L’évidence écosystémique du partenariat de soins
Le développement du partenariat de soins fait face à de multiples enjeux, surtout pour l’appliquer tout au long du parcours de santé des patient·e·s. Des recommandations ont été émises dans le cadre d’une recherche lausannoise.
Par Philippe Anhorn, Docteur en business administration, directeur du Réseau Santé Région Lausanne
Depuis quelques années, le partenariat de soins est bien présent dans certaines institutions et consultations médicales. Il ne constitue toutefois pas encore – et de loin ! – la norme des systèmes de santé, c’est-à-dire tout au long de la chaîne de soins.
La notion de « patient au centre », brandie comme un slogan par beaucoup de professionnel·le·s, s’est imposée comme un standard au nom duquel les patient·e·s restent l’objet de l’attention – fut-elle bienveillante – des soignant·e·s. Cependant, ils et elles ne participent toujours pas à la co-construction de leur propre projet. En clair : on continue à faire « pour » au lieu de faire « avec ».
Les auteurs du Montreal Model (Pomey et al.) ont pourtant démontré l’importance de prendre en compte les savoirs expérientiels des patient·e·s non seulement dans les soins, mais aussi dans l’organisation et la gouvernance, dans la définition des politiques de santé, dans la formation et la recherche. Restait à démontrer pourquoi et comment déployer ce partenariat dans un système régional de santé, et non isolément par quelques-uns de ses acteurs. Comme dans un écosystème d’affaires, l’ensemble des parties doit partager les valeurs, le langage et les pratiques qui visent à atteindre un objectif commun. Ainsi, des propositions et recommandations sur la manière d’envisager un véritable déploiement systémique du partenariat peuvent être formulées. [1]
Le modèle des écosystèmes d’affaires
Le déploiement du partenariat de soins a d’abord été examiné sous l’angle des théories du changement organisationnel (Van De Ven & Poole / Kerber & Buono). Cependant, elles ont semblé difficiles à opérationnaliser dans un domaine où le changement est plus incrémental que radical. Après un détour par la sociologie de la traduction (Callon), il a été souhaité de conserver une approche « organique », tout en revenant vers un cadre mieux adapté au management. Celui des écosystèmes d’affaires (Moore 1993, 1996) a été retenu.
De fait, il a été relativement aisé de représenter (fig. 1) un système régional de santé (le Réseau Santé Région Lausanne dans cet exemple) en s’inspirant du modèle des écosystèmes d’affaires de Moore. Les « client·e·s directs » et « client·e·s de mes client·e·s » peuvent être simplement transposés en « patient·e·s et proches ». Le rôle des services de l’Etat, figurés dans l’écosystème de santé au sens large, s’avère d’autant plus intéressant qu’il comprend non seulement les services de santé ou d’action sociale, mais également ceux qui pilotent d’autres politiques publiques (environnement, aménagement du territoire, etc.), dont on sait l’impact encore plus important parmi les déterminants de la santé.
Dix suivis de situations
Dans une posture épistémologique constructiviste pragmatique, des méthodes mixtes (Creswell et Plano Clark) ont été utilisées. L’axe principal était qualitatif : une recherche-intervention sur l’introduction du projet de soins anticipé (ProSA) au sein du Réseau Santé Région Lausanne a permis de suivre une dizaine de situations cliniques. En plus, des entretiens avec les patient·e·s, leurs proches, les professionnel·le·s et les responsables des institutions impliqué·e·s ont été organisés.
Parallèlement, cette recherche a été contextualisée grâce à deux enquêtes par questionnaires. Celles-ci ont été conduites à une année d’intervalle auprès des acteurs du réseau, jalonnées par des entretiens exploratoires et/ou explicatifs. En tout, 619 contributions individuelles ont été recueillies, provenant de 504 professionnel·le·s et de 115 patient·e·s.
Quatre idées forces
L’analyse des résultats a fait ressortir quatre idées-forces. La première montre que le partenariat de soins est en marche. Il ne s’agit pas de savoir s’il est opportun de l’introduire dans nos systèmes de santé (près de 90% des acteurs disent le connaitre et le pratiquer), mais bien d’accompagner son déploiement de manière coordonnée, pour qu’il produise un maximum d’effets positifs, tant sur le fonctionnement du système que pour la santé de la population.
