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Écouter les seniors en matière de polymédication

Lundi 16.05.2022
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Les aîné·e·s qui consomment plus de quatre médicaments au quotidien développent un savoir profane. Pour autant, leurs besoins sont-ils entendus par les médecins et les pharmacien·ne·s ? Une recherche s’est intéressée aux enjeux.

Par Sophie Wicht, collaboratrice scientifique HES, Rachel Démolis, chargée de recherche HES, et Rose-Anna Foley, anthropologue et professeure associée, Haute école de santé du canton de Vaud (HESAV), Lausanne

Reflet d’une complexification de la médication liée au vieillissement de la population couplée à des formes multiples de chronicité, la polymédication, soit le fait de consommer plus de quatre médicaments différents par jour sur une longue durée, est devenue réalité pour une grande partie de la population âgée de 65 ans et plus. En effet, à l’heure actuelle, plus de 50% des personnes âgées souffrent d’au moins trois maladies chroniques les désignant comme « polymorbides ».

Leur médication peut s’avérer complexe, accroître les effets iatrogènes [1] et favoriser l’inobservance [2]. Ainsi, la gestion simultanée de médicaments par les usagers·ères et l’observance ont été questionnés lors d’une recherche socio-anthropologique menée à la Haute Ecole de Santé du canton de Vaud (HESAV) [3]. Son objectif était de saisir simultanément les expériences subjectives des traitements et des symptômes des personnes concernées, ainsi que les enjeux relationnels, sociaux, organisationnels, et économiques qui influencent leurs vécus.

L’équipe scientifique a rencontré une soixantaine de personnes, pour la plupart chez elles. En plus des entretiens et des observations ethnographiques de leurs pharmacies domestiques, huit entretiens filmés ont permis la création d’un film de recherche (1).

Les participant·e·s à l’étude ont été recruté·e·s à l’aide de trois modalités [4] : grâce aux partenaires du terrain (médecins, pharmaciens du CHUV et d’Unisanté), par la réponse directe à une annonce parue auprès d’associations de personnes âgées ou sur un flyer décrivant l’étude, ainsi que lors de la présence des chercheur·se·s dans des pharmacies et dans un centre hospitalier.

Lors des entretiens, les participant·e·s se sont exprimé·e·s sur leurs représentations de leurs maladies, leurs usages et leurs expériences des médicaments. Ils et elles se sont également prononcé·e·s sur les logiques influençant leur prise ou non prise de traitements.

Les résultats montrent qu’en n’ayant pas d’identité de malade avec une pathologie principale, ces personnes fréquentent plusieurs professionnel·le·s et spécialistes et passent souvent inaperçues des services de soins. Pourtant, elles gèrent chez elles sur le long cours des symptômes quotidiens liés à l’hypertension, au diabète, à l’hyperthyroïdie, au cholestérol, aux douleurs chroniques, aux troubles digestifs et au sommeil, aux risques cardiovasculaires ou encore à l’insuffisance hépatique.

En cumulant des problèmes « gérables » à la maison, les personnes polymédiquées sont pour la plupart des usagères fréquentes des pharmacies. De fait, la relation pharmacien·ne·s-client·e·s a évolué au cours des dernières décennies pour intégrer davantage de services de conseil. Il en émerge un certain nombre de questionnements, notamment autour du rôle de ces professionnel·le·s vis-à-vis de la polymédication des patient·e·s.

Les quelques études de sciences sociales s’intéressant de manière ciblée à la relation entre le·a pharmacien·ne-dispensateur·trice et le·a patient·e-consommateur·trice parlent de « paradoxe ». Celui-ci réside entre des usagers·ères reconnaissant la compétence du ou de la pharmacien·ne en tant que spécialiste du médicament et ces mêmes usagers·ères parfois expert·e·s lors d’achat de produits pour des usages plus communs. Ils vont alors avoir un recours plus « mercantile » voire « utilitariste » de l’apothicaire. En effet, le·a consommateur·trice-expert·e est parfois devenu·e spécialiste dans un contexte de démocratisation des savoirs en matière de santé (2).

Des stratégies pour respecter les prescriptions

Bien qu’ayant un grand nombre de remèdes à avaler, les personnes âgées font peu état de problèmes à respecter les prescriptions. Elles ont mis en place des routines et des circuits dans la maison pour ne pas oublier, utilisent des boîtes et des semainiers, des lieux de rangements et de stockages particuliers.

En cas d’oubli, certain·e·s n’hésitent pas à informer les pharmacien·ne·s et à soulever avec leur médecin généraliste la question d’arrêt de prise d’un médicament qui ne leur convient pas. Pour autant, très souvent leur observance est ouvertement concédée [5] : il s’agit d’un souci de sobriété médicamenteuse [6] en lien notamment à leurs expériences des effets secondaires et d’iatrogénie médicamenteuse. Si ces individus sont conscients de la nécessité de prendre leurs traitements, ils développent des stratégies de priorisation et de renoncement à d’autres médicaments jugés inutiles, inefficaces voire délétères.

