Les leçons de (la) vie de Bertrand Piccard
Bertrand Piccard est connu pour ses exploits aéronautiques. Dans son dernier livre, ces expériences sont mises en parallèle avec son métier de psychiatre. Focale sur la nouvelle approche thérapeutique pour laquelle plaide l’auteur.
Par Jean Martin, ancien médecin cantonal vaudois et membre de la Commission nationale d’éthique
A l’évidence, Bertrand Piccard manifeste l’esprit d’explorateur qu’ont montrée avant lui Auguste, son grand-père, et Jacques, son père. Au-delà de ses exploits dans le ciel, ce qui est particulier chez lui réside dans son intérêt marqué pour la spiritualité. Dans sa thèse de médecine déjà, il avait interviewé des patients ayant passé par de graves maladies et autres drames, s’intéressant à ce que la souffrance avait pu leur apporter spirituellement ou philosophiquement, en développant chez eux une « pédagogie de l’épreuve ».
Dans son dernier livre Changer d’altitude [1], l’auteur commence par analyser notre besoin de contrôle, la peur de l’inconnu, la tendance à se réfugier dans notre zone de confort. « Au lieu d’être conditionnés dans des certitudes, il faudrait saisir qu’il existe des milliers de manières de penser, de réalités différentes. (…) Nous apprenons à nous comporter comme si tout dépendait de nous seuls. Cela fait abstraction de l’imprédictibilité de la vie. » Pour le psychiatre, il ne vaut la peine de chercher à contrôler que ce que nous sommes capables de contrôler, en d’autres mots, et pour citer un proverbe, « n’aboyer que si l’on peut mordre ».
Sa pratique d’aéronaute lui fait découvrir tous les apports possibles de situations où, précisément, on n’a pas de contrôle : « Il m’a fallu attendre de devenir pilote de ballon pour réaliser à quel point l’efficacité du contrôle a ses limites. » Première course transatlantique en montgolfière : « Wim Verstaeten et moi nous sommes retrouvés devant un paradoxe. D’un côté, nous étions totalement dépendants du vent qui nous poussait, prisonniers de la météorologie, et de l’autre nous étions totalement libres d’être nous-mêmes, comme affranchis du passé et de l’avenir. (…) Ce que j’ai rapporté de cette aventure est la conviction que notre peur viscérale de l’inconnu est à l’origine d’une majorité de nos souffrances et que notre volonté de contrôle nous fait souvent manquer les cadeaux de l’existence. » Et de conclure sur ce thème : « La relation de confiance entretenue avec le doute et l’inconnu a augmenté notre sentiment de liberté. L’inconnu est devenu un allié. »
Ecouter les arguments opposés
Lorsqu’il décrit des moments marquants de ses voyages, des questionnements s’entendent tant au sens propre qu’au sens figuré. Ainsi, comment savoir si et quand se battre contre le vent ou au contraire aller avec lui ? Ou comment savoir changer d’altitude, de niveau de compréhension ou d’action, vers le haut ou vers le bas ?
De ces questions résulte pour Bertrand Piccard une nécessaire ouverture d’esprit. « Ce qui est passionnant, si nous nous imaginons capables d’évoluer, c’est d’écouter des arguments opposés aux nôtres et d’affaiblir ainsi peu à peu nos propres convictions. (…) Arrêtons-nous un instant pour nous demander : ‘Que serait le contraire de ma réaction instinctive ?’ (…) La remise en question des convictions communément admises est devenue mon fil rouge. Je suis devenu un hérétique, dans le sens étymologique de celui qui revendique le droit de choisir, par opposition à l’obligation d’accepter les dogmes. »
L’auteur plaide pour que l’école forme les jeunes à cet état d’esprit. « Les cours de religion devraient mentionner ce que les autres religions pensent de la nôtre. Le cours d’histoire devrait laisser la parole aux autres cultures. La science devrait présenter notre médecine comme une des multiples façons de soigner, sans occulter les approches chinoise, ayurvédique ou chamanique (…) On devrait également laisser de la place à l’inconnu, aux sujets pour lesquels personne ne peut apporter d’explications, comme les guérisons spontanées, les miracles, les hypothèses de vie extraterrestre. (…) A ce titre, le domaine des points d’interrogation et des doutes devrait trouver autant de place dans les programmes scolaires que celui des acquis (…) si nous voulons développer chez les jeunes générations les facultés indispensables à trouver leur place dans un monde qui requiert de plus en plus de flexibilité et de moins en moins de certitudes. »
Cerner les apports des diverses médecines
