L’atout associatif pour une meilleure santé mentale
Les personnes souffrant de troubles psychiques, les proches et les professionnels se sont réunis pour réfléchir ensemble. Ils ont cerné les savoirs collectifs partagés et les priorités de l’action associative.
Par Barbara Zbinden, professeure à la Haute Ecole de travail social et de la santé · EESP · Lausanne, et Florence Nater, directrice de la Coordination romande des Associations d’action pour la santé psychique, Sion
Le XXe siècle a été marqué par de profonds changements dans les domaines de la santé mentale et de la psychiatrie. Ce paysage en mutation a vu de nouveaux partenaires se positionner comme des acteurs à part entière : les patients eux-mêmes, jusque-là considérés bien plus comme des objets que des sujets, les travailleurs sociaux, les spécialistes de la prévention et de la promotion de la santé, etc.
En Suisse romande, des associations jouent, depuis plus de 20 ans, un rôle actif dans ce mouvement de transformation. Reconnaissant une valeur équivalente à chaque expérience et associant le savoir des personnes souffrant de troubles psychiques, des proches et des professionnels du travail social, elles sont allées frapper aux portes des hôpitaux pour que les droits des patients soient mieux respectés. Elles se sont organisées afin d’ouvrir des espaces d’accueil, de liens sociaux et de soutien pour les personnes souffrant de troubles psychiques et les proches. Elles ont mobilisé ces savoirs croisés pour construire des projets individuels et collectifs dans le but de faire évoluer la vision sociale de la santé mentale.
Réunies depuis 1999 au sein d’une organisation faîtière, la Coordination romande des associations d’action pour la santé psychique (Coraasp), ces associations sont aujourd’hui identifiées comme des partenaires de l’intervention sociale en santé mentale. Pourtant les contours de leur activité restent parfois encore méconnus du public, des politiques et des autres acteurs du domaine, en particulier au niveau médical.
Constatant que les savoirs et expériences accumulés au cours des années reposent avant tout sur des données empiriques peu verbalisées et formalisées, les organisations ont décidé de prendre le temps de la réflexion et de l’analyse. C’est pourquoi, fin 2013, la Haute École de travail social et de la santé · EESP a été mandatée pour mener une recherche, formellement appelée « Modélisation de l’action sociale en santé mentale propre aux organisations membres de la Coraasp ».
Une recherche-action pour reconnaître le savoir associatif
Pour mener cette recherche en cohérence avec sa philosophie, la Coraasp a créé une structure destinée à garantir une participation représentative de ses membres : personnes souffrant de troubles psychiques, proches et professionnels de l’intervention psychosociale. Des organes propres à ce processus (comité de pilotage, assemblée plénière, focus-groupes) ont été mis en place en plus des instances ordinaires de l’association (comité, assemblée générale).
En tant que partenaires de la recherche, les professionnels de l’EESP n’ont pas joué un rôle d’experts. Ils ont privilégié des postures de facilitateurs et de fournisseurs d’outils méthodologiques. Cette approche de type recherche-action a visé la mutualisation des expertises des uns et des autres, ainsi que la co-production de connaissances. Acteurs et pas uniquement objets de recherche, les membres ont été invités à interroger eux-mêmes des savoirs parfois enfouis dans leurs pratiques quotidiennes. Leur assemblée plénière a sanctionné les questions et les hypothèses de recherche. Elle a également commenté et validé l’analyse des résultats. Son comité de pilotage a supervisé la collecte de données, ainsi que la conception, la mise en place et le déroulement des divers entretiens de groupes. L’animation de six focus-groupes a été confiée à des binômes constitués pour chacun d’un professionnel de l’EESP et d’un représentant d’une association. Selon la composition du groupe, le modérateur associatif était soit une personne souffrant de troubles psychiques, soit un proche, soit un travailleur social.
La recherche a cherché en priorité à clarifier le sens et le rôle des associations en tant que membres d’une faîtière romande et acteurs dans le champ de la santé mentale, pour ensuite mieux communiquer en externe son positionnement. Les paroles de personnes souffrant de troubles psychiques, de proches et de professionnels, recueillies lors des focus-groupes et des assemblées plénières, ont fait émerger les points de vue sur le fonctionnement et l’utilité des associations, en particulier en ce qui concerne l’accueil, la communication et les processus de prise de décision. L’analyse de leurs pratiques a ouvert de nouvelles réflexions sur la manière de rendre plus visibles leurs prestations d’entraide et d’aide réciproque implantées dans tous les cantons francophones. Leurs réflexions ont questionné des concepts comme le pouvoir d’agir, le rétablissement et l’action communautaire et les ont mis en dialogue avec des études scientifiques ciblées sur ces mêmes thématiques.
Les savoirs partagés et les valeurs collectives
Le rapport final est la mise en lumière et le croisement d’un ensemble de discours sur les valeurs, les représentations et les pratiques. Il ne prétend pas à l’objectivité. Il se fait l’écho de l’émergence de plusieurs prises de conscience. Des relevés plus systématiques d’observations et de faits sur les sites des associations diminueraient les risques de généralisation. D’éventuelles recherches futures pourraient y remédier. Les commentaires de cette étude sur la contribution spécifique de la faîtière dans le domaine de la santé mentale se fondent sur des récurrences de propos dans les focus-groupes et sur des apports de la littérature scientifique.