En parallèle, des participant·e·s testent et mettent en place des schémas thérapeutiques alternatifs, tout en présentant des avis critiques à l’égard du système de santé. Ils et elles se sentent peu considéré·e·s et entendu·e·s dans leurs besoins et problématiques de santé. Leur avis peut aussi s’avérer critique envers des organismes de médecine alternative auxquels elles et ils ont eu recours, comme des cliniques de médecine chinoise. L’expérience et le ressenti d’effets secondaires, la considération et disponibilité des thérapeutes s’avèrent déterminants, quelle que soit la nature du traitement.

Le rôle des pharmacien·ne·s

Contrairement aux risques d’inobservance souvent décrits dans la littérature médicale en lien avec la polymorbidité, cette recherche montre que l’inobservance est globalement moins cachée par les usagers·ères, tant avec les pharmacien·ne·s qu'avec les médecins. Un oubli de médication sera plus aisément abordé avec le·a pharmacien·ne uniquement pour « ne pas déranger le médecin pour cela ».

Le·a pharmacien·ne reste cependant plus perçu·e comme un·e dispensateur·trice disponible pour donner des conseils sur des produits « simples », « basiques » mais peu liés à de « véritables » problèmes de santé ou pathologies. Souvent, le·a médecin explique la fonction du médicament et le·a pharmacien·ne « complète ». Il ou elle indique « quand le prendre et tout », en donnant « des petits conseils qui peuvent rendre service ».

D’autres participant·e·s considèrent que les médecins et les pharmacien·ne·s endossent des rôles complémentaires. La tâche du second semble alors essentielle pour le contrôle et la vérification des prescriptions. Il ou elle renseigne sur les effets secondaires et/ou indésirables, sur les interactions médicamenteuses, les allergies et sur des intolérances médicamenteuses suspectées. D’autre part, il ou elle devient « accompagnant·e interprofessionnel·le » lorsque de nombreux·ses spécialistes gravitent autour d’un senior.

La proximité entre le lieu d’habitation ou le lieu d’exercice du médecin traitant et la pharmacie, ainsi que le fait que celle-ci soit tenue par « la famille » (« je les connais-ils me connaissent »), motive souvent le choix d’une officine. Le lien personnalisé et l’adaptabilité du service, comme les livraisons à domicile, revêtent une grande importance, en particulier lorsque la mobilité a décru.

Aussi, certain·e·s usagers et usagères polymédiqué·e·s cherchent en particulier une aptitude du ou de la pharmacienne à indiquer une approche alternative « naturelle » à certains traitements allopathiques. Certain·e·s aîné·e·s ont développé une expertise dans le domaine des traitements homéopathiques et ont considéré le rôle important du ou de la pharmacien·ne lors de leur phase d’apprentissage. Le·a professionnel·le ne se révèle toutefois plus utile lorsque l’usager·ère est devenu·e indépendant·e, son expertise étant suffisante.

Une des qualités recherchées par ces client·e·s est l'efficacité du lien, c’est à dire que le·a professionnel·le connaisse le traitement et soit conscient·e de la connaissance dont l’usager·ère dispose : pour plusieurs, le contact avec des employé·e·s qui ne connaissent pas leur dossier et ne savent pas qu’il·elle dispose d’une expertise au niveau du traitement est source d’agacement. Ce rôle de conseiller·ère est néanmoins mis à mal du fait que les pharmacien·ne·s, dépourvu·e·s d’accès au dossier médical, ne possèdent pour seule information que l’ordonnance des médicaments. La vue d’ensemble de la situation de santé doit alors être reconstituée et se travaille nécessairement sur le long terme.

Ainsi, connaissance du dossier de la personne, relation mutuelle et personnelle, acquis scientifiques du pharmacien·ne et prise en compte de l’expertise profane de la maladie et des traitements dont l’aîné·e·s dispose sont centraux à la relation de ces usager·ères avec leurs pharmacien·ne·s.

L’expertise profane des usagers et usagères

Les connaissances et les savoir-faire acquis par l’expérience des maladies ou du soin, par expérimentation avec son propre corps, font partie des savoirs expérientiels. Les résultats de la recherche montrent que ces savoirs peuvent influencer profondément les stratégies mise en place par les personnes soignées. Elles se muent en effet, parfois, en de véritables « chercheur·e·s » lorsqu’il s’agit de s’intéresser à leur prescription médicamenteuse.

