L’ampleur inquiétante du surendettement
Le surendettement des ménages – familles modestes et jeunes en particulier – est dévastateur pour les personnes et pour les finances publiques. Il importe désormais de former les travailleur-se-s sociaux à la gestion des dettes.
Par Sophie Rodari, professeure à la HETS Genève, responsable scientifique du CAS en gestion de dettes
Le surendettement des ménages est à l’agenda politique, car un nombre croissant de personnes endettées font appel aux services sociaux publics et privés pour trouver une issue à leur situation [1]. Le phénomène n’est pas nouveau pour les spécialistes de la question, mais son ampleur suscite des craintes, car les effets de la spirale de l’endettement sont dévastateurs pour les personnes et les finances publiques. A l’exclusion économique et sociale de celles et ceux qui ne peuvent honorer leurs engagements s’ajoute l’incompréhension face à des citoyen-ne-s qui ne remplissent pas leurs obligations, par exemple en ne s’acquittant plus de leurs impôts ou en ne payant plus leurs primes d’assurance maladie. Le surendettement met gravement et durablement en difficulté économique les individus et leurs proches et, de ce fait, entrave leurs perspectives d’avenir sur les plans sociaux et professionnels.
Le contexte socio-économique
Si l’ampleur du phénomène n’est plus contestée aujourd’hui, les causes structurelles et individuelles qui conduisent au surendettement font l’objet de discussions nourries, qui influencent les réponses politiques données. Trop longtemps la question du surendettement a été considérée uniquement comme le résultat d’un mauvais penchant ou d’une fatalité de l’existence [2]. Or, elle ne peut être isolée du contexte socioéconomique qui prévaut et de son corollaire, le chômage.
Le chômage de longue durée génère une brutale diminution du niveau des ressources économiques et une précarisation des travailleurs et travailleuses. La précarisation d’une partie des ménages s’est par ailleurs renforcée ces dernières années par le développement des emplois atypiques et précaires [3]. Les personnes et les familles dont les revenus sont soumis à de fortes variations en raison de la flexibilisation du marché de l’emploi constituent donc des populations à risque.
Aux mutations du monde du travail font écho les changements intervenus avec l’essor de la société de consommation. De nouvelles habitudes de consommation se sont développées avec le boum économique des « Trente Glorieuses » que la publicité a contribué à renforcer et à rendre normales. La diversification des crédits à la consommation et les facilités bancaires qui prévalent aujourd’hui consacrent la déconnexion entre l’achat et le paiement. Ils permettent aussi d’être débiteur-trice-s de plusieurs crédits simultanément et de vivre à découvert pendant plusieurs années, tout en consommant sans entrave pour demeurer socialement intégré.
Si statistiquement, les ménages les plus touchés demeurent les ménages modestes, en particulier les ménages monoparentaux avec enfants à charge, dont la femme est cheffe de famille [4], les jeunes urbain-e-s constituent une nouvelle frange des personnes en grande difficultés financières que les assistant-e-s sociaux reçoivent dans leurs bureaux, car ils représentent aujourd’hui une des cibles publicitaires privilégiées du commerce et des instituts de crédit [5].
L’intervention réparatrice ne suffit plus
Les politiques sociales actuelles, en particulier les politiques d’aide à la personne, privilégient encore la résolution individuelle de telles situations quand celles-ci sont avérées. Elles délèguent aux professionnel-le-s de l’action sociale, en tant que spécialistes de la relation d’aide, l’accompagnement des populations surendettées. Un accompagnement processuel de longue durée qui tient compte à la fois de la capacité économique et sociale des personnes et qui traite de manière égale les intérêts des créancier-ère-s et des débiteur-trice-s dans l’assainissement financier possible. En cela, il se distingue clairement des offres proposées par les instituts de crédit, tant dans les modalités d’intervention que dans les buts poursuivis.
