Sans papiers : LAMal et accès effectif aux soins
L’accès aux soins est garanti par la loi pour les sans-papiers et les requérants d’asile déboutés. En théorie tout va bien, mais des questions pratiques se posent, pas seulement pour les traitements «lourds».
Par Gabrielle Steffen, docteure en droit de l'Université de Neuchâtel, Den Helder (Pays-Bas)
L’assurance-maladie de base définie par la LAMal[1] est la clé principale d’accès aux soins en Suisse. Le principe de l’universalité de la couverture LAMal implique que toute personne qui a son domicile en Suisse, en vertu des art. 23ss du Code civil, a l’obligation (et le droit) de s’assurer et a, de ce fait, accès aux soins couverts par cette assurance. Les assureurs-maladie ont l’obligation d’accepter ces personnes sans réserves et ne peuvent pas les exclure de l’assurance, même en cas de non-paiement des primes. Cette notion de domicile est très large et ne dépend pas de la possession d’un titre de séjour ; l’intention de s’établir au lieu concerné suffit. Un requérant d’asile dont la demande a été définitivement rejetée et qui n’est que toléré en Suisse peut se prévaloir de ces dispositions.
La couverture LAMal pour tous
Pendant toute la durée de la procédure d’asile[2], les requérants d’asile qui ne peuvent subvenir à leur entretien par leurs propres moyens (plus de 94% en 2015[3]) sont au bénéfice de l’aide sociale réglée par les cantons, qui comprend aussi la couverture d’assurance-maladie de base, parfois avec un modèle imposé (médecin de famille, HMO). Comme les autres assurés, les requérants d’asile ont accès au système de soins suisse en vertu du principe de l’égalité de traitement.
Les requérants d’asile qui sont frappés d’une décision de renvoi exécutoire (décision de non-entrée en matière ou demande d’asile refusée) constituent une catégorie particulière de sans-papiers[4] et font l’objet d’une réglementation spéciale. Une fois que la décision est entrée en force et que le délai de départ est écoulé, ils sont considérés comme partis. Ils sont alors exclus de l’aide sociale, leur départ est annoncé à l’assurance-maladie et l’échéance de prime est suspendue. S’ils sont en situation de détresse, ils peuvent demander (à leur initiative personnelle) une aide d’urgence qui comprend la couverture d’assurance LAMal [5] ; en 2015, moins de 50% l’ont fait[6]. Les autres personnes qui se trouvent encore en Suisse restent assurées (couverture dormante), mais le paiement des primes est suspendu dès que leur départ est annoncé. La couverture est activée lorsque des soins doivent être remboursés.
Le principe de l’universalité de la couverture LAMal s’applique à toutes les personnes, même en l’absence de titre de séjour, parce qu’elles sont domiciliées en Suisse. Du point de vue strictement légal, elles sont toutes assurées LAMal ; il n’y a donc pas de lacune dans la législation. C’est aussi la conclusion du Conseil fédéral : «pour ce qui est de la conception de l’obligation de s’assurer, aucune lacune normative n’a été repérée »[7].
Les inégalités d’accès sur le terrain
En théorie, tout va pour le mieux : toutes ces personnes sont assurées et ont accès aux soins couverts par la LAMal. Il n’est donc pas nécessaire de faire appel au filet de secours constitué par le droit aux soins essentiels, minimum absolu garanti par l’art. 12 Cst.[8] indépendamment de toute considération financière ou d’assurance. Dans plusieurs centaines d’arrêts, le Tribunal administratif fédéral définit que les soins essentiels sont les soins d’urgence et de médecine générale, absolument nécessaires à la garantie de la dignité humaine[9].
Cependant, dans son rapport de 2012, le Conseil fédéral lui-même constate que le principe de l’égalité d’accès aux prestations pour l’ensemble des personnes tenues de s’assurer, indépendamment de leur statut légal, n’est pas garanti. Réalité et théorie ne coïncident pas : entre 80 et 90% de sans-papiers ne sont pas assurés (estimation[10]). Ceci s’explique sans doute par plusieurs raisons. Parmi elles :
- la LAMal est fédérale, mais une partie de sa mise en œuvre incombe aux cantons : contrôle de l’obligation d’assurance, réduction de primes pour les assurés de condition économique modeste et organisation de l’infrastructure de soins ;
- deux types de législation, LAMal et LAsi, sont en tension, avec des intérêts différents. Les échanges d’informations entre les organes respectifs peuvent constituer un obstacle important pour l’accès effectif aux soins : par crainte d’être découverts, les sans-papiers repoussent une visite médicale jusqu’à ce que la nécessité en devienne absolue ;
- presque toutes les démarches reposent sur l’initiative de la personne. Là encore, le risque est grand qu’elles soient repoussées jusqu’au moment où la personne concernée est gravement atteinte dans sa santé et que des coûts élevés sont imminents.
L’entrée du système et le «bas seuil»
Selon la loi, toutes les personnes assurées ont droit aux soins couverts par la LAMal, quel que soit leur statut. Les sans-papiers et les requérants d’asile déboutés ont donc accès à ces prestations, comme n’importe quel autre assuré, en vertu du principe de l’égalité de traitement. Pourtant, les points d’interrogation sont nombreux.
