Revaloriser les soins infirmiers : une urgence
Le financement hospitalier par forfait (Swiss DRG) n’a pas mesuré l’importance des soins infirmiers qui évitent pourtant de coûteuses ré-hospitalisations. Comment calculer le prix des soins si l’on ne reconnaît pas leur valeur ?
Par Elsbeth Wandeler, secrétaire générale de l’Association suisse des infirmières et infirmiers, Berne
Le lancement du système de forfaits par cas Swiss DRG suscite à la fois curiosité et scepticisme. La réglementation en vigueur depuis le début de cette année pour le remboursement des prestations stationnaires des hôpitaux ne peut de toute évidence pas être considérée de manière isolée. Elle est étroitement liée à l’économicisation et à l’évolution des coûts du système de santé, ainsi qu’aux décisions politiques concernant la manière de financer ce système toujours plus onéreux. En définitive, ce sont les réalités et décisions politiques qui influencent durablement l’avenir de la profession infirmière et des soins en tant que prestations [1].
La Suisse est, après les Etats-Unis, le pays dans lequel le système de santé est le plus cher et le secteur de la santé croît plus vite que le reste de l’économie [2]. Cette évolution nous inquiète tous en tant que payeurs de primes. Tout le monde est d’accord : il faut économiser, n’importe où, mais surtout pas là où cela nous touche personnellement. Les intérêts économiques se neutralisent mutuellement, ce qui a pour conséquence que la révision de la loi sur l’assurance maladie est politiquement bloquée sur de nombreux points depuis des années.
Penser le financement autrement
Avant d’en venir à la question du financement proprement dite, je voudrais interroger de manière critique le réflexe d’économie du système de santé et montrer les opportunités que nous laissons passer si nous plaçons la discussion autour des réformes du système de santé sous l’injonction de « réduire les coûts ». Car le problème ne réside pas dans les coûts, mais dans le financement. La Suisse, un des pays les plus riches du monde, peut-elle encore s’offrir le luxe auquel elle s’est habituée, ou le prix est-il dorénavant trop élevé ? Comment garantir un financement socialement acceptable de notre système de santé, si cher, mais de qualité ?
Un constat est unanimement partagé : de plus en plus de gens ressentent l’augmentation de ces coûts de manière directe et douloureuse. Dans aucun autre pays, à l’exception des Etats-Unis, la participation privée au financement du système de santé n’est aussi élevée et celle de l’Etat aussi basse qu’en Suisse. Les citoyens suisses ont pourtant opté en 1996 pour un financement solidaire de l’assurance de base, ce qui signifie que les 18 milliards de francs [3] versés pour les prestations relevant de l’assurance maladie obligatoire doivent être payés par tous, par le biais des primes.
« Sectoriser » conduit à de fausses incitations
Le fond du problème réside dans le fait que des solutions de financement séparées ont été recherchées et décidées pour chaque secteur – soins aigus, soins à domicile, réhabilitation et soins de longue durée. Ce système ne contribue pas à économiser, mais consiste avant tout à déplacer les coûts. De plus, il crée de fausses incitations concernant la prise en charge des patients.
Ceci ressort très clairement du nouveau système de financement des soins décidé en 2008. Les prestations de soins à domicile ne sont plus entièrement prises en charge par l’assurance maladie obligatoire (assurance de base), mais sont partiellement à la charge des patients. De plus, cantons et communes participent au financement des coûts restants. Cette répartition conduit à une péjoration de la situation pour les soins à domicile. Dans les EMS en revanche, les effets sont plutôt positifs, puisque la participation du patient est clairement réglée et le montant de celle-ci limité.
Introduire plus de marché, mais combien ?
Le nouveau financement hospitalier qui vient d’entrer en vigueur ne comporte pas que des aspects négatifs : en plus du système de remboursement au moyen des forfaits par cas, le projet apporte d’autres innovations importantes, telles que le traitement identique des hôpitaux privés et publics, un financement au-delà des frontières cantonales ainsi que la transparence des coûts au moyen du benchmarking. Mais l’objectif premier des économistes et des politiciens était de freiner l’évolution des coûts en créant davantage de marché dans le système de santé. Les DRG sont ainsi les moyens qui servent une fin. La question qui demeure est de savoir de combien de marché le système de santé a besoin et comment les soins infirmiers se positionnent par rapport à cette orientation entièrement basée sur l’économie de marché.
Le potentiel d’économies du système de forfaits par cas réside dans la réduction de la durée de séjour dans les hôpitaux. Le but déclaré est de renvoyer plus rapidement les patients chez eux, même dans des situations complexes, afin de faire de la place pour le cas suivant et de maintenir les coûts effectifs le plus bas possible. Mais le patient sait-il comment gérer sa stomie à la maison ? Qui va l’aider lorsqu’une plaie s’installe ? Que fera-t-il si des crampes d’estomac surviennent pendant la nuit ?
Il faut rappeler qu’on ne peut pas renvoyer le patient chez lui sur la base d’une simple évaluation médicale. Cette décision doit également être portée par l’évaluation de la situation du point de vue des soins. La planification de la sortie commence au moment de l’admission et les infirmières ont besoin d’une marge de manœuvre plus importante pour ce qui est de l’évaluation de la situation avant la sortie de l’hôpital.
Il s’agit également d’assumer les soins infirmiers à domicile, à l’EMS ou dans les structures de jour ou de nuit après l’intervention. Les personnes âgées surtout ont besoin, pour guérir ou pour vivre de manière autonome avec leur maladie et les limites qu’elle implique, de prestations de soins qui ne doivent pas nécessairement être fournies à l’hôpital.