Entre le savoir expert et le savoir dit ordinaire ou profane, le fossé peut rapidement se creuser, les soignant·e·s tendant à reléguer celui des non-expert·e·s à un savoir insignifiant. Le monde des professionnel·le·s de la santé se confronte à celui des usagers et usagères. Aussi, si la plupart des soignant·e·s se disent sensibles et formé·e·s à une communication centrée sur le·a patient·e, des tensions entre enjeux économiques et besoins de cette population peuvent impacter la relation soignant·e/soigné·e.

L’inobservance des génériques, souvent décrite dans la littérature médicale comme liée à un manque d’information des usagers·ères, devient ici un enjeu de taille pour d’autres raisons : plusieurs personnes décrient les changements au profit de génériques, dans la mesure où ils entravent les routines mises en place pour parvenir à prendre les médicaments. Dans ces cas où la médication est nombreuse et les plans de prises complexes, doit-on renoncer, ou non, aux génériques pour faciliter l’observance par les usagers·ères polymédiqué·e·s ?

Le fait de modifier la médication pour des génériques sans concerter en amont les personnes concernées ne semble plus tenable, bien que la pratique soit courante. Cela questionne les limites de soins centrés sur le·a patient·e et jusqu’où les professionnel·le·s sont prêts à accompagner les seniors polymédiqués dans leur autonomie.

Des enjeux de société dont il faut débattre

Ces personnes cumulant des problèmes de santé courants et chroniques peuvent passer d’autant plus inaperçues qu’elles sont âgées. On retrouve un risque de faible investissement des soignant·e·s, en raison de l’âge et du fait qu’elles se situent à l’interstice de plusieurs disciplines (tout le monde et personne ne s’en occupe). Les notions autour du rapport d’égalité et d’équité, ainsi que la priorité des politiques sanitaires à l’égard des personnes âgées, s’inscrivent en décalage avec les réalités présentées par les principaux et principales intéressées.

Les patient·e·s chroniques âgé·e·s, devenu·e·s expert·e·s, pourraient pourtant jouer un rôle significatif. Grâce aux nouvelles formes de démocratie participative, ils pourraient contribuer au développement et à l’évolution du système de santé, dans un but d’efficacité et de justice (3,4). La recherche scientifique, notamment en sciences humaines et sociales, a également une mission capitale à jouer pour mettre en lumière le savoir profane des soigné·e·s et le relayer auprès des décideurs et décideuses politiques.

Dans l’espoir de favoriser une démarche participative, l’équipe scientifique de ce projet a créé un blog et un site internet (6). En outre, des débats sont organisés autour de la projection du film basé sur les données de recherche, en présence des protagonistes. Le rôle du·de la chercheur·se y est pensé comme celui d’un·e facilitateur·trice encourageant le partage horizontal en dehors du cadre clinique. Ainsi, des questions telles que : à quoi correspond le savoir profane et à qui reviennent les décisions si les soignant·e·s peuvent difficilement être à l’écoute de ce savoir, surtout lorsqu’il s’agit de problèmes courants liés au grand âge ? sont traitées comme des enjeux de société dont il faut débattre.

Sources

[1] Les effets iatrogènes médicamenteux sont les conséquences néfastes sur l’état de santé des personnes consommant des médicaments, prescrits par un·e professionnel·le de santé devant préserver, améliorer ou rétablir la santé.

[2] Le fait d’observer et de suivre les prescriptions est considérée ici moins dans sa définition médicale, de « compliance », qui sous-entend des écarts et une certaine soumission du patient au médecin, qu’en suivant une définition anthropologique qui considère ses logiques comme de possibles marges de manœuvre des personnes malades.

[3] FOLEY R.-A. « Les personnes âgées face à leur polymédication : approche socio-anthropologique des usages des médicaments et relation au dispensateur ».

[4] Certaines variables ont été identifiées comme étant potentiellement des éléments qui peuvent influencer l’usage des médicaments, comme l’âge, le type de pathologie et le parcours thérapeutique, la situation socio-économique ou encore le genre.

[5] Cette analyse fut plus largement développée lors d’une première communication effectuée dans le cadre de cette étude : Rachel Démolis Polymédication des sujets âgés : de l'observance concédée. Forum des Humanités en Médecine (13.12.2018).

[6] Ce point a été plus précisément analysé dans le cadre du texte présenté lors du congrès IX Medical Anthropology at Home 2021 :  Rachel Démolis, Thierry Buclin, Rose-Anna Foley Transfiguration of polypharmaceutical practices (08.10.2021).

Comment citer cet article ?

Sophie Wicht, Rachel Démolis et Rose-Anna Foley, «Écouter les seniors en matière de polymédication», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 16 mai 2022, https://www.reiso.org/document/9023

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