Avoir mal, c’est dans la tête. Et alors ?
Il existe des lésions organiques sans douleur et des douleurs sans cause. Sensations, émotions, mémoire et environnement social interagissent sans discontinuer. Analyse des hypothèses actuelles pour cerner les ruses de la douleur.
Par Françoise Schenk, professeure honoraire, Facultés de SSP et de Biologie & Médecine, Université de Lausanne
«Avoir mal, c’est dans la tête» : cette explication trouve encore des échos chez les personnes dont la souffrance est jugée sans cause «objective»[1]. Elles se sentent accusées, directement ou non, d’avoir inventé une sensation à partir d’une émotion. Pour le « bon sens » commun, la désignation d’une cause autorise ce qui se produit et en oriente le contrôle. Les neurosciences éclairent certains aspects de la douleur, mais la difficulté principale tient à ce que cette contribution sensorielle fondamentale aux stratégies de survie est justement rusée, masquée. C’est bien une fonction mentale qui met à profit toutes les ressources du fonctionnement cérébral, depuis la création de traces mnésiques à la construction de sens. Comme la mémoire, la douleur peut être modulée par l’intention de l’individu, elle n’est pas directement soumise à sa volonté.
Une douleur trop rusée pour obéir à une rationalité mécanique
Des lésions organiques ou une inflammation locale activent des fibres dites noci-réceptives qui propagent au cerveau des informations sur cette crise locale et y font émerger la sensation de douleur. Un dysfonctionnement de ces fibres nerveuses peut s’accompagner de douleurs dites neurogènes. Ce sont des causes objectives, là, dans le corps, qui précèdent la sensation. Mais divers obstacles mettent en doute cette logique causale. Il peut y avoir lésion sans douleur ou douleur sans cause. La causalité physiologique est circulaire. En effet, la conséquence se mêle toujours de sa cause en la réduisant ou l’amplifiant, par l’inflammation notamment. La volonté consciente est court-circuitée et la « mémoire » vient accroître ce flou.
La douleur peut s’absenter suite à un traitement pharmacologique, comme le montrent les réponses aux opiacés. Elle reste alors perceptible, mais ne « fait plus mal ». Elle peut aussi disparaître inopinément, dans des conditions d’urgence, des catastrophes, intimes ou partagées socialement. Elle peut être congédiée par des pratiques d’hypnose ou d’autres contextes favorisant des réponses dites « placebo », faute de mieux les comprendre. A l’opposé, la douleur peut accompagner le ressenti d’un membre amputé dans une constellation de sensations souvent surprenantes. Les tentatives d’attribuer ces douleurs à la seule activation des fibres nerveuses interrompues au niveau du moignon ont rencontré des résultats peu convaincants. Enfin de nombreuses pathologies reconnues comme telles (migraine, fibromyalgie, etc.) ou d’autres encore en attente de reconnaissance, attestent de ce que la relation entre lésion organique et douleur reste souvent obscure.
La personne qui souffre est un terrain sur lequel opèrent, bien à son insu, des règles et une logique complexes. Leur compréhension dépasse un raisonnement logique, tout en cédant parfois à une simplicité non interventionniste comme l’hypnose[2]. La douleur s’insère dans le contexte d’un individu doté de mémoire, donc d’un passé et d’un futur. Pour continuer de vivre, il est mis en demeure de donner un sens à sa situation et à ses ressentis[3].
Sensation ET émotion
Nos perceptions ne sont pas nécessairement des actes volontaires et conscients, et les sensations, conscientes ou pas, ont toujours une composante émotionnelle. Un événement, une stimulation, offre deux ensembles d’informations simultanées : ce que cela me fait faire (lâcher une tasse brûlante) et ce que c’est (la tasse). Le premier a la qualité d’une émotion qui déclenche directement une réponse adaptative et une évaluation de sa signification pour moi. Le second permet d’identifier l’origine de cette stimulation, la tasse dans ma main. Le même duo accompagne la vision d’un visage : un ressenti émotionnel de son expression et de sa familiarité, une analyse cognitive de son identité[4].
