Dépendances et réinsertion socioprofessionnelle
La réinsertion socioprofessionnelle des publics précaires est encouragée en Suisse. Qu’en est-il des personnes dépendantes et de quelles ressources disposent-elles dans ce long processus de retour à l’emploi ?
Par Marie Cochand et Mikael Ndondo, travail de Bachelor, Haute école fribourgeoise de travail social
La réinsertion sociale passe aujourd’hui par la réinsertion professionnelle, d’où la fréquence de l’adjectif « socioprofessionnel » dans notre société. Les personnes adultes dépendantes, entre autres à l’héroïne ou à la cocaïne, ont leur propre définition et leur propre représentation du monde du « travail ». Dans ce contexte, quelles sont les motivations de ce public à retrouver un emploi ? Quels sont ou qui sont les éventuels appuis à disposition dans ce processus de réinsertion socioprofessionnelle ?
Notre étude a porté sur six personnes qui fréquentent une institution du canton de Neuchâtel de manière résidentielle ou ambulatoire et dont les âges se situent entre 25 et 50 ans [1]. En fait, si de nombreux écrits analysent le sens d’une réinsertion du point de vue des professionnels, les autres « visions » du monde sont plus rares. Notre étude a voulu mieux cerner les représentations, les a priori et les moteurs du point de vue des personnes dépendantes elles-mêmes. Des entretiens semi-directifs ont permis aux répondants de faire part de leur vécu avec leurs mots et selon leurs ressentis.
Les représentations du monde
D’emblée, un de nos répondants a déclaré : « Avoir un travail, c’est l’occasion de ne pas se sentir toxicomane. De ne pas sentir un regard discriminant. » En effet, selon les participants à notre recherche, être actif professionnellement est très important car cela permet une vie sociale et une véritable intégration dans la société. Parallèlement, travailler signifie regagner en fierté et retrouver un rythme de vie. Dans le discours des répondants, il semble que se réinsérer socioprofessionnellement est un objectif nécessaire et primordial. Néanmoins, ils sont confrontés à plusieurs freins dans ce long processus.
La notion d’« employabilité », par exemple, entre régulièrement en débat dans leur parcours. Les personnes dépendantes doivent-elles être honnêtes sur leur (ex-)consommation ? Les réponses à cette question ne sont pas unanimes. Si certains préfèrent jouer la carte de la sincérité afin d’être transparents dès le départ, d’autres craignent un non-engagement s’ils parlent de leur connaissance du monde des drogues.
Le sujet dépendant est tenu ou se tient lui-même à l’écart de la société [2]. La stigmatisation fait partie de la problématique des personnes dépendantes, les répondants à l’étude l’ont confirmé. Extrait : « Même si on ne ressemble pas à un toxicomane, on a toujours l’impression que les gens nous regardent de travers. » Pour les interviewés, se réinsérer socioprofessionnellement signifie retrouver une place socialement valorisée et ainsi, implicitement, oublier une étiquette stigmatisante qui leur est attribuée et qu’eux-mêmes s’attribuent souvent.
Afin de braver les barrières auxquelles les sujets dépendants sont confrontés, il est nécessaire pour eux de puiser dans leurs ressources, qu’elles soient matérielles, sociales ou personnelles. Côté matériel, ils mentionnent un soutien financier qui apporte de l’aide dans le processus de réinsertion, un appartement qui permet de s’évader mais qui fragilise le lien à la consommation, les prestations des institutions sociales (journaux et ordinateur pour avoir des supports écrits ou informatiques afin de se documenter, de s’informer et/ou de rechercher un emploi).
Les ressources sociales représentent un soutien non-négligeable. La famille et l’entourage proche sont une « bouffée d’air frais », d’autant qu’il a été observé que la plupart des sujets dépendants renouent le contact avec leurs proches seulement lorsqu’ils choisissent de sortir du schéma de l’addiction. Quant aux professionnels du travail social, ils sont régulièrement cités comme des ressources majeures dans le processus de réinsertion socioprofessionnelle. Sur le plan personnel, il est à noter que la plupart des participants à l’étude bénéficient d’un titre ou d’un diplôme. Pourtant, tous souhaitent changer d’orientation professionnelle, afin de « recommencer sur de nouvelles bases ». Les interviewés ont su s’attribuer des qualités et des défauts, des facilités et des difficultés et, sur cet aspect, disposent donc de ressources pour être à l’aise dans un entretien d’embauche par exemple.
Se sentir comme tout le monde
L’importance de l’aspect identitaire dans une réinsertion socioprofessionnelle a été frappante. Plusieurs expressions comme « rentrer dans le moule », « je paie mes impôts, j’existe », « se fondre dans la masse », « dans ma situation, j’ai honte », « on ne peut pas mélanger les cas sociaux avec le reste de la société », soulignent la place que prend l’identité dans les démarches de réinsertion des sujets dépendants. Pour la majorité de nos répondants, le retour à l’emploi apparaît comme un moyen, un outil donnant accès à une identité qu’ils considèrent comme « normale ».
Sur cet aspect, Bajoit [3] explique qu’il existe l’identité assignée, l’identité engagée et l’identité désirée. L’identité assignée reflète ce que la personne imagine que les autres attendent d’elle, afin de se sentir reconnue. À l’heure où des mots tels que « insertion », « intégration » ou « réinsertion » sont d’actualité, les attentes sociétales sont clairement énoncées vis-à-vis des publics concernés par la question de la dépendance. L’identité engagée se base, elle, sur les faits, les comportements ou les relations de chaque personne. Il en va donc de la définition qu’elle a d’elle-même, à un niveau subjectif, à ses actions concrètes comme la fréquentation d’une structure accueillant des personnes dépendantes. Quant à l’identité désirée, elle correspond aux attentes que la personne a vis-à-vis d’elle-même. Il s’agit de projet, d’ambition et de l’image de soi qu’elle désire avoir. Notre étude a mis en évidence les diverses tensions et les difficiles enjeux qui brouillent ces sphères identitaires.
Cette recherche a posé un regard différent sur un public dépendant qui souhaite retrouver une place valorisée dans la société, mais qui se trouve confronté à différents obstacles, comme la peur de compromettre une partie de son identité, la peur du jugement face à des traits liés à son addiction ou encore la crainte de recommencer à consommer. A noter que les six participants ont affirmé que, pour eux, travail et consommation ne sont pas conciliables.
Les professionnels qui accompagnent des personnes concernées par la problématique de la dépendance constatent également combien l’attraction d’une identité socialement valorisée ou acceptée est importante pour des personnes souhaitant se réinsérer socioprofessionnellement. Des outils peuvent alors être élaborés sur la base de cette profonde motivation de se sentir « comme tout le monde ».
[1] COCHAND, M., NDONDO, M., Face à une perspective de réinsertion socioprofessionnelle : quelles ressources pour des sujets dépendants ?, travail de Bachelor, Haute École fribourgeoise de travail social, Givisiez, 2013.
[2] NOËL, L., et al., « Processus de marginalisation et risque pour le VIH chez les utilisateurs de drogues par injection », in Psychotropes 2, vol. 3, Québec, 2002, p.7 à 27.
[3] BAJOIT, G., « Le changement social. Approche sociologique des sociétés occidentales contemporaines », Paris, Armand Collin, 2003, in : ROY, J., Quête identitaire et réussite scolaire, Québec, Presse de l’Université de Québec, 2011, p.4