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La prévention auprès des travailleuses du sexe

Lundi 03.09.2018
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Une recherche a été menée auprès des intervenantes sociales de l’association Fleur de Pavé. Comment se mettent-elles d’accord sur leurs pratiques de réduction des risques ? Quels obstacles principaux rencontrent-elles?

Par Jenny Ros, chargée de recherche, Laboratoire de recherche santé – social, Haute école de travail social et de la santé · EESP · Lausanne (HES-SO)

Active depuis plus de vingt ans dans le canton de Vaud, l’association Fleur de Pavé [1] a pour mission de soutenir et d’accompagner des travailleuses et travailleurs du sexe (TdS), principalement dans les salons de massage érotique du canton et dans les rues où s’exerce la prostitution à Lausanne. Elle fournit des conseils juridiques, administratifs et sanitaires visant notamment à réduire les risques liés à la transmission d’infections sexuellement transmissibles (IST). Son intervention se décline en trois axes principaux: un accueil du lundi au vendredi au bureau de l’association ; des visites dans les salons de massage érotiques ; une permanence les soirs de semaine dans un bus itinérant.

Ce texte présente la synthèse d’une recherche exploratoire menée auprès et avec les intervenantes sociales [2] de l’association. Elle a pour but d’apporter une réflexion sur les pratiques de prévention à l’œuvre dans le travail social de type bas seuil.

La réflexion guidant ce travail s’ancre dans une psychologie socioculturelle (Bruner, 2000 ; Clot, 2010 ; Vygotski, 1934/1997). Cette approche considère le travail de prévention comme une activité complexe qui ne se résume pas à l’application mécanique de protocoles : elle prend place dans un système d’interactions entre intervenantes sociales ainsi qu’entre intervenantes sociales et bénéficiaires. Ce système d’interactions est lui-même à situer dans un contexte social et politique plus large.

Une immersion de cinq mois (d’août à décembre 2016) a permis de constituer un recueil d’exemples d’activités réalisées par l’équipe. Ces exemples, mis en forme par écrit, ont été discutés avec des intervenantes sociales dans le but de saisir leur point de vue sur les activités réalisées et de mobiliser leur réflexion concernant les obstacles rencontrés.

La création d’un espace propice à la prévention

La prévention telle que définie par l’association Fleur de Pavé est composée de trois principaux piliers : la santé mentale et physique (prévenir les IST ou les grossesses non désirées par exemple), la sécurité et les risques du métier (réaction en cas de violence ou d’agression) et les questions administratives quotidiennes (obtenir un permis de séjour, un appartement, souscrire une assurance maladie). Ces trois piliers dépendent les uns des autres, et les intervenantes sociales doivent créer un accueil permettant de saisir les besoins et priorités des TdS. En effet, rien ne sert de parler des risques liés aux infections sexuelles à une femme dont l’urgence est de trouver un appartement ou de régler des problèmes de dette. Il s’agit aussi de trouver un bon équilibre entre engager des discussions sans être trop insistante, aller à la rencontre de l’autre, mais savoir aussi la laisser venir, identifier le bon moment pour aborder certains sujets et repérer les besoins d’information et de soutien de chacune.

Réaliser un travail de prévention et de réduction des risques ne consiste donc pas uniquement à donner les bons messages, par exemple sur l’emploi du préservatif et l’adoption de comportements adéquats diminuant les risques de transmission d’IST. De plus, les intervenantes sociales aident les travailleuses du sexe à franchir de nombreux obstacles en lien avec un contexte qu’elles ne maîtrisent pas toujours. Par exemple, elles ont parfois de très faibles connaissances sur le système de soins local ou peu de moyens financier ou linguistique d’y accéder. Plusieurs intervenantes rapportent également la difficulté pour certaines d’accéder à la prestation désirée une fois la porte de l’hôpital franchie.

Quelle marge de manœuvre pour l’intervention sociale ?

Les TdS fréquentant le bus de Fleur de Pavé constituent une population particulièrement précaire et donc vulnérable. Par exemple, de nombreuses femmes qui exercent le travail du sexe dans les rues de Lausanne n’ont pas et ne pourront certainement jamais obtenir de permis de séjour et de travail, étant originaires d’un pays hors espace Schengen. Il arrive également que ces mêmes femmes exercent la prostitution de manière contrainte et dépendent de réseaux de traite humaine. Les intervenantes sociales sont donc régulièrement témoins (directe ou de manière rapportée) de discriminations et de cas de violences physiques ou psychologiques. Ces discriminations et violences peuvent être subies dans des lieux dédiés à la prostitution (les salons de massage érotique ou les rues de Sévelin), mais également dans leur vie privée ou dans leurs contacts auprès d’organismes administratifs ou médicaux.

