La cohérence de façade du système suisse de santé
Comment les cantons paient-ils les soins, les hôpitaux ou les médicaments ? Dans les faits, malgré la loi fédérale, l’égalité de « traitement » n’existe pas ! Résultats d’une recherche menée dans les cantons romands, le Tessin et Berne.
Par Stéphane Rossini, professeur, EESP · Lausanne, Université de Genève
La recherche
Le système suisse de santé constitue un ensemble vaste et complexe de dispositions et compétences fédérales, cantonales et communales. Il associe dans son fonctionnement des acteurs publics et privés, institutions et fournisseurs de prestations, associations professionnelles, lieux de formation, etc. Dans ce cadre, nous avons étudié la cohérence des mécanismes d’allocation des ressources au travers de cinq champs spécifiques relevant de la loi fédérale sur l’assurance-maladie LAMal : 1. La planification hospitalière ; 2. Le financement des soins ; 3. La réduction des primes d’assurance-maladie ; 4. La clause du besoin en matière de démographie médicale ambulatoire ; 5. Les médicaments. Ces problématiques ont été analysées à travers leur mise en œuvre dans les cantons de Berne, Fribourg, Genève, Jura, Neuchâtel, Tessin, Valais et Vaud.
Concrètement, il s’est agi :
- a) De décrire par quels acteurs, dans quels espaces décisionnels, selon quels processus et à l’aune de quels critères les choix d’allocation des ressources ont été opérés.
- b) D’apprécier le degré de cohérence des décisions entre les niveaux institutionnels et pour les différents acteurs.
- c) De comprendre comment la dimension éthique sous-tend ces processus d’allocation des ressources.Pour ce faire, les pratiques cantonales ont été, dans un premier temps, mises en perspective de la loi fédérale sur l’assurance-maladie, puis comparées entre elles.
Référence :
Rossini S., Crivelli R., Bolgiani I., Clausen A., Prélaz D., Scalici F., « Allocation des ressources et cohérence du système suisse de santé, Rapport final de recherche ». Fonds national de la recherche scientifique DORE. Projet Nr. 13DPD6_127248. Haute école de travail social et de la santé EESP, Lausanne, 2012, 356 pages.
Les principaux éléments de conclusion de ce vaste état des lieux sont brièvement résumés ci-après, de manière générale.
Les cloisonnements du fédéralisme
Le canton constitue, à la fois, le cadre institutionnel de référence et l’espace de régulation et de mise en œuvre des politiques sanitaires. C’est à ce niveau qu’interviennent d’abord les enjeux de cohérence. L’étude des pratiques cantonales débouche sur un certain nombre de constats saillants : absences d’objectifs communs dans la définition des politiques sanitaires sectorielles, de références et de critères uniformes dans l’application de la législation fédérale ; disparités multiples dans l’allocation des ressources ; incohérences de décisions et mesures régulièrement influencées par des éléments de nature étrangère aux références propres à la politique sanitaire.
Les absences de normes communes, de processus structurés et effectifs de coordination ou d’harmonisation expliquent la coexistence de systèmes de santé indépendants dans la détermination de leurs principes, buts et règles de fonctionnement. De plus, sans priorités énoncées, souvent sans nomenclatures ou terminologies uniformes, avec des instruments de pilotages et des données statistiques parfois lacunaires et partielles ou encore par des répartitions de compétences différentes entre cantons et communes ou entre acteurs, le système suisse de santé n’en est, dans les faits, pas un.
Le couple libéralisme - régulation
Les cinq domaines étudiés sont fortement marqués par la conception libérale et par le principe de subsidiarité. L’orientation de la législation fédérale, la définition, l’organisation et les modalités d’allocation des prestations en dépendent très directement. Il en est par exemple ainsi des différentes relations suivantes : public - privé en matière de planification hospitalière ; assureurs – cantons dans le cadre de la réduction des primes d’assurance-maladie ; cantons – médecins s’agissant de la démographique médicale ; cantons et communes – EMS et organisations d’aide et de soins à domicile pour le financement des soins ; Confédération – industrie pharmaceutique dans le marché des médicaments.
De plus, la cohabitation d’acteurs publics, para-publics et privés est sources de tensions, voire de contradictions. Cela vaut plus en matière de régulation, lorsqu’elle est imposée par le législateur fédéral pour répondre aux objectifs d’économicité, d’efficacité, d’efficience. Ces tensions renvoient les autorités, qu’elles soient politiques ou administratives, à une délicate construction d’équilibres dans un système tiraillé entre une conception libérale et un intérêt public prépondérant qui impose des règles et des restrictions. Tous les champs étudiés sont concernés par cette situation, qui explique que moult problèmes et malentendus, minant dans son application l’ambition de cohérence du système ou contribuant à une cohérence de façade.
La dimension éthique
L’analyse de la gouvernance systémique a été par ailleurs appréhendée en regard de la dimension éthique de l’allocation des ressources. Si cette démarche analytique est complexe, son importance est cruciale. Elle émerge et s’exprime à travers les notions d’équité, d’égalité de traitement ou de liberté des citoyens, assurés, patients.
