Pour les personnes âgées, pensez réseaux !
Les services communaux ignorent souvent les multiples autres acteurs qui interviennent pour améliorer la vie quotidienne des personnes âgées. Afin de réussir un projet, il faut que tout le réseau se connaisse et se mobilise.
Par Christina Zweifel, docteure en géographie humaine, Université de Fribourg
Les politiques de la personne âgée ne concernent pas seulement les coûts de la santé et de la prévoyance. Elles recouvrent aussi l’habitat pour les seniors, les activités de temps libre ou l’intégration sociale. Pour comprendre ces politiques vécues dans les communes, une recherche [1] a étudié les pratiques, les services et les processus qui ont une influence sur la vie des seniors. Afin d’aller au-delà des débats menés par les politiciennes et les politiciens ou des bases légales concernant les retraités, la focale a été mise sur les réseaux d’acteurs et les relations entre acteurs professionnels et bénévoles impliqués dans les services dédiés aux personnes âgées.
Durant les trois ans de la recherche, 87 entretiens qualitatifs ont été conduits pour comprendre les réseaux, les processus de planification ainsi que les débats et décisions politiques dans onze communes suisses. Elles se situent toutes dans des cantons différents, trois en Suisse romande, sept en Suisse alémanique et une en Suisse italienne. La plus petite compte 290 habitants et la plus grande plus de 160’000. Quatre sont des communes de montagne et sept se situent en plaine [2]. Le but était d’étudier des communes « normales » et d’obtenir ainsi une vision de ce qui se fait, par qui et comment.
La richesse des réseaux d’acteurs
Il est clairement apparu que les réseaux d’acteurs de la politique de la personne âgée se caractérisent par de grandes différences entre les communes. Ces différences ne peuvent être expliquées uniquement par une différence de taille ou d’organisation cantonale. En fait, dans chaque commune, les réseaux émergent de façon spécifique, incluant des acteurs différents qui prennent des rôles différents. Dans une commune par exemple, c’est l’association des femmes (association femmes paysannes/ association des mères) qui figure au centre du réseau. Dans une autre ce sont les directeurs du service social qui jouent un rôle central et dans une troisième la directrice d’un EMS privé. Dans chacune des communes étudiées, même pour les plus petites, un minimum de dix acteurs a été identifié. L’activité de ces acteurs qui organisent des services pour aider les personnes âgées n’est pas toujours limitée au territoire communal, certains sont actifs dans une région ou dans le canton.
Cette grande diversité n’est souvent pas identifiée par les acteurs eux-mêmes. Les professionnels de la santé par exemple oublient souvent les personnes actives bénévolement qui jouent pourtant un rôle central dans le maintien à domicile (par exemple à travers des services de transports, de l’aide pour les courses ou encore des services repas). Les professionnels d’autres domaines que celui de la santé, comme Pro Senectute ou d’autres associations actives dans l’intégration sociale des aînés, sont également souvent oubliés. Il apparaît aussi que les autorités communales sont considérées comme un seul acteur, alors que les différentes instances (services sociaux, conseiller communal responsable de la santé, services financiers, etc.) se caractérisent souvent par des buts, des idées et des rôles différents.
Notons aussi que le rôle respectif de chaque acteur se développe avec le temps et en relation avec les autres. Un acteur central durant plusieurs années peut devenir peu important et inversement. De cette façon, un club de jass de seniors s’est retrouvé à la base de la création d’une coopérative responsable de quarante appartements adaptés pour seniors. Dans un réseau communal, les acteurs et leurs rôles ne peuvent pas être définis à l’avance ou de l’extérieur. L’analyse de ses relations particulières doit absolument être intégrée dans la planification d’un projet par chaque commune. Car chaque commune possède une situation initiale, un environnement et des possibilités spécifiques qui va développer un réseau unique d’acteurs multiples.
Les préalables à une planification de projet
Planifier, conceptualiser et réaliser des projets dans de tels réseaux représente un défi pour tous les acteurs concernés. Qu’il s’agisse de rénover un EMS, de construire des appartements adaptés ou de lancer une campagne de prévention contre les chutes, il importe de comprendre le réseau et d’intégrer les différentes compréhensions du système et les visions du monde qu’elles supposent. Prenons l’idée de « ageing in place » (vieillir sur place). Elle est mobilisée dans de nombreux domaines mais n’a souvent pas la même signification pour tous les acteurs. Dans une commune par exemple, la responsable des soins à domicile et le conseiller communal responsable du projet estimaient que cette formule signifiait « vieillir à la maison » et la commune devait donc améliorer les soins à domicile. Pour le groupe de personnes âgées intégré au projet participatif, la formule « ageing in place » signifiait devenir vieux dans le village et la commune devait donc construire un EMS ou des appartements de soins. Ces différences n’ont pas été repérées et ont finalement mené à l’abandon du projet.
