La cyberadministration et le travail social
Le travail social est appelé à se saisir des enjeux posés à lui-même et aux publics qu’il accompagne par le développement de la cyberadministration : le risque existe que celle-ci renforce les inégalités et la mise à l’écart.
Par Béatrice Vatron-Steiner et Jean-François Bickel, Haute école de travail social, Fribourg
La numérisation est un processus dynamique et polymorphe qui affecte de multiples pans tant de la vie des individus que de l’organisation et fonctionnement des sociétés, inclus le travail social. Parmi les transformations et questionnements auxquels ce dernier est confronté, nous voudrions ici mettre en évidence ceux qu’engendre la dématérialisation de l’administration (ou cyberadministration ou e-gouvernement). Initiée il y a presque vingt ans, celle-ci a connu une phase d’accélération ces dernières années dans la plupart des pays occidentaux. Si la Suisse a longtemps été considérée comme étant à la traîne, le Gouvernement fédéral semble bien décidé à rattraper ce « retard ». Développement d’une identité numérique, extension du catalogue des prestations et transactions accessibles par Internet, soutien aux cantons et aux communes dans le développement et l’harmonisation de leur stratégie sont ainsi à l’ordre du jour [1].
Dans le contexte suisse, le développement de la cyberadministration est peu questionné sous l’angle des usagers, a fortiori des plus précaires d’entre eux ; quant aux enjeux qu’il pose pour le travail social, ses professionnel-le-s et organisations, ils restent encore largement à questionner et thématiser. Dans cette perspective, nous souhaitons proposer quelques constats issus de travaux étrangers, notamment français, sur les effets et enjeux du processus de dématérialisation administrative pour les publics du travail social et, « par effet ricochet », sur les travailleurs sociaux.
Des usages très contraints
L’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) s’inscrit de plus en plus dans le registre de l’obligation, quel que soit le domaine de l’existence. Avec le développement de la cyberadministration, cette obligation d’usage s’étend désormais aux relations avec l’administration publique et l’ensemble des organismes publics et privés prestataires de services. Que ce soit pour s’informer de la procédure à suivre ou de l’état des dispositifs/services à disposition, pour trouver les informations nécessaires à la constitution de son dossier, pour remplir un formulaire de demande de prestation, pour postuler à un emploi ou un logement, ou encore pour prendre contact avec les agents des différents services ou organismes concernés, l’usage des TIC est de plus en plus recommandé, en Suisse, voire imposé dans les pays plus « à la pointe » de la numérisation , dans lesquels bon nombre de service et de prestations ne sont accessibles qu’en ligne. Les personnes qui ne se servent pas de ces technologies, que ce soit par choix ou par impossibilité, font face à un certain nombre d’« épreuves » (Mazet, 2017), de freins ou obstacles pour accéder à ces services ou prestations.
Cette obligation d’usage s’accompagne d’une « obligation de maîtrise » (Mazet, 2017) qui suppose non seulement d’avoir accès aux dispositifs technologiques adéquats et actuels, mais aussi de disposer d’un certain nombre de « compétences » numériques, inégalement distribuées, qui s’articulent – se recoupent dans certains cas, viennent s’ajouter dans d’autres – aux compétences cognitives et sociales nécessaires à la gestion des relations administratives et aux inégalités en la matière (Breit et Salomon, 2015 ; Hansen et al., 2018 ). Selon Brotcorne (2017), ces compétences numériques peuvent être regroupées en trois types : les compétences instrumentales, qui concernent la manipulation du matériel et des logiciels ; celles informationnelles nécessaires à la recherche, le traitement et l’évaluation de l’information ; celles stratégiques enfin qui permettent de donner sens aux contenus numériques par rapport à sa propre situation et de les mobiliser en vue d’atteindre le but recherché.
Les nouvelles précarités technologiques
Si tout un chacun est désormais concerné par cette « obligation de maîtrise », les personnes en situation de précarité y sont davantage encore confrontées que d’autres, leur situation sociale, professionnelle et/ou financière les amenant, en effet, à être en fréquents contacts avec les services administratifs. Or, ce sont également ces mêmes personnes qui sont le plus à risque de manquer des compétences nécessaires à une utilisation « stratégique » de ces technologies (Davenne et al, 2018 : 55). Si en Suisse on ne dispose pour l’heure que de peu d’informations sur l’ampleur et les types de difficultés rencontrées vis-à-vis de l’e-gouvernement, les études menées dans les pays voisins tendent à montrer qu’à mesure que les politiques, notamment sociale et de l’emploi, se dématérialisent, le nombres de personnes qui peinent à se connecter, à trouver les informations utiles, à constituer leur dossier ou encore à se conformer et à mener à bien les procédures virtuelles prévues tend à gagner en importance, avec le risque associé de renforcer la vulnérabilité et la mise à l’écart des personnes en situation de précarité (Alberola et al, 2017 ; Breit et Salomon, 2015 ).