Par exemple, en matière de réduction des primes en faveur des assurés économiquement modestes, chaque canton définit les contours de « sa » propre justice sociale. Selon les cantons, l’axe prioritaire d’action se concentre soit sur le maintien du revenu des ménages, soit sur l’aide aux plus pauvres. En ce qui concerne la régulation du nombre de médecins par le gel des nouveaux cabinets, la mesure touche principalement les jeunes médecins, de facto interdits d’installation en pratique privée ambulatoire. On peut y voir une réelle injustice et une inégalité de traitement des membres de la communauté des médecins. S’agissant du marché des médicaments, l’objectif de gain maximal conduit les entreprises pharmaceutiques à privilégier les volumes de production et de vente, ce qui provoque une concentration de la recherche et des développements sur les maladies à fort potentiel économique, notamment à travers les fausses innovations, et non sur les maladies rares et orphelines. L’accès aux médicaments peut ainsi s’avérer impossible, voire fortement réduit, en raison de l’inexistence de substance médicamenteuse ou à des coûts très élevés.
Des ressources économiques politiquement limitées induisent par conséquent une incontournable réflexion sur la dimension éthique de leur allocation. Celle-ci ne se rapporte pas uniquement aux dispensateurs de soins, au chevet du patient, mais aussi aux directions des administrations et des institutions sanitaires.
La géométrie des pouvoirs
Qu’il s’agisse de répartition des compétences, de pratique des soins, de gouvernance des institutions ou de l’industrie, le domaine de la santé est un espace de luttes, d’aspirations et de revendications. En un mot : de pouvoir.
Dans les cinq domaines sous revue, l’entente entre les acteurs ne va pas de soi. Au cœur de ces relations, la cohabitation entre Confédération et cantons, qui disposent des véritables compétences de politique sanitaire, est à la fois subtile et fragile. S’y ajoutent, dans chaque canton, les communes et les régions, qui usent de prérogatives non seulement de politique sanitaire, mais aussi économiques. Difficile donc de faire coïncider les attentes des uns et des autres. Se pose dès lors la question de la qualité et de l’efficacité du pilotage et de la régulation des politiques de santé. L’élaboration des planifications hospitalières, l’organisation des soins ou la détermination du prix des médicaments expriment avec éloquence ces tensions. Entre intérêts contradictoires et/ou particuliers et objectifs différents, l’ambition de la bonne gouvernance relève quasiment de la quadrature du cercle.
Pourtant, les exigences de solidarité, d’égalité de traitement, de qualité, d’économicité, d’efficacité et d’efficience impliquent de revoir les modes de décision, pour les simplifier et les optimiser. Si l’autorité fédérale tente de stimuler les ententes, celles-ci ne correspondent pas forcément aux attentes des autres acteurs, qu’ils soient cantonaux ou sectoriels. Les espaces et conditions de convergence et les marges de manœuvres sont étroits. Les tensions sont au mieux latentes et silencieuses, au pire vives et explicites.
Politique nationale de santé
En documentant rigoureusement les pratiques de gouvernance, de 1960 à 2012 pour la planification hospitalière et de 1996 à 2011 pour les autres champs d’étude, la recherche décrit comment se construisent et se transforment ces politiques sectorielles. Elle présente les postures, agissements et décisions des uns et des autres. Elle décortique les liens entre Confédération et cantons dans l’application plurielle d’une même loi fédérale, la LAMal.
Il ressort ainsi un décalage clair entre l’entente politique qui se traduit par l’acceptation d’actes législatifs au niveau fédéral et la posture des autres acteurs du système (cantons, communes, régions, organismes et milieux publics et privés) dans leur application. Cela s’explique tant par des tensions et conflits que par des incohérences systémiques, les acteurs étant fortement enfermés dans une logique d’intérêts particuliers, qu’ils soient publics ou privés. Il en est ainsi, par exemple, des tensions apparues entre Confédération et cantons, assureurs et hôpitaux, EMS et organisations de soins et soutiens à domicile, Confédération et industrie pharmaceutique, fédérations de médecins et autorités sanitaires ou assureurs, mais aussi entre intérêts économiques régionaux et efficience sanitaire, etc.
Accéder à l’équilibre nécessaire à la cohérence d’une politique de santé passe par la définition d’objectifs et de moyens communs. Après le temps des combats sociaux qui ont abouti à l’adoption des grandes assurances sociales et la structuration des organes et institutions sanitaires ; après le temps des fulgurants progrès technologiques ou celui de l’évaluation et de la qualité, le temps du bilan systémique est arrivé.
Repenser l’organisation du système de santé dans une perspective de simplification et de renforcement de sa cohérence et de son efficience et sous l’angle de la réduction des inégalités de traitement des citoyen·ne·s est un défi urgent et incontournable. Entre centralisation, approches intercantonales ou régionales, processus de coordination ou d’harmonisation, il revient au politique de tracer les futurs contours d’une véritable politique nationale de la santé, seule garante d’une allocation optimale des ressources collectives dans le respect des principes de solidarité qui sous-tendent tout régime de protection sociale.