Ensuite, le déploiement du partenariat nécessite un plan d’actions. Si plus de 90% des professionnel·le·s affirment le pratiquer systématiquement ou occasionnellement, moins de 50% des patient·e·s le perçoivent effectivement. Il faut donc partager un langage et une culture, mutualiser les pratiques et les ressources puisque le temps investi par certains acteurs dans le partenariat profite plus tard à d’autres acteurs dans le système.
En troisième lieu, l’effet du partenariat sur la coordination du système de santé est certain, mais pas suffisant. Il est perçu comme un facteur de continuité des soins alors que les pratiques inter-organisationnelles se développent. Mais des freins structurels contrarient son déploiement. Citons l’absence de dossier électronique du patient, la fragmentation extrême des organisations et des financements, ou l’absence de recherche locale probante (evidence based) sur le sujet.
Enfin, le contexte temporel est favorable. La pandémie de Covid-19 a renforcé l’intérêt du partenariat pour près de 60% des acteurs interrogés. Le cadre national de régulation (loi sur l’assurance-maladie) intègre enfin la qualité et la coordination des soins comme des pistes sérieuses de maîtrise des coûts. Au plan cantonal, le soutien politique aux projets de partenariat est de plus en plus appuyé. Enfin, plusieurs de ces projets arrivent au terme de leur phase pilote pour être pérennisés.
Recommandations générales
Revenant vers la théorie, ces résultats ont pu être déclinés dans des recommandations générales, applicables théoriquement à n’importe quel système de santé, du moins dans les pays industrialisés (voir fig. 2).
Contemporain de la notion de « coopétition » (Nalebuff et al.), Moore a mis en évidence les enjeux de coopération et de compétition d’un écosystème d’affaires au cours des quatre phases classiques de son cycle de vie. Par analogie et sur la base de nos recherches, les enjeux qui s’appliquent plus spécifiquement à un écosystème régional de santé ont été formulés. Cette généralisation s’avère plausible, même si un biais de sélection n'a sans doute pas pu être totalement évité (la plupart des participant·e·s aux enquêtes et interviews étant sans doute favorable au partenariat). Cependant, le nombre de contributions recueillies, ainsi que les pistes pour de futures recherches déjà activées, laissent penser que ces résultats sont valides.
Huit recommandations managériales
Ces mêmes recherches ont contribué à formuler des recommandations à impact managérial pour le déploiement du partenariat de soins dans le Réseau Santé Région Lausanne. Attention : des patient·e·s partenaires devront être associé·e·s à la validation, à la mise en œuvre et au suivi de ces préconisations.
Cinq recommandations opérationnelles ont été émises. Celles-ci indiquent qu’il s’agit de mettre en place un programme de formation au partenariat de soins dans le réseau, d’organiser des rencontres, réunions, forums et communautés de pratiques sur le partenariat de soins et d’orienter la gestion des ressources humaines d’une manière qui favorise le partenariat de soins. Il est également conseillé d’intégrer le partenariat de soins dans les ressources, outils et méthodes et de définir et mettre en œuvre une stratégie de communication sur le partenariat de soins. En ce qui concerne la stratégie, il convient de déployer le dossier électronique du patient aussi vite que possible, d’introduire des modalités de financement par projet ou public-cible favorisant le partenariat de soins et, enfin, d’encourager la production d’une recherche locale fournissant des données probantes sur le partenariat de soins.
Quid d’un vrai partenariat à l’échelle régionale ?
par Paola Richard-de Paolis, professeure HES honoraire, ancienne directrice de la HETSL (HES-SO), retraitée, patiente-partenaire
A l’époque de mes recherches entre l’Italie, la France et la Suisse, j’ai étudié la mise en œuvre des autonomies locales socio-sanitaires en Italie. Je pense à la loi italienne « 180 » de 1978, qui a produit des avancées essentielles et montré de grandes limites, notamment du fait des énormes disparités entre sud et nord. J’ai grandi à Bologne, ville rouge depuis l’après-guerre et vitrine du développement des services socio-sanitaires, qui a beaucoup inspiré mon engagement dans le travail social.