L’intervention réparatrice des services sociaux est nécessaire, mais elle ne suffit plus pour faire face à l’importance et à la complexité du phénomène. D’autres modalités d’intervention doivent compléter l’offre existante, en particulier dans le domaine de l’éducation et de la prévention. Campagnes d’informations, éducation à l’argent et à la gestion budgétaire, dépistage précoce, création de groupes de parole et de réseaux d’échange sont quelques-unes de pistes envisagées dans le cadre de la mise en place de politiques publiques coordonnées.
Après le projet pilote du Canton de Vaud
En Suisse romande, le canton de Vaud a fait œuvre de pionnier dans la lutte contre le surendettement. Depuis 2007, les milieux actifs dans le domaine ont été encouragés à développer et diversifier leurs actions tout en bénéficiant du soutien financier et logistique de l’Etat [6]. Genève vient de se doter d’une plateforme de coordination de son programme cantonal de dépistage du surendettement. Ailleurs, en Romandie, divers projets sont aussi en cours de concrétisation. Ils prennent le plus souvent la forme de mandats ponctuels spécifiques que les collectivités publiques seront libres de renouveler ou pas.
Pour asseoir ces nouvelles orientations de la politique sociale en faveur des personnes surendettées, la formation continue des assistant-e-s sociaux s’avère indispensable. En effet, les compétences attendues des professionnel-le-s se diversifient comme nous venons de le montrer. Accompagner des personnes en grandes difficultés financières nécessite des compétences relationnelles et pédagogiques, mais aussi juridiques et économiques pointues, car il faut pouvoir entreprendre des négociations avec les créancier-ère-s, négociations qui sortent du champ habituel des compétences des travailleur-se-s sociaux.
Les nouveaux outils professionnels
Le développement des actions de prévention implique par ailleurs de consolider les compétences existantes chez les professionnel-le-s en conduite de projets et en didactique en transférant dans le champ d’intervention des assistant-e-s sociaux des outils professionnels performants issus d’autres domaines d’intervention comme ceux de la médiation et de la santé publique.
On l’aura compris, la contribution de la formation continue est essentielle pour enrichir et harmoniser les pratiques existantes des services privés et publics d’une part et anticiper les besoins futurs dans ce champ d’intervention d’autre part. Ancrer l’équité de traitement et la qualité des prestations dans l’intervention sociale individuelle et collective est de la responsabilité conjointe des Hautes écoles, des associations professionnelles, des directions des services concernés et des responsables politiques.
La Haute école de travail social de Genève (HETS) a mis sur pied un CAS de spécialisation en gestion de dettes destiné en priorité aux assistant-e-s sociaux qui travaillent régulièrement avec des personnes en grandes difficultés financières. La mise sur pied d’un tel programme comble ainsi une lacune en Suisse romande dans le dispositif de formation professionnelle universitaire. La première volée a commencé sa formation ce printemps 2011 et la terminera en avril 2012. Une seconde édition débutera en automne 2012. Il est d’ores et déjà possible d’obtenir les renseignements utiles à son sujet auprès du CEFOC.
[1] Environ un ménage sur dix est surendetté. Chez les jeunes, ce taux est même de un sur quatre. Les spécialistes du domaine s’accordent à constater que la tendance est à la hausse ces dernières années, notamment chez les jeunes. C’est une estimation, car il n’existe, en fait, aucune statistique officielle : ces données sont établies en recoupant les chiffres des sociétés de recouvrement, des organismes d’aide au désendettement et les statistiques des poursuites, les seules disponibles.
[2] Perrin-Heredia Ana, Les logiques sociales de l’endettement : gestion des comptes domestiques en milieux populaires, Sociétés Contemporaines, 2007, no 76, pp.95-119.
[3] Walker Philipp et Marti Michael, L’évolution des emplois atypiques et précaires en Suisse, La Vie économique, 2010, pp.55-58.
[4] Rapport de la Commission fédérale de coordination pour les questions familiales (COFF) intitulé La politique familiale, pourquoi ?, Berne, 2004.
[5] Voir les travaux de la sociologue Véréna Maag sur les achats compulsifs et l’accès aux crédits, Haute école de travail social de Berne.
[6] Lire l’interview de Georges Piotet dans le Journal de Caritas Vaud, no 137, 2008.