En tant qu’association d’accueil bas seuil, Fleur de Pavé est aux premières loges pour effectuer un travail de détection des réseaux de traite humaine et d’accompagnement des travailleuses du sexe dans des procédures de dénonciation. Ce travail implique la création de solides liens de confiance avec les travailleuses du sexe, a priori méfiantes face aux institutions. Il implique également la mobilisation d’importantes connaissances juridiques et politiques. Cet indispensable travail d’articulation peut se révéler passionnant et gratifiant, mais il peut également perdre de son sens face à la complexité et à la rigidité du cadre légal et institutionnel dans lequel il s’inscrit. En effet, peu de femmes considèrent avantageux de porter plainte : enclencher une procédure juridique implique d’être identifiées comme illégales sur le territoire suisse et d’être, à l’issue de la procédure, renvoyées dans leur pays d’origine.

À ces difficultés, il convient d’ajouter un risque perçu par les intervenantes sociales dans leur quête d’informations auprès de femmes dont elles ignorent les liens avec les principaux acteurs des réseaux de traite humaine. En effet, que se passerait-il si, d’aventure, elles étaient identifiées et signalées aux personnes contrôlant le réseau ?

La prévention comme activité relationnelle

Plusieurs professionnelles de l’association émettent régulièrement des griefs envers l’attitude de certaines TdS à leur égard. Elles s’adressent parfois à elles d’une manière qualifiée de peu polie ou peu reconnaissante et les intervenantes sociales se sentent testées dans leurs limites. La nécessité de fixer un cadre plus strict pour canaliser les interactions et prévenir les dérives est souvent discutée en équipe, par exemple en décidant avant les permanences des réponses à apporter aux TdS manquant de courtoisie à l’égard des intervenantes sociales ou encore du temps accordé à chaque femme dans le bus itinérant.

Ces discussions soulèvent deux difficultés principales. D’abord, le fait de fixer un cadre strict ne répond pas toujours aux imprévus du travail sur le terrain qui nécessite une certaine flexibilité et une capacité à improviser des manières de faire. Ensuite, toutes les intervenantes sociales ne sont pas d’accord sur la manière de fixer ce cadre ou sur son principe même. Ce dernier point peut devenir source de tensions et mener certaines collègues à se sentir peu considérées dans leurs réflexions, voire même à devoir appliquer des principes avec lesquels elles sont en désaccord, sans occasion d’en débattre davantage.

Il semble ainsi que le réel enjeu de cette négociation des pratiques réside dans le fait de trouver un juste équilibre entre rester garante des décisions et de la manière de réguler les activités de la permanence, tout en trouvant la flexibilité nécessaire à l’établissement d’un lien harmonieux avec les travailleuses du sexe.

Reconnaître la complexité du travail de prévention

L’accueil, le soutien et la prévention dans ce contexte de travail social bas seuil constituent une activité exigeante et à risque. Elle demande aux professionnelles de mobiliser une multitude de connaissances et de compétences ainsi qu’une expertise issue du terrain :

  • des connaissances articulées dans les domaines juridique, administratif, ainsi que de la santé mentale et physique ;
  • des capacités de coopération avec le réseau vaudois (les associations partenaires, la police, les institutions de soin, etc.) ;
  • la gestion de situations complexes sur les plans logistique et émotionnel ;
  • des compétences collaboratives pour trouver un bon équilibre entre un respect des décisions prises en équipe, par définition générales et idéales, et une capacité à s’adapter aux aléas du terrain.

Cette expertise pourrait être davantage développée au travers de recherches-action mobilisant les intervenantes sociales et les TdS. De plus, impliquer les principales personnes concernées dans des recherches sur le travail social d’accueil bas seuil permettrait de réfléchir collectivement aux pratiques les mieux à même de dépasser les obstacles mentionnés plus haut. Des solutions issues du terrain pourraient alors être envisagées pour définir les meilleures pratiques possibles de réduction des risques.

Références

Bruner, J. S. (2000). Cultures et modes de pensée : l’esprit humain dans ses œuvres. Paris, France : Retz.

Clot, Y. (2010). Le travail à cœur : Pour en finir avec les risques psychosociaux. Paris, France : La Découverte.

Vygotski, L. S. (1997). Pensée et langage. Paris, France : La Dispute. Édition originale 1934.

[1] Site internet Fleur de Pavé. Je remercie Silvia Pongelli, directrice de l’association, de m’avoir donné l’opportunité d’effectuer ce travail au sein de son équipe. À toutes les intervenantes sociales de Fleur de Pavé, j’adresse mes plus chaleureux remerciements pour leur accueil, leur confiance et leurs réflexions. Puisse cette expérience mener à de futurs échanges et collaborations !

[2] A une exception près, l’équipe est composée de femmes. Pour simplifier la rédaction et la lecture de ce texte, mais également pour garantir l’anonymat du seul homme de l’équipe au moment de cette recherche, il a été convenu que ce texte serait rédigé à la forme féminine.

Comment citer cet article ?

Jenny Ros, «La prévention auprès des travailleuses du sexe», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 3 septembre 2018, https://www.reiso.org/document/3335