Nourrir durablement, un projet pilote à Sion
© Unsplash+
Une association qui propose des repas à prix modeste à la population précaire du Valais souhaite modifier son système d’aide alimentaire en recourant davantage aux produits locaux. Une évolution qui soulève des défis.
Par Marie Lequet, collaboratrice scientifique, et Marion Repetti, professeure ordinaire, Haute école et École supérieure de Travail social (HESTS), HES-SO Valais/Wallis, Sierre
Fondé en 1997, l’Accueil Hôtel-Dieu est le plus grand accueil communautaire bas-seuil du canton du Valais. L’association, qui s’inscrit dans une mouvance catholique[1], propose de l’écoute, une orientation sociale, des activités et un repas quotidien à toutes les personnes qui le souhaitent, indépendamment de leurs moyens financiers ou de leurs convictions religieuses.
Dans ce centre ouvert cinq jours par semaine, entre 50 et 70 repas de midi, destinés à la population en situation de précarité du Valais central[1], sont préparés chaque jour. Les personnes paient une contribution de cinq francs pour leur dîner lorsqu’elles le peuvent, alors que celles qui n’en ont pas les moyens ont la possibilité d’être nourries gratuitement. La préparation des menus repose sur la collecte d’invendus et le travail d’une soixantaine de bénévoles, encadré∙e·s par une maîtresse socio-professionnelle. Il s’agit principalement de retraité·e·s qui y trouvent un espace de participation sociale et d’engagement, ou de personnes issues de la migration éloignées du marché de l’emploi.
Les repas sont servis dans le café-restaurant social de l’Accueil Hôtel-Dieu, le Verso L’Alto, lequel est ouvert à toute personne, en situation de précarité ou non. Les responsables, bénévoles, client·e·s « ordinaires » et bénéficiaires du soutien de l’Accueil partagent le lieu et parfois mangent à la même table. Les responsables souhaitent, à travers ce modèle, favoriser la mixité sociale, contribuer à un certain brouillage des statuts sociaux, et offrir un accueil inclusif. Il s’agit ainsi de se distancer d’une vision charitable de l’aide reposant sur un rapport de pouvoir inégal entre aidant·e et aidé·e et risquant de stigmatiser certains groupes[2]. Aussi, la dynamique du café-restaurant représente une « normalité » qui favorise un sentiment d’intégration sociale [3] et offre aux individus l’opportunité d’occuper un espace n’exposant pas publiquement la précarité de leur situation[4].
Vers une transition durable de l’aide alimentaire
Pour proposer des repas de midi à cinq francs, l’Accueil Hôtel-Dieu s’approvisionne donc principalement en récoltant les invendus auprès des enseignes de la grande distribution et des centrales d’aide alimentaire comme Tables du Rhône et Emmaüs. Si ce système offre un accès à une nourriture gratuite, il pose néanmoins des questions éthiques et pratiques. D’une part, « nourrir les pauvres avec des restes », pour reprendre les termes de l’une des membres de l’association, comprend le risque d’assigner ces populations à une alimentation de seconde main, dont on ne choisit jamais les denrées, tout en permettant aux plus privilégié·e·s et aux entreprises de distribution de se donner bonne conscience[5].
D’autre part, les politiques anti-gaspillage se multiplient chez les distributeurs qui cherchent à limiter au maximum les invendus de leur chaîne de magasin [6]. Par conséquent, il devient plus difficile pour l’association de s’approvisionner en nourriture variée, de bonne qualité, et en quantité suffisante, un constat partagé ailleurs en Suisse[7]. Cette diminution des denrées à disposition s’avère problématique : dans le contexte de crises actuel, marqué tant par l’ère post-pandémique que par l’inflation résultant des tensions géopolitiques mondiales, l’association se trouve face à une hausse de la demande de nourriture.
