Quitter l’auditoire pour imaginer son futur métier
Première expérience de partenariat « Ecole et terrain » entre la HES-SO Valais et la Fondation Domus : une réflexion interactive et théâtrale autour de l’empathie et du droit de la personne handicapée.
Par Jean-Marc Roduit, professeur à la HES-SO Valais Santé & Social, et Marie-Christine Pasche, pour la Fondation Domus
En 2007, lors des Etats généraux organisés en Valais pour marquer les cinq ans de la HES-SO Valais Santé & Social, les institutions partenaires avaient signalé un certain éloignement de la haute école par rapport aux lieux de pratique professionnelle. « C’est vrai que nous avions consacré l’essentiel de notre effort à la mise en route de la Haute Ecole, la définition des programmes et leur conformité aux exigences HES. Nous avions alors pris l’engagement de réfléchir aux possibilités de travail en commun. Depuis lors, nous avons axé une partie de la formation en modules libres construits sur des projets choisis par les étudiant-e-s et basés sur une interaction entre question théorique et questionnement du terrain », rappelle Anne Jaquier Delaloye, directrice de la HES-SO Valais Santé & Social. « Cette proximité représente à la fois une responsabilité et une volonté car nous estimons que c’est au travers d’une conception et d’un travail conjoints que nous pouvons questionner ensemble la pratique et contribuer ainsi à son évolution. »
La première expérience valaisanne « Ecole et terrain » a été mise en place par les professeurs Jean-Marc Roduit et Emilio Pitarelli et par le directeur de la Fondation Domus, Philippe Besse, soucieux d’apporter ainsi une façon commune de promouvoir les nouvelles connaissances, à l’école comme en formation continue, des travailleurs sociaux et travailleuses sociales, d’adapter le contenu de l’enseignement aux nouvelles réalités du champ professionnel et de confronter les étudiant-e-s à la réalité d’une institution et de ses résident-e-s.
Etudiant-e-s, professionnel-les et résident-e-s
L’expérience conduite début mars 2012 entre la HES et la Fondation Domus est néanmoins une première, car elle s’est articulée autour d’une thématique, l’empathie, hors les murs de l’école et en intégrant des professionnel-le-s ainsi que des résident-e-s de l’institution à la réflexion.
Chaque étudiant-e a participé sur une base volontaire, ce qui renforce le succès de cette journée puisque 71 sur 76 élèves de 2e année ont choisi de se déplacer à Ardon. Les résident-e-s ont été choisis par les responsables de l’encadrement de l’institution en fonction de leurs capacités, et préparés par les éducateurs et les éducatrices qui les accompagnaient. « Les résident-e-s craignent le regard de l’autre, ils doivent donc être accompagnés, avant, pendant et après. Ce travail de mise en confiance est indispensable, tout comme le moment consacré au bilan de la journée. Finalement, tout s’est bien passé pour ces personnes et plusieurs d’entre elles ont souhaité participer aux activités interactives de l’après-midi, ce qui n’était pas prévu au départ. Les deux moments animés par le théâtre d’intervention ont été particulièrement riches pour tous, notamment pour les patient-e-s. Cela leur a donné l’occasion de voir des éducateur-trice-s capables de prendre leur place pour mieux les comprendre », souligne Philippe Besse, directeur de la Fondation Domus. « La journée a changé mon regard sur la relève, parfois trop influencé par le quotidien et certains problèmes rencontrés avec les stagiaires accueilli-e-s dans l’institution. » Une réponse rassurante pour des élèves préoccupés par l’impact que pouvait avoir leur visite en nombre sur les résident-e-s de l’institution. « Pour nous c’est vraiment un plus de sortir de l’école et d’avoir ce contact. Mais j’espère qu’ils ne se sentent pas envahis, ou observés », exprimait cette jeune fille à la pause café.
Qu’est-ce que le théâtre d’intervention ?
