Le jeu d’échecs, puissant stimulateur cérébral
Une expérience atteste que les échecs représentent un outil efficient pour faire travailler la mémoire des personnes touchées par des pathologies neurologiques ou psychiatriques. Ils contribuent aussi à la réintégration dans la vie sociale.
Par Myriam Noël-Winderling, spécialiste en neuropsychologie FSP, Gilles Miralles [1], Grand maître international d’échecs, Delphine Schorno, éducatrice sociale HES, Atelier 6ème Sens, Sandrine Longet Di Pietro, directrice Itinéraires d'Intégration, et Jean-Frédéric Vautard, responsable Atelier 6ème Sens, Fondation Foyer-Handicap, Genève
Étudier des problèmes d’échecs et jouer des parties dans un atelier d’activités thérapeutiques ? C’est le défi que l’Atelier 6ème Sens, de la Fondation Foyer-Handicap [2] à Cressy, a cherché à relever. L’activité contribue en effet à un travail sur les trois fronts altérés par la pathologie neurologique, psychiatrique et les situations de handicap : cognitions, sociabilité et santé psychique.
Les usager·e·s handicapé·e·s des ateliers et de la Fondation présentent des besoins en évolution. C’est selon les enjeux institutionnels de ces évolutions— « vieillissement de la population handicapée et évolution de la nature des handicaps (moins de handicaps physiques) » — que l’idée d’un nouvel atelier a vu le jour.
Depuis 2018, l’atelier 6ème Sens se développe, appuyé sur des concepts tels que la valorisation des rôles sociaux (Wolfensberger [3]) et le modèle de développement humain — processus de production du handicap (Fougeyrollas [4]).
Dix-huit activités fixes ou ponctuelles sont d’ores et déjà mises en place. L’équipe encadrante de l’atelier, composée d’une éducatrice sociale, d’assistantes socio-éducatives et de maître·sse·s socio-professionnel·le·s, propose des accompagnements mixtes individualisés basés sur des objectifs socio-éducatifs, dans le but de favoriser la participation sociale ainsi que l’identité professionnelle de chacun·e. Chaque usager·e est accompagné·e dans le maintien et le développement de ses aptitudes et savoir-être dans les domaines cognitif, social, moteur et psychique.
L’activité échecs, proposée depuis 2017, s’adresse à des personnes cérébrolésées ou atteintes de troubles psychiatriques. Il regroupe huit à dix personnes. Les trois premières années, les séances furent coanimées par le Grand maître international Gilles Miralles, ancien champion de France d’échecs et par Myriam Noël-Winderling, spécialiste en neuropsychologie. Un·e membre de l’équipe de l’Atelier participait également. Depuis 2020, l’équipe encadrante a pris le relais complet de l’animation.
Les séances hebdomadaires d’une heure sont divisées en deux parties : la théorie, avec un cours sur un thème, et la pratique, avec un temps de jeu libre, supervisé.
Les sujets abordés suivent une progression selon trois axes : l’axe matériel avec l’apprentissage des règles du jeu, celui spatial avec la maîtrise de l’espace sur l’échiquier ainsi que des interactions entre les pièces (attaque, défense…) et l’axe temporel avec l’élaboration de plans ciblant des objectifs. La méthode d’apprentissage de Gilles Miralles est inspirée de la théorie du chunking [5].
Restauration cognitive
La pratique des échecs mobilise de nombreuses fonctions intellectuelles en même temps. Elle recrute les capacités exécutives, d’organisation, d’inhibition et de planification à différents niveaux de complexité.
Les habiletés visuo-spatiales profitent de l’encodage de l’échiquier par ses coordonnées. Les déplacements des pièces exercent le repérage dans l’espace, les schèmes moteurs, l’orientation du mouvement et la mentalisation des déplacements. La mémorisation des positions utilise la mémoire des événements, dite explicite. À mesure de l’avancée d’une partie, son histoire se constitue, avec les pièces comme traces de ce qui s’est passé. La mémoire de travail intervient pour se souvenir du coup joué par l’adversaire ou soi-même.
L’apprentissage des règles se fait dans la mémoire procédurale et implicite, par des mécanismes relativement préservés lors d’atteintes neurologiques. Cela permet des acquisitions même quand les troubles mnésiques sont sévères.
La pratique régulière du jeu renforce les passerelles entre les différents types de mémoire, améliore la connectivité entre les zones cérébrales et implémente de nouvelles connaissances. Le jeu d’échecs mobilise l’attention dans toutes ses dimensions, soutenue, sélective, divisée et partagée. Enfin, il est un support au développement de la pensée créative.
Sociabilité et sécurité psychique
Les participant·e·s de l’atelier sont amenés à porter une attention commune sur un objectif partagé, ce qui favorise la constitution d’un moi groupal solidaire et soutenant. La prévision des conduites d’autrui s’appuie sur le recrutement du réseau des neurones miroirs, responsable de toute cohésion sociale.
La communication et l’échange entre les joueur·se·s sont requis et facilités par le contexte ludique. La créativité groupale renforce sa confiance en l’autre. Les rapides progrès constatés, même en cas de difficultés cognitives renforcent la confiance en soi et la sécurité psychique. Ce renforcement est soutenu également par la possibilité de développer des capacités dans un domaine parfois inconnu, tel un défi.