Mesurer les conséquences pour les soins infirmiers
Le succès du nouveau financement des soins dépend de l’investissement que l’on fera dans la pratique des soins et dans la valorisation des soins infirmiers en tant que prestation du système de santé. Pour pouvoir diminuer la durée de séjour à l’hôpital, il faut une prise en charge médicale optimale, mais surtout du personnel soignant hautement qualifié qui veille à ce qu’il n’y ait pas de complications et que la guérison soit rapide. Il est par conséquent indéniable que les exigences à l’égard du personnel infirmier vont croître et que la charge de travail va s’intensifier.
La population soignée va se modifier, nous soignerons davantage de patients en situation aiguë, qui devront rentrer chez eux plus tôt. Autre risque pour le personnel soignant : le fait qu’on lui demandera davantage de flexibilité quant au lieu et au moment de l’intervention ; la dotation en personnel est en effet déterminée par l’occupation des lits, puisque seuls les lits occupés rapportent de l’argent. Le travail sur appel risque d’augmenter.
Voir ce changement comme une opportunité
Une chose est sûre : il ne sert à rien de se lamenter. Il s’agit plutôt de devenir actifs sur deux plans : d’une part, nous devons influencer la conception même des DRG, comme le vise le projet commun de l’Association suisse des infirmières (ASI) et de l’Association suisse des directrices et directeurs des services infirmiers (ASDSI) [4]. Et il faut absolument s’assurer que le secteur des soins dispose de suffisamment d’argent pour que l’on puisse engager le personnel nécessaire. Ce ne sont pas nos actes seulement qui sont déterminants. Il importe de les documenter, car seul ce qui est documenté peut être codé et sera visible en tant que prestation infirmière [5].
Utilisons ces changements comme une opportunité pour la pratique des soins. Montrons quelles sont les offres nécessaires pour réagir de manière appropriée aux nouvelles exigences posées en matière de prise en charge des patients. Avec l’initiative parlementaire Joder, qui demande la reconnaissance de la responsabilité infirmière, nous revendiquons les conditions-cadre légales dont nous avons besoin pour positionner les soins infirmiers en tant que domaine indépendant des soins de santé – une condition qui renforcera notre autonomie. La collaboration entre soins aigus et soins de longue durée prendra de l’importance et les infirmières devront assumer ici une fonction centrale d’intermédiaire, afin que la prise en charge des patients soit assurée de manière professionnelle dans tous les secteurs.
Mesurer l’utilité d’une prestation
Un système de financement, quel qu’il soit, est neutre. Ce qui importe, c’est le but visé par le mode de financement. En effet, il y a une différence entre un système qui vise à réaliser des économies sans tenir compte des conséquences et un système qui recherche la transparence des coûts, une répartition équitable des moyens et la promotion de la qualité.
Les lois de l’économie de marché ne vont pas vraiment nous conduire à un système de santé social, sûr et abordable. La question de savoir combien de prestations nous voulons ou pouvons obtenir et combien nous sommes prêts à les payer ne dépend pas des conditions-cadre financières, mais plutôt de l’état de santé global de chacun. Et il est évident que la décision de consommer les biens que propose le marché ne dépend pas de nos envies mais bel et bien de facteurs tels que la maladie, la douleur, la peur de mourir ou la perte d’autonomie – toutes choses que nous ne sommes pas en mesure d’influencer directement. Nous n’avons pas le droit de réduire la discussion autour du système de santé au coût d’une prestation, nous devons au contraire montrer à chaque fois l’utilité d’une prestation pour le patient et pour la société. Dans le domaine des DRG, cela signifie par exemple que les soins infirmiers permettent d’éviter de coûteuses ré-hospitalisations si la prise en charge à domicile ou en EMS est assurée de manière professionnelle et que son financement est garanti.
Calculer la valeur autant que le prix
Mon souhait est que la Suisse trouve un système de financement des soins qui ne se contente pas de considérer les patients comme des facteurs de coûts que l’on promène d’un secteur à un autre. Les politiciens et économistes de la santé ne devraient pas connaître uniquement le prix des soins, mais aussi leur valeur. Ou, comme l’a si bien formulé Oscar Wilde : « Certains connaissent le prix de chaque chose mais la valeur d’aucune. »
[1] Ce texte a été adapté pour REISO sur la base de l’article « Pour que le forfait ne déclare pas forfait », paru dans la revue « Soins infirmiers », N°1/2012, de l’Association suisse des infirmières et infirmiers. Site internet.
[2] Gerhard Kocher, Willy Oggier, Le système de santé suisse 2010 – 2012, p.158, tableau 3
[3] Système de santé suisse, Interpharma, 29ème édition, 2010.
[4] Sur mandat de l’ASI et de l’ASDSI, le Centre de recherche infirmière clinique de l’Hôpital universitaire de Zurich a dressé un ensemble de 14 indicateurs de soins significatifs. Ils mettent en évidence l’hétérogénéité des prestations de soins au sein des DRG et décrivent de manière plus précise l’état de santé d’un patient en fonction des soins requis.
[5] Une étude concernant les conséquences du nouveau système pour les patients et les fournisseurs de prestations est absolument nécessaire. Pour l’instant, une recherche menée par la FMH met l’accent sur le secteur médical. Une autre recherche s’attache à analyser l’influence des DRG dans les hôpitaux de soins aigus en Suisse. Mais il manque toujours une étude sur les conséquences des Swiss DRG dans les secteurs des soins à domicile et des EMS.