La journée « Ecole et terrain », en toute logique, n’a pas ressemblé à un cours ex cathedra. En matinée, les interventions des professionnel-le-s – Véronique Gaspoz, avocate et juriste, professeure à la HES-SO Valais Santé & Social, et Eric Bonvin, médecin chef des Institutions Psychiatriques du Valais Romand (IPVR) – ont été ponctuées par deux interventions du Théâtre Silex. Elles ont permis à l’auditoire de réagir et transformer le scénario de deux scènes de vie en institution qui ont questionné la relation soignant.e-soigné.e. Plusieurs pièges ont été mis en scène : non écoute, manque de temps, abus de pouvoir, etc. Jean-Marc Roduit, professeur à la HES et initiateur de la journée, a tenu à utiliser cet outil pédagogique et de supervision : « La mise en situation questionne et mobilise l’individu dans son ensemble. On quitte la théorie, on s’en libère, dès lors chacun peut observer ses propres réactions, c’est un guide d’introspection très utile pour questionner la pratique du métier. »
Ces deux intermèdes créatifs ont indéniablement été des moments forts de la journée où les participant-e-s sont sorti-e-s de leur rôle pour servir de manière ludique les enjeux pédagogiques du jour :
- intégrer les règles juridiques régissant la vie en institution ;
- réfléchir à l’autodétermination de l’usager, sa marge de manœuvre dans les choix qu’il opère, les limites de son pouvoir décisionnel ;
- questionner la position et la responsabilité du travailleur-se social-e dans sa relation d’altérité ;
- rendre compte des mécanismes invisibles de l’abus d’autorité ;
- valoriser l’empathie, la présence relationnelle et le partage des affects afin que le lien remplisse sa fonction réparatrice ;
- enfin, défendre une position éthique.
De la situation vécue aux questions éthiques
Le programme a été préparé à partir d’une quinzaine d’articles théoriques [1] distribués à l’avance aux élèves organisés par groupes de six. Ces articles traitent de questions fondamentales pour la pratique de leur futur métier d’éducateur ou d’éducatrice : l’empathie, la citoyenneté du patient, les relations avec les familles, l’écoute, le compromis, l’éthique, la violence institutionnelle. Le défi de l’après-midi, plus studieux, consistait pour chaque groupe auquel s’est adjoint un-e professionnel-le et un-e résident-e de la Fondation Domus, à produire un texte collectif d’une demi-page au moins, autour du thème abordé par leur article. Des consignes ont été données pour lancer l’exercice : partir d’une situation vécue par l’un-e des membres du groupe, en stage ou dans sa vie. La décrire, l’analyser, puis l’éclairer des éléments de la matinée ou de paroles d’expert-e-s extraites du texte reçu. Terminer par une conclusion en forme de « bonne pratique » ou de question. Ces articles ont été récoltés pour en faire un dossier, assortis d’un bref commentaire des professeurs.
Les organisateurs et les organisatrices l’ont déjà décidé, ils renouvelleront l’expérience l’an prochain. Du côté de la direction, Anne Jaquier Delaloye souscrit à cette opération, insistant sur son côté expérimental : « Chacun y poursuit ses propres objectifs conscients ou inconscients. Comme tous les bénéfices secondaires, ils valent la peine d’être identifiés et formalisés. Les participant-e-s réaliseraient ainsi qu’ils et elles sont sans doute très différents pour chaque partenaire. Nous pourrions par ailleurs penser à un bilan quelque temps après l’expérience, pour que chacun-e puisse réaliser et évaluer, en conscience, ce qu’apporte l’exercice au niveau personnel et dans une perspective professionnelle. »
Quelques citations des textes collectifs recueillis
« Bien souvent, lors de notre travail dans les structures sociales, les contraintes institutionnelles peuvent être un frein à une écoute et à une empathie adéquate.
Dès lors, comment associer l’écoute professionnelle et le cahier des charges du travailleur social ?