En Suisse, les expériences de coordination dans le domaine de la santé ont également fleuri dès la fin des années 80, avec l’avantage d’une meilleure homogénéité de la qualité des soins, d’une grande densité d’infrastructures solides, voire « cossues », incomparables à celles de l’Italie du sud par exemple.
Mais quid d’un vrai partenariat de soins à l’échelle régionale ? Nos projets régionaux ont produit des effets certains, le·a patient· est bien évidemment censé·e être la première préoccupation de tout·e professionnel·le. Aujourd’hui retraitée et touchée par diverses pathologies, je constate pourtant que des disparités subsistent, même dans la région lausannoise dans laquelle les acteurs de la santé sont bien sensibilisés à ces questions. Par exemple, les centre médico-sociaux n’appliquent pas tous la même approche selon les quartiers (compétences, disponibilité, etc.). Après une hospitalisation, la qualité du suivi dépend beaucoup trop de l’infirmière de liaison, fonction qui n’existe d’ailleurs plus dans les cliniques privées. La question de l’intensité des soins désirés en cas d’urgence ou de perte de discernement est rarement abordée.
Le projet de soins anticipés s’avère prometteur : conduit par du personnel formé, il devrait permettre de pallier certains manques. Mon vœu est qu’il s’inscrive en coordination avec d’autres initiatives qui surgissent et donnent la parole aux patient·e·s-citoyen·ne·s. Il reste du soutien à obtenir tant sur le plan opérationnel qu’au plan stratégique. Les recommandations formulées par Philippe Anhorn dans sa thèse sont des apports concrets et utiles dans ce sens.
Bibliographie
- Callon, M., 1986. Éléments pour une sociologie de la taduction : La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc. Année Sociol. 19401948- 36, 169–208.
- Creswell, J.W., Plano Clark, V.L., 2018. Designing and conducting mixed methods research, Third Edition. ed. SAGE, Los Angeles.
- Kerber, K., Buono, A.F., 2005. RETHINKING ORGANIZATIONAL CHANGE: Reframing the Challenge of Change Management. Dev. J. 23, 23–38.
- Moore, J.F., 1993. Predators and Prey: A New Ecology of Competition. Bus. Rev. 71, 75–86.
- Moore, J.F., 1996. The death of competition: leadership and strategy in the age of business ecosystems, 1st ed. ed. HarperBusiness, New York.
- Nalebuff, B.J., Brandenburger, A.M., Cohen, L., 1996. La co-opétition: une révolution dans la manière de jouer concurrence et coopération. Village mondial, Paris.
- Pomey, M.-P., Flora, L., Karazivan, P., Dumez, V., Lebel, P., Vanier, M.-C., Débarges, B., Clavel, N., Jouet, E., 2015a. Le « Montreal model » : enjeux du partenariat relationnel entre patients et professionnels de la santé. Sante Publique (Bucur.) S1, 41–50.
- Van De Ven, A.H., Poole, M.S., 1995. Explaining Development and Change in Organizations. Manage. Rev. 20, 510–540.
[1] Cet article fait suite à la thèse de doctorat en management de l’auteur, travail qui a permis de formuler des propositions et recommandations sur la manière d’envisager un véritable déploiement systémique du partenariat. « Le partenariat de soins : une évidence écosystémique » (Thèse de doctorat de Philippe Anhorn, 2021)
Lire et voir également :
- Philippe Anhorn, Mathilde Chinet, Lila Devaux, France Nicolas, Robin Reber, «Quand patients, proches et soignants sont partenaires», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 23 mars 2020
- Voir « Ma thèse en 180 secondes » sur YouTube
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Comment citer cet article ?
Philippe Anhorn et Paola Richard-de Paolis, «L’évidence écosystémique du partenariat de soins», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 7 avril 2022, https://www.reiso.org/document/8829