Ainsi, les responsables de l’Accueil Hôtel-Dieu souhaitent réduire leur dépendance aux invendus du système agroalimentaire et mieux assurer la pérennité de leur système en recourant davantage aux produits locaux. Pour l’heure, l’association fait en effet peu appel à la production locale, bien qu’il existe des opportunités d’accéder à des produits régionaux de bonne qualité et variés dans le canton du Valais. S’engager dans une telle démarche comporte cependant un défi financier car les aliments ne seraient alors plus systématiquement gratuits. La transition vers un système plus local et durable pourrait donc engendrer des coûts supplémentaires.
À travers ce projet, l’association souhaite cependant répondre aux lacunes de son système d’aide alimentaire actuel afin de continuer à assurer la préparation des repas, tout en adoptant des pratiques plus écologiques grâce aux produits locaux et de saison[2]. Changer de système alimentaire permettrait également de répondre aux enjeux d’éthique, de santé et de droit à une alimentation adéquate, tels que définis par l’ONU[8].
Cette initiative fait l’objet d’un projet-pilote [9] en cours de réalisation, mené par l’Accueil Hôtel-Dieu, en collaboration avec une équipe de recherche de la HES-SO Valais-Wallis qui en assure l’accompagnement scientifique. Débuté en mai 2023, il s’inscrit dans une méthode de recherche partenariale [10] et se déroule en quatre étapes. La première mobilise des outils ethnographiques (observation participante, entretiens spontanés et formels) et vise à clarifier les objectifs, les ressources, les besoins et les partenaires à disposition. La deuxième ambitionne de monitorer la mise en œuvre concrète du projet-pilote, d’identifier les démarches à entreprendre et les obstacles éventuels. La troisième évaluera le projet-pilote en identifiant les réussites et les difficultés, alors que la dernière étape utilisera l’ensemble des données récoltées pour élaborer une méthodologie d’innovation et de transfert de connaissance. Celle-ci prendra la forme d’un protocole qui sera accessible à d’autres organisations similaires à l’Accueil Hôtel-Dieu voulant s’engager dans une démarche de transition durable de leur système alimentaire.
Restructurer le travail bénévole
Au moment de l’écriture de cet article, la première phase du projet-pilote consacrée à la clarification des objectifs est terminée et a permis d’identifier des premières pistes.
Tout d’abord, le projet implique la création d’un réseau de partenaires locaux plus diversifié. Cela nécessite une connaissance fine du tissu agricole régional et une clarification des besoins de l’Accueil Hôtel-Dieu, afin de cibler le type de partenariat désiré. Différentes options sont étudiées, notamment la possibilité d’exploiter une portion de champs que des paysan·ne·s mettraient à disposition de l’association pour y développer un jardin d’insertion. Il serait également envisageable de récolter des fruits et légumes non-exploitables que les agriculteur·trices accepteraient de donner ou vendre à bas prix à l’Accueil Hôtel-Dieu.
Ce type de pistes requiert une réorganisation fondamentale de la collecte alimentaire, comprenant notamment la restructuration du travail bénévole, plus flexible et davantage organisé en fonction des saisons, pour l’adapter à la planification des récoltes. Des ressources humaines supplémentaires s’avéreraient également nécessaires, ainsi que des compétences solides en agriculture et en transformation des denrées. Des moyens logistiques, tels que des espaces de travail et de stockage, sont aussi indispensables à la gestion des récoltes et à leur transformation.
Prendre soin, valoriser, reconstruire
La création d’un jardin d’insertion ou d’ateliers de conditionnement pourrait être bénéfique tant pour l’objectif de transition vers un système d’alimentation durable, que pour les bénévoles et les populations fréquentant l’Accueil Hôtel-Dieu. Premièrement, le travail bénévole au sein de l’association repose sur la mise à profit des compétences de chacun·e. Cela nécessite de soutenir et valoriser les compétences individuelles, ce qui peut contribuer à fidéliser et à stabiliser les ressources humaines, et, dès lors, à assurer la durabilité du système.