L’intentionnalité de l’institution fait-elle prévaloir les soins aux usagers (représentant un travail quantifiable en termes de temps) ou la qualité de l’écoute et la relation ? »
Nisha, Sandrine, Sabina, Benjamin, Jean-Paul, Prune
« Si l’index pointé de l’éducateur indiquant souvent une relation unilatérale, le tout accompagné d’une injonction quelconque est une image d’épinal de mise dans les représentations que le large public se fait du travail social, la notion de compromis apparaît comme fondamentale dans la relation éducateur-résident, en aval et en amont du fameux index pointé, que cela soit d’une part lors de l’élaboration des règles en équipe et d’autre part dans l’application desdites règles. »
Patricia, Ganaële, Cédric, Raphaël, Alexandre
« Cette situation nous montre la difficulté du travailleur social à articuler le pouvoir agir (mise en mouvement de l’action, autonomie) et le pouvoir être (valorisation de l’individu, personnalisation). Le texte sur ces deux figures du travail social démontre que celles-ci sont complémentaires. Bien qu’elles divergent, le travailleur social doit être conscient de leur importance et doit adapter son accompagnement par rapport à ces deux pôles. L’important est de garder à l’esprit les besoins de l’individu et l’intentionnalité des actes du travailleur social. »
Aurore, Morgane, Aurélie, Sabrina, Aline
« En conclusion, tout le travail du professionnel consiste à faire preuve d’empathie, de tolérance, d’écoute et de non-jugement afin de ne pas sombrer dans l’idée qu’il va sauver le monde. »
Joëlle, Maurane, Baptiste, Marlène
[1] Les articles utilisés lors de la journée « Ecole et terrain » HES-SO Valais et Fondation Domus :
- Pörtner Marlis, « L’approche centrée sur la personne dans le travail avec des personnes ayant des besoins spécifiques », Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2006/2 n° 4, p. 5-25. DOI : 10.3917/acp.004.0005. Article disponible en ligne.
- « La citoyenneté des malades mentaux » Rubrique Chercheurs de savoirs, in Revue Santé mentale, Amélie Perron, Inf., PhD, professeure adjointe École des sciences infirmières Faculté des sciences de la santé, Université d’Ottawa. Dave Holmes, Inf., PhD, professeur titulaire École des sciences infirmières, Faculté des sciences de la santé, Université d’Ottawa Canada.
- Cugno Alain, « L’essence du compromis », Études, 2006/5 Tome 404, p. 627-636. Article disponible en ligne.
- Ardoino Jacques, « L’écoute (de l’autre) », Nouvelle revue de psychosociologie, 2008/2 n° 6, p. 291-302. DOI : 10.3917/nrp.006.0291. Source.
- « Education à l’environnement et handicap », Bergerie nationale, 2009, Document téléchargeable en ligne.
- « L’empathie soignant-soigné », Serge Tisseron, in Revue Santé mentale, mai 2011.
- « L’estime de soi au quotidien », Christophe André, Médecin psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne et enseignant à l’université Paris-X. Auteur notamment, avec François Lelord, de L’Estime de soi, Odile Jacob, « Poches », 2002. Source.
- « Le questionnement éthique en psychiatrie » (Item 48). Pr Anne Danion-Grilliat, Service Psychothérapique pour Enfants et Adolescents - Hôpitaux Universitaires de Strasbourg. Faculté de Médecine de Strasbourg - MODULE 3 b - MATURATION ET VULNERABILITE - année 2006/2007.
- Soulet Marc-Henry, « De l’habilitation au maintien » Les deux figures contemporaines du travail social, Savoirs, 2008/3 n° 18, p. 33-44. DOI : 10.3917/savo.018.0033. Source.
- Fanget Frédéric, « De l’inhibition sociale à l’anxiété sociale », Le Journal des psychologues, 2007/1 n° 244, p. 24-28. DOI : 10.3917/jdp.244.0024. Source.
- « Le partenariat entre parents et professionnels dans l’évaluation du développement de l’enfant porteur de déficience », Nicolas Favez, Dr. Psych., psychopédagogue, Service Educatif Itinérant Genève (SEI), et Eric Métral, directeur du SEI (Astural).
- « Quand le travail tue… », Partie 1, Johanne Bussières, Thérapeute en relation d’aide psychologique et Coach de Vie.
- Santé mentale et travail social : questions « hors sujet » ? Une réflexion menée en intervision sur le thème santé mentale et travail social. Hugues-Olivier Hubert, responsable de la cellule Recherch’ et Form’Action de la FCSS et maître de conférence aux FUNDP et à l’ULB.
- « La violence institutionnelle ? Aller plus loin dans la question sociale ». Texte communiqué par Jacques PAIN, Professeur de sciences de l’éducation, Paris-X-Nanterre. Source.