Certains travaux (par ex. Davenel, 2016) évoquent ainsi les conséquences psychologiques – stress, anxiété – occasionnées par l’usage contraint des outils de la cyberadministration lorsque les compétences numériques manquent. D’autres relèvent le risque de ne pas accéder à l’information et par conséquent aux services/prestations attendus ; les personnes confrontées à des problématiques complexes sont tout particulièrement concernées, les procédures standards disponibles sur Internet ne permettant pas de les prendre en compte et de proposer une prise en charge adaptée (Koubi, 2013 ; Hansen et al., 2018). Il est ainsi indéniable que l’e-gouvernement agit sur les rapports que les différents groupes de la population, y compris les plus vulnérables ou les plus éloignés des savoirs légitimes, entretiennent avec l’administration ; en même temps ces rapports et leurs logiques influent sur le recours on non aux TIC et aux procédures dématérialisées, dans un entrelacement complexe de facteurs et processus (Hansen et al., 2018). Ces constats suggèrent que la cyberadministration peut être associée aux différentes formes du non-recours aux droits et prestations: par exemple, celle d’un non-recours volontaire (non-demande) comme expression d’une préférence pour la relation personnelle (et personnalisée) en face-à-face, très prégnante dans les milieux populaires.
Le rôle de médiateur numérique
Face aux difficultés d’accès et d’usages de la cyberadministration, d’aucuns s’en remettent à un tiers pour se faire accompagner et aider. Si les membres de la famille sont fréquemment mobilisés, notamment les enfants, il en va de même des travailleuses et travailleurs sociaux, de plus en plus sollicité-e-s par les publics accompagnés ou par des personnes en quête de renseignement ou soutien ; la relation à l’écran est donc loin de nécessairement et « simplement » se substituer à la relation de face-à-face. Simple aide dans certains cas, cet accompagnement se mue en véritable délégation dans d’autres. La charge de travail des professionnel-le-s tend donc à s’alourdir à mesure que se multiplient ces nouvelles tâches d’accompagnement/de formation/d’encouragement (voire de « dépistage » des « non-autonomes ») des usagers aux outils numériques et au dispositif de l’administration électronique ; des tâches pour lesquelles elles et ils ne se sentent pas toujours disposer des compétences et connaissances requises (Davenel, 2016). Ce qui pose notamment la question des compétences que les professionnel-le-s du travail social sont appelé-e-s à mettre en œuvre pour repérer les besoins et ressources des personnes et les accompagner dans leur « parcours numérique », ainsi que celle de l’acquisition de ces compétences dans la formation initiale et continue.
L’accompagnement numérique interroge aussi la posture du travailleur social dans son rôle d’intermédiaire entre l’usager et le dispositif socio-technique. Cette posture varie notamment en fonction du positionnement adopté vis-à-vis de la personne aidée : plus ou moins grande propension à partager avec elle les informations nécessaires à la relation numérique (code d’accès ; information) ; plus ou moins grande capacité à replacer ces échanges dans une relation formative de renforcement des compétences et du pouvoir d’agir. En France, le concept de « médiateur numérique » est ainsi en train de prendre de l’importance. Cette figure est déclinable de façon plurielle et complémentaire : comme une nouvelle profession ; comme une nouvelle branche d’activité des professions existantes ; ou encore comme une nouvelle modalité d’accompagnement des proches-aidants numériques (parents, amis…). Enfin, last but not least, cette médiation numérique peut également s’inscrire dans un travail de négociation et de dialogue avec les acteurs-promoteurs de la cyberadministration eux-mêmes.
Construire des ponts
Force est de constater que dans le cadre des conférences et autres discussions organisées autour et par les équipes du EGouvernement suisse, ces enjeux sociaux et les solutions à leur apporter ne sont pas ou que très peu posés et discutés. Pour qu’ils le soient, des ponts sont à construire entre les acteurs qui conçoivent et mettent en œuvre les dispositifs administratifs et techniques et ceux du travail social – des mondes qui d’ordinaire se parlent peu. Sans oublier la recherche qui a une contribution propre à apporter à cet effort d’intelligence collective.
Références
- Alberola, E., Croutte, P., & Hoibian, S. (2017). E-administration : la double peine des personnes en difficulté, Consommation et modes de vie, CREDOC, 288.
- Breit, E., & Salomon, R. (2015). Making the technological transition - Citizens' encounters with digital pension services. Social Policy & Administration, 49(3), 299-315. doi:10.1111/spol.12093
- Brotcorne, P. (2017). L’éducation au numérique, à l’informatique à l’école : termes et enjeux d’un débat houleux. In J. Henry, , A. Nguyen, & E. Vandeput (Eds.). L’informatique et le numérique dans la classe. Qui, quoi, comment? (pp. 7-21). Namur : Presses universitaires de Namur.
- Davenel, Y.-M. (2016). Le numérique au sein de l’Action sociale dans un contexte de dématérialisation. Politiques d’établissements, pratiques des professionnels et accompagnement au numérique des usagers. Etude réalisée pour Emmaus connect. Paris
- Hansen, H.-T., Lundberg, K., & Syltevik, L. J. (2018). Digitalization, street-level bureaucracy and welfare users experiences. Social Policy & Administration, 52(1), 67-90. doi:10.1111/spol.12283.
- Koubi, G. (2013). Services en ligne et droits sociaux. Informations sociales, 178, 44-51. En ligne
- Mazet, P. (2017). Conditionnalités implicites et productions d’inégalités : les coûts cachés de la dématérialisation administrative, La revue française de service social, 261, 41-47.
[1] Le site de la Confédération EGovernment
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Béatrice Vatron-Steiner et Jean-François Bickel, «La cyberadministration et le travail social», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 21 janvier 2019, https://www.reiso.org/document/3938