Bertrand Piccard pratique beaucoup l’hypnose avec ses patients et ses co-aéronautes dans leurs longues traversées en ballon. Pour résumer son propos sur ce thème : avec l’hypnose, le patient est amélioré sans qu’on en connaisse vraiment le mécanisme ; avec la psychanalyse, le malade ne guérit pas mais comprend pourquoi il souffre… Pas de doute : l’auteur préfère la première approche ! Il pratique aussi l’auto-hypnose et conseille à ses lecteurs : « Aux autres, il n’est pas adéquat de tout dire, mais à soi-même si. Soyez honnêtes avec vous-même, avouez-vous les plus inavouables pensées qui peuvent vous traverser la tête… Vous n’en serez que plus libres de vous en affranchir. »
Si l’auteur développe son concept d’écomanité, rassemblant sous un même toit économie, écologie et humanisme, il évoque aussi beaucoup la médecine. « La médecine occidentale est un exemple de captivité dans une unique et même altitude. Elle nous limite encore aujourd’hui à une seule façon de soigner, selon les critères scientifiques statistiquement prouvés. La preuve provient du système même qui a fixé les règles. Toute autre approche est rejetée car non conforme au dogme de départ (…) Je rêve d’une médecine qui ajouterait à sa panoplie de soins scientifiques toutes les approches alternatives, comme autant d’outils différents qui permettraient de soigner nos patients plus efficacement. »
L’auteur donne plusieurs précisions sur les différences entre les médecines. « Les approches médicales issues d’une tradition ésotérique, par opposition à l’allopathie, considèrent que l’être humain est composé d’un corps physique et de plusieurs corps énergétiques de qualités vibratoires différentes. (…) Nous ne sommes pas ici dans la psychosomatique, mais dans l’énergéticosomatique. Les traitements comme l’acupuncture, l’homéopathie, l’ayurvéda, tentent de soigner le niveau subtil en agissant sur la circulation d’énergie. (…) La Faculté est convaincue que l’énergie est limitée aux réactions chimiques à l’intérieur des cellules. Quand reconnaîtra-t-on qu’elle entoure l’entier du corps et circule à travers les méridiens d’acupuncture ? »
Revoir profondément la relation thérapeutique
La relation entre patient et médecin est passée au crible critique. « Dans notre société, il est trop souvent exigé que le patient s’adapte au système de valeurs de son thérapeute plutôt que l’inverse. Essayez pendant votre prochaine consultation d’expliquer que vous êtes également suivi par un praticien de médecine alternative… Regrettable qu’il faille que le patient se fonde dans un moule pour avoir l’honneur d’être accepté en traitement. » A propos des expériences et des acquis spirituels des patients ayant traversé des épreuves majeures, l’auteur parle de « décalage abyssal entre tous ces témoignages et les préoccupations médicales modernes. Nous sommes en droit de nous demander si les médecins parlent le même langage que leurs patients. »
L’auteur conclut : « La première action du thérapeute devra stimuler la confiance dans le changement (…) J’ai dû attendre d’être un pilote de ballon pour devenir un bon thérapeute. Lorsque je volais face au vent avec mon aile Delta, je pensais devoir être le pilote de la thérapie. Comme aéronaute, j’ai compris que mon meilleur rôle était celui de météorologue de mon patient. Je n’ai pas à le contrôler mais à lui présenter les différentes manières de penser et d’agir. Ma responsabilité est de l’encourager à tester ces différentes altitudes, afin qu’il trouve par lui-même la trajectoire qui lui conviendra. »
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Bertrand Piccard est un homme surprenant. Sans doute ne s’agit-il pas d’abandonner le nécessaire esprit critique parce qu’il a fait des choses hors du commun et vécu des situations que la grande majorité d’entre nous n’approcherons jamais. Cela étant, on ne saurait à mon sens balayer du dos de la main, parce que cela défrise trop, ce qu’il tire d’expériences, de vécus, de convictions tirées d’engagements sérieux dans des voies différentes. L’option d’avoir mis ensemble des problématiques et des dimensions très diverses pourra susciter telle ou telle réserve, la critique de « tout mélanger ». J’accorde pourtant à l’auteur le mérite de s’être jeté à l’eau – ou faudrait-il dire dans l’air ?
Pour le reste, chacun jugera en gardant peut-être à l’esprit cette citation : « Il me semble que personne, qu’on soit un individu isolé, un chef d’entreprise ou un homme politique, ne peut fonctionner correctement sans être prêt à s’ouvrir au contraire de ce qu’il a toujours pensé. Il n’y a pas de véritable capacité de décision et d’action sans la liberté d’abandonner ses convictions, de raisonner en dehors de ce que nous avons appris et nous a conditionnés. »
[1] Changer d’altitude – Quelques solutions pour mieux vivre sa vie. Paris : Editions Stock, 2014, 302 pages.