Selon sa définition couramment admise, la douleur résulte d’une atteinte tissulaire, réelle ou potentielle, ou encore décrite dans ces termes. Elle engendre une réponse émotionnelle aversive qui favorise la survie et l’adaptation : elle motive à « agir pour que cela cesse par tout moyen », attire l’attention sur ce qui semble être une cause, évalue sa signification pour l’individu qui la subit.
La douleur laisse à notre insu de nombreuses traces
Tout organisme vivant se construit sur et par les traces des stratégies adaptatives développées pour triompher des aléas rencontrés sur son chemin. L’individu est une histoire qui intègre toutes ces traces. Dans le système nerveux, celles-ci émergent des mécanismes de plasticité synaptique qui consolident ou fragilisent des connexions, selon leur activation. Les traces des événements douloureux, de leur contexte spatio-temporel, de leurs signes avant-coureurs et de leurs conséquences sont ainsi stockées. Elles réduiront la perturbation signalée par une adaptation anticipée. L’individu qui porte ces « cicatrices » en a une conscience limitée alors même qu’elles contribuent largement à son comportement. Il est bon que ces traces restent peu accessibles si longtemps que leur formulation consciente n’est pas pertinente.
L’image d’un ensemble de régions cérébrales activées chez qui dit avoir mal semble offrir un complément d’objectivité puisque l’on est aisément convaincu de l’existence de ce que l’on croit voir et localiser. Depuis une quinzaine d’années, on qualifie de matrice de la douleur un ensemble de structures activées (cortex cingulaire, insula et thalamus, notamment)[5] lorsqu’une douleur est ressentie. Cette démarche a permis de comparer l’activation d’une signature de la douleur dans diverses formes de ressentis douloureux, tels la séparation sociale[6] ou la contagion par la vue d’un congénère souffrant. Le plus souvent, cette activation, même symbolique, est atténuée par des opiacés. Des personnes qui ne ressentent pas la douleur à cause d’un défaut congénital de communication sur les voies de la noci-réception[7] montrent pourtant une activation de cette matrice lorsqu’eux-mêmes ou des proches font l’objet d’une stimulation douloureuse. On peut en inférer qu’une dimension plus abstraite, symbolique de la douleur est marquée par cette signature cérébrale[8] qui désigne ce qui est aversif.
De la douleur aiguë à la douleur chronique: construire du sens
On sait qu’une punition par la douleur, même celle d’une faible décharge électrique, stimule l’apprentissage. Une mémoire de la sensation est liée à l’ensemble du contexte, environnement externe et interne, qui a été associé à cette douleur et sera susceptible de la réactiver. Et puisque la mémoire se consolide avec la répétition de l’activation, le ressenti induit engage les mécanismes de plasticité synaptique qui vont en faciliter la réactivation ultérieure. Cette voie peut mener à la douleur chronique en s’accompagnant de modifications du comportement et de la perception chez les patients[9]. Cette évolution est manifestement contre-adaptative. Pourtant elle exprime un effort de construction de sens que l’on peut illustrer par deux hypothèses de recherche.