Maîtrise des émotions
L’atelier échecs doit tenir compte des difficultés des participant·e·s et s’employer à faire travailler chacun·e selon ses ressources. Des déficits exécutifs entravent par exemple le calcul des variantes et l’appréhension de la chronologie des faits sur l’échiquier. Des troubles mnésiques altèrent l’intégration des éléments des séances précédentes. Les participant·e·s peuvent peiner à accomplir plusieurs tâches à la fois. Il s’agit alors de ne pas causer de fatigue excessive pouvant aggraver ces lacunes.
Dans la phase de jeu libre, le souci des animateur·trice·s porte sur la capacité des joueur·se·s à faire preuve d’initiative et de contrôle pour mener une partie du début à la fin. Des facteurs psychiques peuvent empêcher d’engager « le combat » par peur de perdre ou de subir une nouvelle blessure narcissique. Cette perte d’élan doit être canalisée sous peine de conduire à des réactions antagonistes voire agressives, ou à l’abandon dans une posture de résignation. L’imagination créatrice est soutenue et encouragée. Pour progresser aux échecs, il faut faire travailler ses fonctions intellectuelles, mais aussi maîtriser ses émotions.
Progrès flagrants
L’équipe encadrante a choisi de ne pas utiliser de batteries de tests cognitifs avant-après. L’objectif reste de créer un atelier intégratif et d’éviter toute visée d’évaluation basée sur la performance.
L’observation mène cependant à certaines constatations. D’abord, les participant·e·s se rappellent généralement des règles de base, ainsi que d’une grande partie des notions abordées dans les précédentes sessions. On remarque également que la première partie du cours est suivie avec une grande attention par les joueur·se·s et leur implication va bien au-delà des espoirs des professionnel·le·s de l’Atelier.
Les habiletés visuo-constructives progressent même pour les personnes les plus en difficulté et les routines de balayage de l’espace s’améliorent. Le raisonnement se met en place, favorise la maîtrise d’une chronologie simple dans l’ordre des coups joués, d’envisager des conduites prévisionnelles et de s’adapter à l’imprévu.
Conduire une partie du début à la fin est un effort mental considérable. Peu importe la qualité intrinsèque des coups, chacun·e a fait des progrès constants.
Lors d’une session de jeu, certains éléments se révèlent des indicateurs pertinents, comme la vitesse d’exécution des coups, les mouvements des yeux ou les atermoiements dans le geste. Cela aide à vérifier le temps de réaction du·de la joueur·se et la labilité du processus.
Intégration des apprentissages
Le jeu d’échecs a poussé les participant·e·s à réfléchir différemment et a sollicité de nouvelles voies mentales. Il a contribué à un rapprochement et à une sortie de l’isolement de certain·e·s d’entre eux·elles. Une participante s’est ainsi inscrite, dans la foulée de l’atelier, à un club d’échecs qu’elle a fréquenté assidument et de manière autonome.
L’atelier échecs est un lieu d’échange relationnel basé sur le partage plutôt que l’évitement ou le rejet. Il constitue ainsi une étape majeure dans la reconstruction d’une identité personnelle et la poursuite d’un processus de subjectivation que le handicap et l’institutionnalisation fragilisent. La qualité de la relation entre plusieurs participant·e·s, qui ont expérimenté l’entraide dans les apprentissages et la pratique du jeu, s’est nettement améliorée.
Ces sessions hebdomadaires sont des moments doux d'investissement d'une activité. Le groupe parvient à se percevoir comme un collectif solidaire.
Certain·e·s joueur·se·s ont organisé de manière autonome, au-delà du temps prévu à Cressy, des « séances clandestines » avec de nouvelles personnes. Cette habitude vespérale réunit maintenant des gens qui ont pu créer une amitié à l’intérieur de leur Résidence. L’atelier montre qu’une activité effectuée dans le plaisir favorise à la fois la qualité subjective du moment et l’intégration des apprentissages.
Le jeu d’échecs est un éminent stimulateur cérébral. Il favorise l’acquisition de compétences transposables dans la vie quotidienne. Il s’inscrit comme un vecteur d’universalité, qui permet de fédérer et de communiquer de manière différente, en réunissant des personnes aux parcours divers, quelquefois opposés et souvent fracturés. Prendre du plaisir, réfléchir, interagir, se révéler est l’essence même de l’existence.
[1] Gilles Miralles est décédé entre la fin de la rédaction de cet article et sa publication.
[2] Cette structure genevoise est un lieu de travail destinée à des personnes en situation de handicap ne pouvant pas, en l’état, répondre à une demande de rentabilité de production.
[3] Wolfensberger, W. (1991). La valorisation des rôles sociaux : introduction à un concept de référence pour l'organisation des services. Éditions des Deux continents.
[4] Fougeyrollas, P. (2010). Le Processus de production du handicap (PPH). La funambule, le fil et la toile : Transformations réciproques du sens du handicap. Québec, CA : Les Presses de l'Université Laval. Retrieved from http://www.ebrary.com.acces.bibl.ulaval.ca
[5] La théorie du chunking désigne ici l’apprentissage de mécanismes du jeu par reconnaissance de modèles récurrents.
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Myriam Noël-Winderling et al., «Le jeu d’échecs, puissant stimulateur cérébral», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 10 mars 2022, https://www.reiso.org/document/8699