Deuxièmement, travailler des denrées de qualité participe à la reconstruction des participant·e·s et à la valorisation de leur activité. Enfin, la nourriture n’est pas considérée comme un simple bien de consommation qui sert à « nourrir » celles et ceux qui ont faim, mais comme un « bien social » qui doit être accessible à tou·tes. Cette approche repose sur le principe du respect de la dignité humaine et considère le droit à une nourriture locale, variée et de qualité comme condition pour la promotion de la santé physique et mentale de tout être humain.
[1] L’association regroupe les paroisses catholiques et réformées de Sion, l'Église évangélique réformée du Valais et la communauté Emmaüs.
[2] Plus globalement, l’initiative de l’Accueil Hôtel Dieu s’inscrit dans le cadre de préoccupations actuelles de l’Église catholique en matière de durabilité et de transition énergétique, notamment la démarche durable prescrite par le mouvement religieux écologique EcoEglise, lancé en 2016 au Royaume-Uni.
Références
- [1] Accueil Hôtel-Dieu. (2022). Rapport d’activité.
- [2] Bacqué, M.-H., & Biewener, C. (2013). L’Empowerment, une pratique émancipatrice. Paris, France : La Découverte.
- [3] Allen, L. O’Connor, J., Amezdroz, E., Bucello, P., Mitchell, H., Thomas, A., Kleve, S., Bernardi, A., Wallis, L. & Palermo, C. (2014). Impact of the Social Café Meals program: a qualitative investigation. Australian Journal of Primary Health, 20, 79-84.
- [4] Ossipow, L., Counilh, A. L., & Cerf, A. (2022). Droit à l’alimentation et aide alimentaire : quelles leçons tirer de la pandémie ? In E. Rosenstein & S. Mimouni (Éds.), COVID-19 : Les politiques sociales à l’épreuve de la pandémie (pp. 125-139). Zurich, Suisse : Seismo.
- [5] Paturel, D. & Ramel, M. (2017). Éthique du care et démocratie alimentaire : les enjeux du droit à une alimentation durable. Revue française d'éthique appliquée, 4, 49-60; Dominguez-Whitehead, Y. (2017). Conceptualising food research in higher education as a matter of social justice: philosophical, methodological, and ethical considerations. Cambridge Journal of Education, 47(4), 551-565.
- [6] Vizinger, T. & Žerovnik, J. (2019). A stochastic model for better planning of product flow in retail supply chains. Journal of the Operational Research Society, 70(11), 1900-1914.
- [7] Ossipow, L., & Cuénod, B. (2019). Banques alimentaires et right to food en Suisse : Entre conformité et points de vue critiques. Revue des Sciences Sociales, 61, 36-43.
- [8] Office of the High Commissioner for Human Rights. (2010). The Right to Adequate Food, Fact Sheet n°34.
- [9] Nourrir durablement / Feed Sustainably (FeedS). Projet financé par la Société suisse d’utilité publique (SSUP) et mené par Marion Repetti (HES-SO Valais/Wallis), Marie Lequet (HES-SO Valais/Wallis), Sonia Nunes (Accueil Hôtel-Dieu), Joëlle Carron (Accueil Hôtel-Dieu), Alexandre Santos Mella (HES-SO Valais/Wallis), Marc Sermier (Accueil Hôtel-Dieu) et Philippe Proz (Accueil Hôtel-Dieu).
- [10] Audoux, C. & Gillet, A. (2011). Recherche partenariale et co-construction de savoirs entre chercheurs et acteurs : l’épreuve de la traduction. Revue Interventions économiques [En ligne], 43 | mis en ligne le 01 mai 2011, consulté le 21 août 2023.
Lire également :
- Wafa Badran-Amstutz, Andrea Lutz, Karin Zürcher, «Alimentation saine et inégalités sociales de santé», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 30 novembre 2020
Cet article appartient au dossier Durabilité
Votre avis nous intéresse
Comment citer cet article ?
Marie Lequet et Marion Repetti, «Nourrir durablement, un projet pilote à Sion», REISO, Revue d'information sociale, publié le 6 novembre 2023, https://www.reiso.org/document/11563