes du rôle du ou de la professionnel·le et de la pratique de l'activité d'animation jeunesse, mais parfois aussi à la spécificité du mandat en question.
Réfléchir aux fermetures appropriées
Différents impératifs pratiques et avantages sont également associés à ces diverses approches de l’ouverture. Si la création d'une ouverture par une large gamme d'offres différentes s'accompagne du défi de développer et présenter diverses offres pertinentes, créer une ouverture en ne proposant aucune activité déterminée à l'avance oblige les animateur·trice·s à supporter qu'à certains moments rien ne se passe, alors qu'à d'autres moments il se passe au contraire trop de choses, ce qui rend la situation parfois incontrôlable.
Se souvenir que chaque type d'ouverture s'accompagne d'une fermeture correspondante peut toutefois, et ce dans les deux cas, aider les animateur·trice·s à se décharger de l'idée qu'ils sont responsables simultanément de tout et de chacun·e. Il semble donc utile de réfléchir non seulement au type d'ouverture qui est produite dans un contexte spécifique, mais également aux domaines où les fermetures appropriées peuvent ou doivent avoir lieu. De quels thèmes, lieux ou situations peut-on se permettre de ne plus être responsables lorsqu'on propose une offre particulière ? Une telle réflexion ne permet pas seulement de rendre plus clairement identifiables les possibilités d'appropriation des jeunes ainsi que ses obstacles, mais elle a également le potentiel d'aider les animateur·trice·s jeunesse à mieux se positionner par rapport à leurs mandataires.
[1] Dominic Zimmermann, Master en Sciences Sociales, Haute Ecole Spécialisée (HES) Lucerne - Travail Social
Ulrike Hüllemann, Diplômée en pédagogie / sciences de l'éducation, HES Saint-Gall, Institut de Travail Social
Bettina Brüschweiler, MSC Travail Social, HES Saint-Gall, Institut de Travail Social
Christian Reutlinger, Prof. Dr., responsable de l'Institut de Travail Social, HES Saint-Gall
[2] L’acronyme « Porta OKJA » se réfère à «Praktiken pädagogischer Ortsgestaltung in der Offenen Kinder- und Jugendarbeit (OKJA)», Pratiques de conceptions des lieux éducatifs dans l'animation enfance et jeunesse en milieu ouvert (AEJMO). Voir aussi cette page du site du FNS.
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Dominic Zimmermann, Ulrike Hüllemann, Bettina Brüschweiler, Christian Reutlinger, «Lieux éducatifs : s'ouvrir en se refermant», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 25 février 2019, https://www.reiso.org/document/4111