La planification n’est pas un processus linéaire dans lequel il existerait une phase de conception puis une phase de réalisation. Elle suit un processus d’apprentissage pour tous les acteurs concernés. Au fil du temps, le projet change, les priorités se modifient et des acteurs prennent de l’importance alors que d’autres en perdent. Prenons le cas d’un village qui projetait une dizaine d’appartements en périphérie. Avec le temps, par l’intégration de différents acteurs ainsi qu’à travers de multiples débats lors de l’assemblée villageoise ou lors de discussion avec les représentants d’une grande coopérative immobilière, le projet s’est modifié pour finir par comporter quarante appartements au centre du village, dont vingt pour des personnes âgées. Il intégrait de plus une crèche, un centre de rencontre pour les jeunes et la centrale des soins à domicile de la région. Un tel projet ne peut être planifié uniquement depuis le haut (canton), depuis le bas (habitants, associations) ou depuis l’extérieur (entreprises). Le processus de planification est caractérisé par une circulation d’idées, de stratégies, de possibilités et de ressources entre tous les niveaux et tous les acteurs qui modifient les plans au fur et à mesure.
La politique de la personne âgée est caractérisée par la multitude de thèmes et donc d’acteurs qui l’influence. Chaque groupe d’acteurs (acteurs de la santé, de l’intégration sociale, du maintien à domicile) crée un centre différent du réseau. Les réseaux d’acteurs possèdent et appliquent leur pouvoir de façon différente. Les processus de planification sont influencés par cette polycentricité et les instruments utilisés pour la planification doivent y être adaptés. Même si les facteurs comme l’environnement ou les conditions cadres cantonales importent, l’identification des acteurs spécifiques, de leurs priorités particulières et de leurs caractéristiques uniques devient primordiale.
La planification dans le contexte de réseaux complexe d’acteurs se doit donc d’être pensée non uniquement par rapport au produit final (EMS rénové, appartements adaptés ou outils de prévention), mais surtout par rapport au processus de planification et d’apprentissage des acteurs tout au long de la réalisation du projet. Ainsi la planification, comme processus, devient centrale et le produit final peut se voir modifié en fonction des changements de priorité, d’acteurs ou de rôles.
Qui fait de la politique de la personne âgée ?
Dans les villages et même dans les villes, la politique communale de la personne âgée n’est souvent pas « politique » dans le sens où elle suscite peu de grands débats, d’interventions politiques ou de décisions parlementaires. Toutefois, si l’on élargit la compréhension de cette « politique » à tous les services et à tout ce qui influence et qui concerne la vie des personnes âgée dans la commune, alors on découvre dans chacune des onze communes étudiées un champ actif et très intéressant de politiques de la personne âgée. Car pendant que les acteurs professionnels (tant dans le domaine de la santé que dans les activités sociales) organisent le champ par leurs services et leurs projets, les seniors s’activent eux aussi. Dans les études de cas réalisées, cet engagement a lieu au nom d’une association, d’une église, d’un club de marche ou d’un groupe de femmes et n’est pas exclusivement destiné aux personnes âgées.
Afin de comprendre les processus et projets qui améliorent la vie des seniors dans les communes, il est indispensable de considérer cette multitude d’activités et d’engagements, sans schémas prédéfinis, mais en se concentrant sur les fonctionnements spécifiques de tous les acteurs qui agissent en collaboration ou en parallèle.
Au fil de notre recherche, de nombreuses personnes rencontrées ont affirmé : « Nous ne faisons pas de politique de la personne âgée. » Pourtant, une perspective élargie du champ de la « politique de la personne âgée » permet de dépasser une définition par les services organisés par les autorités communales, les acteurs publics ou les acteurs du système de la santé uniquement. Elle permet de prendre en compte la multitude de services et d’activités proposés au public âgé et de tenir compte ainsi de pratiques innovantes et d’interrelations mouvantes. Cette approche permet également de redéfinir les possibilités et tâches de chaque acteur dans le réseau. Un principe tel que « l’ambulatoire avant le stationnaire » ne peut être mis en pratique par les seules autorités communales et les infirmières à domicile. C’est au contraire tous les acteurs qui le rendent possible à travers des transports, des repas à domiciles ou d’autres activités. Ainsi les ressources, les possibilités et les capacités d’innovation d’un réseau entier peuvent être mobilisées pour fournir le soutien nécessaire aux personnes âgées.
[1] Ce résumé présente les résultats principaux de la thèse de doctorat : « Les politiques de la personne âgée dans les communes suisses. Réseaux, Planification et Tâches politiques » (Titre original : « Alterspolitik in Schweizer Gemeinden. Netzwerke, politische Aufgaben und Planungspraktiken »), Christina Zweifel, Unité de Géographie, Université de Fribourg, 2013, 198 pages.
[2] Les onze communes étudiées ont été choisies pour représenter la plus grande diversité. Grâce à cette diversité, les résultats élaborés montrent différentes façons de définir les tâches et responsabilités dans le domaine. Les communes ont été choisies de manière statistique, sans intention de montrer des communes exemplaires (best practice).