Harris, en 1999[10], a proposé que la sensation de douleur, quelle que soit la manière dont elle est provoquée, traduit le bilan d’une situation d’échec récurrent, induit par une contradiction entre l’information sensorielle attendue et l’information reçue. Echec qui a été modélisé en demandant à des sujets d’exécuter avec leur deux bras, des gestes identiques et synchrones (lever les deux avant-bras), ou des gestes inverses (lever à gauche en baisser à droite)[11]. La mise en échec était induite dans cette tâche facile par l’interposition d’un miroir entre les deux avant-bras. On comprend aisément que lorsque les deux mouvements sont alternés, le reflet dans le miroir donne une information contraire à celle de l’intention. Pour comprendre ce qui ressemble à une souffrance, il faut penser que le sujet est tenté de corriger ses gestes, sans succès bien sûr. C’est cette forme de contradiction qui serait réduite par une rééducation des patients à membre fantôme douloureux avec une dispositif en miroir, leur permettant alors de « voir » que les ordres moteurs qu’ils adressent à leur membre amputé sont effectivement exécutés. Le reflet dans le miroir dédouble le membre encore valide et convainc que le fantôme douloureux obéit de la manière attendue. Ce qui suggère indirectement que les modifications corticales si nombreuses chez les patients amputés qui souffrent d’un fantôme douloureux[12] témoignent de leurs efforts récurrents à tenter de corriger des ordres moteurs sans retour. Ce que la métaphore de la psychanalyse qualifie de deuil inachevé…
Un autre type d’apprentissage inadéquat peut être qualifié de « généralisation abusive ». Moseley[13] propose une hypothèse pour expliquer la généralisation des conditions qui induisent la douleur à partir des mécanismes de conditionnement et d’association. Ces pistes proposent ainsi que le développement d’une douleur chronique peut s’accompagner d’une généralisation provoquant le déclenchement de douleurs par des stimuli qui n’avaient qu’une vague ressemblance avec la situation mémorisée. Comme la mémoire épisodique, la mémoire de la douleur peut être contaminée par des « faux souvenirs »!
Dans la tête, et alors?
L’affirmation se voulait une réponse sans appel. Elle déclenche pourtant tout un questionnement en considérant la douleur comme une fonction mentale involontaire. Celle-ci s’élabore comme une mémoire et rencontre sa réalité dans le corps. C’est avant tout le corps, vécu ou représenté, qui offre au sujet qui ressent une douleur, un « terrain » pour tenter de la comprendre et lui donner un sens. Cet effort paraît d’autant plus indispensable que la douleur exprime la perte de cohérence, de sens et de contrôle volontaire, tout en activant des mécanismes complexes, comparables à ceux des apprentissages comportementaux. Parmi de nombreuses hypothèses explicatives, celle proposée par Moseley d’une généralisation abusive de la douleur en réponse à la peur d’avoir mal, illustre bien la nécessité de faire preuve de créativité pour déjouer ces mille ruses qui ne sont que des efforts de tout l’être, cerveau compris, pour donner un sens à ce qui lui arrive.
[1] ndlr : cet article est lié à la conférence de l’auteure donnée le 10 février 2017 à Morges et organisée par Connaissance 3
[2] F Roustang (2015) Jamais contre, d’abord : La présence d’un corps. Ed. Odile Jacob, Paris.
[3] DE Moerman & W B Jonas (2002) Deconstructing the Placebo Effect and Finding the Meaning Response. Ann Intern Med, 136, 471-476.
[4] R Adolphs (2002) Neural systems for recognizing emotion. Curr Op Neurobiol,12, 169-177.
[5] I Tracy & PW Mantyh (2007) The cerebral signature for pain perception and its modulation. Neuron, 55, 377-391.
[6] GD Iannetti & al, (2013) Beyond metaphor: contrasting mechanisms of social and physical pain. TICS, 17, 371-378.
[7] N Danziger (2010) Vivre sans la douleur. Ed. Odile Jacob, Paris.
[8] V Legrain & al (2011) The pain matrix reloaded: a salience detection for the body. Progr Neurobiol, 93, 111-124.
[9] R Kuhner & H Flor (2017) Structural plasticity and reorganization in chronic pain. Nat Rev Neurosci, 18, 20-29.
[10] AJ Harris (1999) Cortical origin of pathological pain. The Lancet, 354, 1464-1466.
[11] GR Fink & al (1999) The neural consequences of conflict between intention and the senses. Brain, 122, 497-512.
[12] H Flor & al, (2006) Phantom limb pain: a case of maladaptive CNS plasticity? Nat Rev Neurosci, 7, 873-881.
[13] GS Moseley & JWS Vlaeyen (2015) Beyond nociception: the imprecision hypothesis of chronic pain. PAIN, 156 35–38.