Un des problèmes réside dès l’entrée dans le système de soins. Comment ces personnes vont-elles trouver cette entrée? A cet effet, il existe des structures de soins spécifiques, soit intégrées à des hôpitaux ou polycliniques publics (médecine de premier recours), soit gérées par des ONG (centres à bas seuil). Les expressions de premier recours et à bas seuil indiquent-elles qu’il s’agit de la porte d’entrée au système de soins ou impliquent-elles aussi, surtout pour les 80 à 90% de sans-papiers non assurés de fait, qu’on dispense des soins plus simples ? Y a-t-il une différence qualitative entre les soins fournis aux sans-papiers, particulièrement les 80 à 90 % non assurés de fait, et ceux fournis au reste de la population ?
Il est vraisemblable que toute personne a également accès aux soins d’urgence et de premier recours (ou de médecine générale), quel que soit son statut d’assurance. A noter que ces soins représentent justement ce minimum absolu couvert par le droit aux soins essentiels.
Les traitements «lourds» et de longue durée
Les gros points d’interrogation ont trait aux traitements « lourds », coûteux et surtout aux traitement de longue durée. N’y a-t-il vraiment aucune distinction faite entre les assurés et les personnes qui, dans les faits, ne le sont pas ? Qu’en est-il des soins psychiatriques impliquant une psychothérapie de longue durée ?
Pour les requérants d’asile frappés d’une décision de renvoi définitif qui sont assurés LAMal, qu’en est-il des traitements coûteux de longue durée dont on présume qu’ils ne pourraient plus être poursuivis dans le pays de destination ? Est-ce qu’un traitement complexe ou de dernière génération sera engagé en Suisse, sachant que le départ du requérant vers un pays qui ne pourra pas en assurer la continuation est proche ?
Ces requérants peuvent essayer d’obtenir une admission provisoire pour nécessité médicale en Suisse[11], mais le Tribunal adminstratif fédéral est restrictif. Par le biais du droit aux soins essentiels, il détermine si les soins que le requérant pourra recevoir dans son pays sont suffisants et donc si le renvoi est raisonnablement exigible. Il répète régulièrement que les traitements de dernière génération n’entrent pas dans la définition des soins essentiels et souligne qu’il n’appartient pas à la Suisse de pallier les disparités économiques entre pays.
Le principe de l’égalité de traitement exige aussi un traitement spécifique qui tienne compte des situations différentes. Pour les requérants d’asile se pose la question de structures spécifiques, aptes à prendre en compte les particularités médicales et culturelles liées à leur situation, aux traumatismes, au parcours de migration et à leur région de provenance. Y a-t-il assez de structures aptes à répondre à ces besoins ? Le problème linguistique est-il suffisamment pris en compte ?
L’obligation d’assurance et l’accès effectif aux soins
Le rapport du Conseil fédéral déjà cité souligne une volonté claire de renforcer l’obligation d’assurance LAMal, considérant qu’elle forme l’instrument central visant à garantir l’accès aux soins, aussi pour les sans-papiers. Il ne s’agit donc pas d’exclure certaines personnes du système de soins centré sur la LAMal en les abandonnant au filet de secours garanti par l’art. 12 Cst.
Un système de soins à géométrie variable n’est pas souhaité. Par contre, les problèmes pratiques évoqués montrent une autre face de la réalité. N’y a-t-il pas un double langage entretenant le flou entre idéal et pratique ? L’accent est toujours mis sur l’obligation d’assurance LAMal, présumant que si cette obligation vise toutes les personnes concernées, l’accès aux soins est garanti. La LAMal, qui suppose une solidarité entre payeurs de primes, est-elle vraiment la bonne réponse ?
A l’heure actuelle, il faut toujours constater qu’une grande partie des sans-papiers ne sont pas assurés. Faut-il se résigner à accepter un accès différencié aux soins en Suisse ? Ne faudrait-il pas plutôt agir directement sur l’accès aux infrastructures de soins ? L’objectif principal n’est-il pas d’inciter, et pas seulement en théorie, les personnes à consulter dès que c’est nécessaire ?
Lire aussi l'article de Nathalie Brunner, La langue : obstacle aux droits des patients.
[1] LAMal : loi sur l’assurance-maladie, RS 832.10
[2] Pour les différents statuts, l’aide sociale, l’aide d’urgence : Fanny Matthey, Procédures d’asile et pluralité de statuts, 2012.
[4] Ce terme est communément utilisé en Suisse pour définir les personnes qui n’ont pas les papiers nécessaires qui leur permettraient d’y séjourner en toute légalité ; cf. Fanny Matthey op. cit., p. 12.
[5] art. 82a LAsi et art. 92d OAMal
[6] Rapport de suivi sur la suppression de l’aide sociale, Secrétariat d’Etat aux migrations, juin 2016. En format pdf
[7] Rapport du Conseil fédéral du 29 mai 2012, Assurance-maladie et accès aux soins des sans-papiers. En format pdf
[8] Cst. : Constitution fédérale de la Confédération suisse , RS 101
[9] En référence à Gabrielle Steffen, Droit aux soins et rationnement, 2002, et : Pourquoi un droit aux soins ? Quel droit ? Quels soins ? Pour qui ? 2007.
[10] Selon le rapport du Conseil fédéral du 29 mai 2012, p. 6, op cit.
[11] art. 83 al. 4 LEtr