Les témoignages des différents acteurs associatifs se recoupent quant à la singularité des parcours de rétablissement. Ils s’accordent aussi sur l’importance des facteurs environnementaux, et en particulier sur les principes démocratiques qui régissent la vie associative. Leurs expériences des maladies psychiques les confrontent à l’impact des mécanismes d’exclusion et de stigmatisation. Leur volonté de placer sur un pied d’égalité et de partenariat les personnes malades, les proches et les professionnels est mentionnée comme un puissant tremplin dans le processus de rétablissement. Les dangers de l’isolement sont réduits par la qualité d’écoute des membres, leur présence bienveillante et la possibilité pour chaque nouvel adhérent d’y exercer un rôle et une fonction valorisante, aussi simple parfois que la responsabilité et la gestion des pauses café au sein d’un atelier.
La restauration des principes démocratiques transforme des sentiments de honte et de culpabilité en citoyenneté. Le rétablissement est également favorisé par la possibilité de se mettre en lien, simultanément ou à des périodes différentes, avec des structures organisationnelles souples et variées. La diversité des associations et de leurs prestations permet aux individus de se déplacer dans un dispositif offrant plusieurs types d’entrées et d’itinéraires. L’ouverture permanente à des voies plurielles d’explorations des relations humaines se veut le reflet d’une vision dynamique de la santé. Les troubles psychiques ne sont pas considérés comme des états immuables et figés, mais comme des mouvements à l’intérieur d’un continuum qui permet à chaque être humain d’éprouver ses capacités à « vivre et à souffrir dans un environnement donné et transformable, sans destructivité, mais non pas sans révolte » [1], par exemple en cherchant un équilibre entre donner et recevoir.
Les chances accrues du rétablissement
Dans la perspective des assurances sociales, le rétablissement est souvent devenu synonyme de capacité de gain économique. Dans le contexte socioéconomique actuel, les actes de soin et d’accompagnement se conjuguent eux aussi avec des logiques de rationalité et d’efficacité. C’est pourquoi, les associations s’adressent en priorité à un nombre élevé, mais actuellement très mal recensé, de personnes atteintes de troubles psychiques et qui ont un faible niveau de formation et/ou une très longue absence du premier marché de l’emploi et pour lesquelles l’accès aux meilleurs dispositifs de réinsertion, comme l’emploi et la formation accompagnés, reste très restreint [2]. Les associations se battent pour préserver des lieux où le temps nécessaire à la restauration de la confiance en soi n’est pas subordonné à des résultats quantifiables en terme de productivité financière uniquement. Retisser des liens et restaurer la solidarité naturelle au sein même des villes et des villages y est vu comme plus important que « réadapter » des personnes.
Des valeurs comme l’entraide, la solidarité et l’esprit d’ouverture constituent un socle de base commun à l’ensemble des membres. La coordination romande est pensée comme « le porte-parole des associations de personnes concernées et de proches » et comme le défenseur de leurs droits. Elle est voulue comme « une plateforme inter-reliant les trois différents groupes d’acteurs » avec l’ensemble des parties prenantes sur les questions psychosociales en santé mentale (institutions/services de santé et d’aide sociale). Cette plateforme sert également d’« incubateur d’idées nouvelles » [3]. Ses membres sollicitent sa créativité pour inventer des modèles d’appartenance et de participation sociales autres que « le travail à plein temps ».
Les pistes pour partager le pouvoir
Convaincues par la nécessité de pérenniser l’existence d’espaces de solidarités naturelles et qui échappent aux contraintes administratives et économiques actuelles, la faîtière et ses membres entendent agir davantage au cœur des cités avec les familles, la police, l’école et les entreprises et tous les collectifs intéressés à promouvoir une meilleure santé mentale pour tous. Cette démarche implique d’interroger plus largement les croisements et la distribution des pouvoirs, la répartition des territoires, des ressources et des savoirs au sein de l’ensemble de la société. Cela nécessite aussi de différencier la maladie de l’identité de la personne en souffrance. Et de s’investir dans un questionnement sur le sens et la place de la maladie au niveau d’une existence individuelle et collective.
Dans cette perspective, chaque acteur de la recherche-action s’est impliqué dans un processus à la fois individuel et collectif et a contribué à alimenter un savoir collectif. Ce savoir va continuer à se construire puisque, loin de considérer le rapport de l’EESP comme un point final, la Coraasp va poursuivre la démarche. Elle entend confronter et amender les résultats de cette étude avec l’ensemble de ses membres dans le but de consolider les lignes de force de cette action associative au service de la santé mentale.
[1] Jean Furtos, Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale, Mental’idées n°11 - 09/2007 - L.B.F.S.M.
[2] Glover, H. (2012). Un nouveau paradigme se fait-il jour ? In T. Greacen & E. Jouet (Eds.), Pour des usagers de la psychiatrie acteurs de leur propre vie : rétablissement, inclusion sociale, empowerment (pp. 33-59). Toulouse : Editions érès.
[3] Rapport de recherche EESP « Accompagnement d’une démarche de modélisation de l’action sociale en santé mentale propre aux organisations membres de la CORAASP », en format pdf